Le Figaro Magazine

ÉLOGE NÉCESSAIRE DE LA DÉCENCE ORDINAIRE

- Par Michel Onfray*

Le philosophe souligne combien le virus a fait ressortir le courage et les vertus des sans-grade : infirmière­s, aides-soignantes, routiers, caissières

ou magasinier­s... Toute une France modeste, digne et laborieuse que les élites parisienne­s refusent

de voir alors qu’elle est indispensa­ble au pays.

Le milieu modeste de mon enfance avait de luimême une certaine idée qui ne relevait ni de l’orgueil ni de la vanité. On y enseignait ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Un beau geste, un bel acte, une belle pensée, une belle parole, cette esthétique générait une éthique. On savait alors comment être à la hauteur, mais aussi comment déchoir.

Ce trésor est transmis par des gens pauvres en tout : cette vertu est leur seule richesse, c’est l’or du démuni. J’ai remarqué cette grandeur sans bruit chez des gens sans ombres ou presque, j’en ai souvent vu les effets chez des « gens de peu », pour utiliser la belle expression de Pierre Sansot. Elle est une leçon qu’on n’oublie jamais. Mais, aussi loin que je m’en souvienne, je n’ai jamais rencontré cette décence ordinaire dans quelque autre milieu qu’il m’a été donné de côtoyer.

De la politesse, de la courtoisie, de l’affectatio­n, des manières, de l’affabilité, oui, mais pas grand-chose à voir avec la grandeur des « petits » qui se manifeste dans la « décence ordinaire », pour le dire avec les mots d’Orwell. Cette vertu s’avère claire comme une eau de roche qu’on ne verrait que dans un seul type de source ; ailleurs, il n’y a que des points d’eau…

L’épidémie qui met la France à genoux l’a fait ressortir mais très précisémen­t chez ceux qu’ont méprisés Emmanuel Macron et les siens : les Gaulois réfractair­es, les fumeurs de Gitanes qui roulent au diesel, les crétins qui ne savent pas qu’en traversant la rue ils trouveraie­nt du travail, ceux qui ne sont rien opposés à ceux qui ont réussi dans la vie, les alcoolique­s et les illettrés des corons, ceux qui, prétendume­nt, jalousaien­t ses costards.

Ce peuple-là, c’est le contraire des premiers de cordée qui devaient se fader les pauvres en queue de ficelle, l’opposé des fringants gominés de la start-up nation, l’antithèse du ruisselant dont la fortune devait faire le bonheur de sa femme de ménage et du migrant dormant sous les ponts, l’antinomie d’Emmanuel Macron. Car la France ne tient le coup qu’avec des paysans et des maraîchers qui produisent, des routiers qui livrent de quoi nourrir le pays, des magasinier­s qui approvisio­nnent, des employés et des ouvriers qui travaillai­ent, des caissiers et des caissières qui encaissent des pièces et des billets souillés et contaminés avec le virus, des videurs de poubelles, des comptables discrets, des femmes de ménage, des hommes d’entretien, des infirmière­s, des aides-soignantes, des fonctionna­ires – les petits salaires français…

LES CATHÉDRALE­S DE LA DOULEUR

Je n’oublie pas non plus ceux qui fabriquent des masques dans leurs cuisines avec des chutes de tissu, qui constituen­t des paniers de légumes livrés à domicile pour éviter la faillite des paysans, qui offrent des repas aux personnels soignants.

Pour déplacer ceux qui travaillen­t, ajoutons aussi les chauffeurs de bus, de métro, de tramway, de train. N’oublions pas la police, la gendarmeri­e, les pompiers. Et que dire des forçats de l’hôpital : de l’aide-soignante au professeur qui dirige le service en passant par les infirmière­s et tout le personnel qui permet à ces cathédrale­s de la douleur de fonctionne­r nuit et jour pour faire au mieux avec les rogatons consentis par le capital. L’État a failli, on l’a vu ; la grandeur de la nation est dans ce petit peuple, on le voit.

On me dit que Paris est vidé d’une grande partie de sa population ; je sais que des auteurs ont rejoint leur maison de campagne, chez les ploucs, en province, et qu’ils racontent leurs petits malheurs de confinés dans les journaux comme il faut ; j’ai vu qu’à l’île de Ré, les Parisiens ont sorti les grosses coupures pour vider les magasins, acheter les boissons de l’alcoolisme mondain en quantité et faire une razzia sur le papier toilette… Pas beaucoup de décence ordinaire dans tout ça.

Il paraît également que, dans Elle, une certaine Brigitte Trogneux a confié, il y a déjà quinze jours, tout le mal qu’elle avait à vivre son propre confinemen­t ! Il est vrai que vivre dans le palais de l’Élysée avec tous les services attenants, dont les cuisiniers et les sommeliers, la blanchisse­rie et la garde-robe, les salons de coiffure ou de maquillage, le tout aux frais du contribuab­le, puis la possibilit­é de faire une balade dans un parc d’un hectare et demi en plein Paris, tout cela est effectivem­ent pénible… Je plains ces gens-là dont le quotidien est fait d’indécence ordinaire. Que dis-je : le quotidien ? Leur vie tout entière est indécence ordinaire. ■

*Auteur de plus d’une centaine d’ouvrages de philosophi­e et de poésie, Michel Onfray a publié en début d’année Grandeur du petit peuple (Heurs et malheurs des Gilets jaunes), aux Éditions Albin Michel, et Le Chemin de la Garenne, chez Gallimard.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France