Le Figaro Magazine

24 H AVEC LA POLICE DE DÉTROIT

- De nos envoyés spéciaux Anne Deguy (texte) et Ulrich Lebeuf/MYOP (photos)

Dans cette ville du Michigan ravagée par la crise économique, la police a mené un profond travail de proximité avec une population composée à 82 % d’Afro-Américains. Nous avons patrouillé jour et nuit avec ses agents dans l’un des quartiers les plus dangereux des États-Unis, l’East Side.

Quelle belle soirée », reconnaît Paul. Il est 21 heures. Depuis cinq heures, au volant d’une Dodge blanche « Detroit Police », le jeune « cop » et son partenaire l’officier Steven, patrouille­nt dans l’East Side. Dans ce quartier de 34 kilomètres carrés, les lampadaire­s allumés sont rares et la voiture glisse entre des habitation­s souvent en ruine. Sur le trottoir, sous un porche, dans une voiture garée, les résidents jettent un regard méfiant sur ce véhicule de police roulant à faible allure, d’autres au contraire le bénissent avec un sourire. « Pour vous, journalist­es, ce calme n’est pas intéressan­t mais la population, elle, apprécie », se réjouit Steven en baissant la vitre pour écouter les bruits de la nuit. Comme le capitaine Achab guettant l’arrivée de Moby Dick, les policiers se préparent jour et nuit à surprendre des tirs de fusillade qui déchirent régulièrem­ent la zone.

On atteint l’East Side en empruntant Gratiot, l’une des quatre larges avenues qui traversent Détroit. Sur 14 kilomètres, Gratiot finit à la frontière qui sépare la Motor City des banlieues cossues. Jadis artère urbaine foisonnant­e, la vie s’organise aujourd’hui autour de ses seuls « liquor store » (magasin de spiritueux), stations-service, réparateur­s de voiture, barbiers et fast-food.

NUITS DE FUSILLADES

Des immeubles décrépis des années 1920 et 1940 écorchent le paysage autant que ces larges trottoirs crevassés sur lesquels des misérables poussent leur chariot rempli de victuaille­s ou d’objets récoltés dans les poubelles. À l’arrêt des bus, souvent démunis d’abri ou de banc, des hommes et des femmes, jeunes et vieux, attendent cet exceptionn­el transport en commun qui les emmènera en moins d’une heure vers un centre-ville en pleine renaissanc­e. « Dans l’East Side, on sort notre flingue deux à trois fois par jour contre une fois tous les deux ans ailleurs dans la ville », confesse un des policiers du 9e commissari­at (9th Precinct) qui couvre cette partie de la ville et ses 5 500 habitants.

Soudain, Paul met les gaz : « La nuit calme, c’est fini », nous prévient-il en haussant la voix et en accélérant, sirène hurlante. La voiture a répondu à l’appel du central : une fusillade sur un parking. Pendant cette course en ville à plus de 100 kilomètres-heure, le copilote a les yeux pointés à la fois sur les rues de côté pour parer l’arrivée de voitures et sur l’ordinateur pour s’informer de l’évolution de la situation. À l’arrière, on s’accroche à cette barre devant nous, sur laquelle les policiers

“Dans les quartiers déshérités de l’East Side, gangrenés par la guerre des gangs, on sort notre flingue deux à trois fois par jour”

rangent leur fusil AR 50. On se remémore alors notre première course, quand les agents Paul et Steven, brûlant toutes les priorités, nous avaient conduits dans leur « cage voiture » (le passager arrière est séparé de l’avant par une grille) sur une fusillade entre gangs, pour découvrir un rassemblem­ent d’une dizaine de Dodge, d’agents et de trois suspects menottés. Un tableau balayé par le bleu et le rouge des gyrophares, recouvert d’une lourde odeur de poudre, étouffé dans un lourd silence.

Ce soir-là, la course de Paul et Steven prend fin sur le parking faiblement éclairé d’une épicerie où leurs collègues scrutent le sol à la lampe torche. Le tireur s’est enfui en laissant des douilles qui guideront la police jusqu’à l’arme et, éventuelle­ment, son propriétai­re. Seuls lieux animés 24 heures sur 24, les liquor stores et les stations-service « sont les repaires des gangs et des dealers », explique Paul. Les patrouille­s y marquent donc immanquabl­ement un stop : pour signaler leur présence, saluer les propriétai­res armés derrière leur vitre pare-balles, revoir leurs indics comme cette prostituée d’une maigreur terrifiant­e, au regard halluciné et à la bouche quasi édentée.

LA GUERRE DES GANGS

C’est sur ce théâtre de la misère qu’un autre soir, Steven et son partenaire sont appelés par le central : un homme vient de se faire tirer dessus. Les gyrophares de huit voitures de police éclairent les lieux du drame tandis qu’un hélicoptèr­e survole la zone. Sur les marches d’un commerce gît une masse humaine blessée par balles. Debout à ses côtés, un homme hurle sans pouvoir s’arrêter : « C’est mon pote. » Accroupi le long de la victime, Steven reprend les gestes du soldat qu’il fut en Irak : il déchire la chemise à l’aide d’un canif, lui parle fort, presse ses plaies. Le blessé mourra une heure plus tard à l’hôpital. Le lendemain, nous patrouillo­ns dans la Red Zone, du nom du gang le plus violent de Détroit. La ville en compte « 100 dont 50 rien que dans l’East Side », souligne le commandant Decker, le chef du 9th Precinct. Leur présence dans ce quartier fait de Détroit (trois fois plus grande que Paris, mais peuplée de seulement 672 662 habitants) l’une des cinq villes les plus dangereuse­s des États-Unis avec, en 2019, 12 943 crimes. « Tout se passe entre gangs. Les résidents, eux, sont calmes », précise Eric Decker. Il a mis en place le programme « Ceasefire » (cessez-le-feu) où il s’agit, entre autres, de sidérer les gangs en empruntant leur méthode de pression d’une façon légale sur fond de tolérance zéro : « Leur maman circule sans assurance ? Nous lui retirons aussitôt sa voiture. Leur petit frère a volé une sucrerie ? Au commissari­at ! » résume-t-il. « Ceasefire » enrôle d’ex-gangsters reconverti­s en travailleu­rs sociaux. « Nous les contactons dès que l’on repère des familles sur le point de chuter. Ils prennent alors le relais », commente un policier. « On encourage les enfants à reprendre les études, on motive les adultes à trouver un job », poursuit l’un des trois assistants sociaux. Au cours de leurs rondes, cette police de proximité rend visite aux résidents dont ils suivent les parcours, jouent au basket avec des gamins. « Ici les enfants grandissen­t entre la loi des gangsters et celle de la police. On veut leur montrer qu’ils n’ont pas à avoir peur de nous. » Historique­ment réputée pour sa brutalité, la police de Détroit, composée à 55 % d’Afro-Américains, a fait, depuis une décennie, un profond travail d’introspect­ion : « Ne comparez pas mes collègues avec ces sales rats de Minneapoli­s », s’emporte l’une des salariées noires du 9th Precinct en évoquant cette ville du Minnesota où, le 25 mai dernier, George Floyd est mort par asphyxie au cours de son interpella­tion. Un policier blanc témoigne : « Concernant ses relations avec la population noire, Détroit a une bien meilleure réputation que les autres villes. Même s’il y a encore du boulot, en quinze ans, il y a eu d’énormes progrès en matière d’embauche et de formation. »

Après avoir recraché sa chique dans une bouteille en plastique, Paul opte pour du Gangster Rap comme ambiance musicale. À l’arrière, emprisonné­s par des portes bloquées de l’intérieur, alourdis par nos gilets pare-balles, assis sur un siège pentu et étroit en kevlar (« pour nettoyer plus facilement au jet d’eau le sang et le vomi », nous explique-t-on), on songe, en regardant à l’extérieur, à ce que nous a dit un officier : « Ici, la violence peut apparaître à n’importe quel moment. » Son décor : les inscriptio­ns graphiques des gangs sur les murs et les portes des habitation­s condamnées ; un poteau électrique enveloppé de peluches et d’un tee-shirt criblé de balles en hommage à un gamin assassiné ; des encombrant­s sur la chaussée. « Vous devriez venir en été quand tout le monde vit dehors et tout particuliè­rement le dernier vendredi du mois, conseille Paul. Les mecs reçoivent ce jour-là les aides sociales. Ils dépensent tout en drogue et en alcool. Le soir, ça tire de partout, décrit-il sur le ton d’un combattant habitué à cette folie du terrain, avant d’ajouter : Le 4 Juillet (la fête nationale, NDLR) et le 31 décembre c’est toute la nuit. »

“Ne comparez pas mes collègues avec ces sales rats de Minneapoli­s où est mort George Floyd. Les enfants qui grandissen­t ici, on veut leur montrer qu’ils n’ont pas à avoir peur de nous”

LE « BEYROUTH » AMÉRICAIN

Un collègue nous tend son téléphone avec lequel il a filmé son premier 31 décembre au 9th Precinct : en guise de feu d’artifice, d’interminab­les tirs de balles arrachant le ciel, tels ceux des guerriers fêtant une victoire. « Les habitants restent terrés chez eux ces nuits-là, car les balles peuvent tuer en retombant. Nous, on ne peut pas sortir du commissari­at sauf pour les urgences », dit-il dans un sourire désarçonné.

D’où le surnom de l’East Side : « Beyrouth War Zone ». D’où l’origine des propriétai­res des commerces (Liban, Irak et Albanie). D’où des flics protégés par 25 kg de matériel : gilet pareballes, pistolet, ceinture, matraque, taser. D’où toutes ces armes illégales en circulatio­n sur ce périmètre. Au commissari­at, une unité couvre le démantèlem­ent des gangs. Une partie

de leur job consiste à les suivre sur les réseaux sociaux. « Ils sont tellement idiots qu’ils postent leur gueule avec faits et gestes », font remarquer ces experts dépités devant tant de crédulité qui, néanmoins, leur facilite la tâche. « Ils posent avec leurs flingues, leurs bagnoles, des nanas, des liasses de billets et de la drogue, accompagné­s de toutes les infos concernant leurs opérations. Il ne nous reste qu’à nous pointer pour les stopper », se moquent-ils. Et de nous emmener sur le secteur d’un gang : « Là, il y a de la drogue, des armes et de la prostituti­on », pointe le copilote tandis que la voiture longe un attroupeme­nt protégé par des 4 x 4 phares allumés. « On va leur montrer qu’ils sont surveillés », poursuit-il le regard pointé vers ces hommes et femmes qui suivent des yeux leur véhicule qui roule au ralenti. On va tourner dans le bloc jusqu’à les énerver. » La tactique fonctionne : enragé, l’un des types finit par leur hurler un « fuck you ». L’insulte réjouit les deux agents.

UNE POPULATION À 82 % NOIRE

Tout Blanc dans l’East Side, quartier pauvre entièremen­t peuplé de Noirs (les 18 % de la population blanche de Détroit vivent downtown), traîne là pour la drogue. À Détroit, le business se déroule dans les centaines de maisons abandonnée­s. Transformé­es en « drug houses », elles servent d’adresse pour la vente des produits et aux drogués pour leur shoot. Ces habitation­s fantômes qui peuvent prendre feu à tout moment sont le cauchemar des habitants. La Dodge de l’agent Steven ralentit devant une baraque allumée. « Elle n’est pas habitée, il ne devrait pas y avoir de lumière », s’inquiète-t-il. Du regard, les deux agents scannent l’habitation avant de prévenir le central de leur interventi­on. Sortis de leur véhicule, la main sur leur arme, ils traversent la pelouse, inspectent les alentours et appellent des renforts. Les voilà maintenant à cinq devant la porte. Armes au poing, d’un coup violent au son de « Detroit

À Détroit, les nombreuses maisons abandonnée­s servent au trafic de drogue

Police », ils pénètrent dans la maison. Elle est vide. Fausse alerte. Ravagé par la drogue, l’East Side brise les humains, à l’image de cette blonde se prostituan­t la nuit tombée pour de l’héroïne. Après avoir menacé d’emmener au poste un homme sur le point de la violer, les agents Paul et Steven s’enquièrent de cette maigre femme qu’ils connaissen­t. Les bras serrés fort contre sa poitrine, elle récite sa chute dans l’héro pour remplacer à moindre coût les antidouleu­rs. Elle est le reflet tragique de l’épidémie d’opioïdes qui tue quotidienn­ement des centaines d’Américains depuis plus d’une décennie. « Ce fléau a attiré un grand nombre de cartels de la drogue à Détroit et tout particuliè­rement dans ce coin, déplore le lieutenant Steven. La situation est d’autant plus désespérée qu’il n’y a pas ici de dispensair­e pour venir en aide aux victimes. »

VIOLENCE SAISONNIÈR­E

Et c’est ainsi qu’au cours de leur « nuit calme », Paul et Steven sont appelés sur une scène d’overdose : sur Gratiot Avenue, le corps d’une jeune femme est allongé sur le trottoir, à côté d’une voiture en équilibre sur la route. Plus loin, à l’arrière d’un véhicule de police, une femme que l’on devine menottée fixe la scène. « Alors que je la ramenais au poste pour avoir tenté de poignarder sa fille, raconte un jeune agent en pointant la détenue, j’ai été intrigué par cette voiture immobilisé­e au feu vert. J’ai ouvert la porte et j’ai vu sa tête à la renverse sur le volant. Overdose. Je lui ai administré du Narcan * sans trop y croire. » Mais dans un sourire de bonheur, il confirme : « Elle est revenue à la vie. » Un collègue poursuit en regardant l’autoroute sous ses pieds : « On a évité le carnage : si le trottoir n’avait pas freiné sa voiture, elle continuait sur le pont et se jetait du haut, sur la voie express. » L’interpella­tion des automobile­s est une routine au cours d’une ronde : feu brûlé, pas de port de ceinture, allure trop ralentie pour être honnête. Elle révèle un flic trop pressé (que leurs collègues laissent filer), un père de famille sur qui pèse un mandat d’arrêt parce qu’il n’a pas payé ses 4 000 dollars de pension (aussitôt menotté et arrêté), un couple qui ne sait pas qu’il est au volant d’une voiture volée (la voiture leur est enlevée), un jeune homme de 18 ans transporta­nt une liasse de dollars aux origines suspectes (les officiers le laissent partir à pied dans la nuit avec son argent). Dans les allées sombres, cette routine charrie une tension. L’East Side respire la vengeance, comme le désigne cette voiture criblée de balles amochée au coin d’une rue. À l’intérieur, des taches de sang du passager qui a fui en laissant sur la chaussée des marques ensanglant­ées. Ces actes terrorisen­t les habitants comme cette femme assise sur un tabouret dans un coin de son salon vide. Quelques minutes auparavant son ex-petit ami se tenait devant chez elle brandissan­t son pistolet. Le temps que la police arrive, il avait décampé.

Les policiers du 9th Precinct doivent composer avec une violence saisonnièr­e : « Avec la pluie et l’hiver, les drames restent à l’intérieur », résume l’agent Matt. Dans les foyers, les drames sont à l’image de cet homme poignardé par sa femme. En arrivant sur les lieux, on tombe sur un trentenair­e allongé sur la moquette du salon, un couteau de cuisine dans le dos. Son regard affolé et plaintif nous bouscule vers un univers où la violence a pris le dessus. Les secours sur place pressenten­t qu’il restera paralysé à vie. « Il est amoureux d’elle, il ne portera pas plainte », s’énerve l’un des policiers avant de se retourner vers la femme : « Je t’ai à l’oeil. » Menace d’autant plus redoutable que la jeune femme n’avait pas voulu ouvrir à la police alors qu’elle l’avait appelée.

Le 9th Precinct s’étale en un long bloc de brique rouge sur Gratiot. Sur un flanc, une station-service qui, malgré, sa très grande proximité avec le commissari­at, est passée sous les tirs d’une fusillade. Le calme qui règne à l’intérieur contraste avec la violence du quartier. Dans la salle de réunion, un décor quasi enfantin jaune, rose et bleu, dénote avec la qualité du travail de ces hommes et femmes. Dans la salle de repos, une télé passe des séries policières. « C’est tellement loin de la réalité », reconnaiss­ent-ils, pourtant happés par le scénario. Derrière le bâtiment, caché sous des arbres, le bar des agents : un parking où, à la fin de leur service, ils viennent discuter. Une bière à la main, ils parlent du terrain, de leur boulot de 40 à 60 heures par semaine avec des 23 heures d’affilée, de leur collègue mis à pied pour avoir mal parlé à un résident. Ils se déchargent du quotidien et se désespèren­t d’être si peu considérés par leur direction, à l’abri en centre-ville. « En été, elle nous rappelle en renfort “downtown” parce que c’est la saison du tourisme. Résultat, on a moins d’officiers dans notre coin alors que la violence redouble pendant cette période. »

POLICIER ET VICTIME

Les agents du 9th Precinct sont fiers de travailler dans cette zone : « On est ici pour protéger des gens. Je ne risquerais pas ma vie pour autre chose », nous confie l’un d’eux en poste depuis cinq ans. Les valeureux sont néanmoins hantés par leur collègue Mike Todd, 55 ans, survivant paralysé d’une fusillade (son partenaire a été tué) en 1998. Le médaillé n’est plus qu’une montagne affaissée dans un fauteuil devant la télé. Sans le sou, il compte sur des collectes pour s’acheter un fauteuil roulant ou refaire le toit de sa maison. Il est 2 heures du matin, une pluie glaciale tombe sur le « bar ». Avant de nous séparer, les officiers nous rappellent à l’ordre : « Sur Gratiot, ne vous arrêtez jamais si vous voyez un accident. À un feu rouge, laissez l’espace de deux voitures avec celle devant vous. Et envoyez-nous un SMS pour dire que vous êtes arrivés sains et saufs. » ■ Anne Deguy

* Narcan : médicament administré en cas d’overdose à la morphine. À cause de l’épidémie, les policiers américains en ont désormais toujours sur eux.

Les policiers du district sont fiers de travailler dans cette zone de crimes et de délinquanc­e : “On est ici pour protéger des gens. Je ne risquerais pas ma vie pour autre chose”

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Scène de violence quotidienn­e : ce soir-là, une femme a tenté de tuer son mari en le poignardan­t dans le dos.
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