LES RENDEZ-VOUS
de J-R Van der Plaetsen
Avec ses baskets noires, sa veste noire au col boutonné et son bonnet noir vissé sur le haut du crâne, Enki Bilal ressemble à un personnage d’une bande dessinée d’Enki Bilal. Certains artistes paraissent tirés de leur oeuvre – et c’est le cas de ce dessinateur touche-à-tout d’origine yougoslave, dont le père, qui refusait d’adhérer au parti communiste de son pays, obtint l’asile politique en France avant de s’y installer après la guerre. Depuis, Bilal est devenu un pourvoyeur de mythologies urbaines et un créateur d’univers futurs, la plupart du temps inquiétants car striés d’éclairs de violence, traversés par des robots ou régentés par des technologies folles. Lui qui a créé tant de mondes à venir, saturés de bandes armées et de combats pour des causes perdues, se désole de voir ce que devient celui d’aujourd’hui. Il n’est hélas pas le seul à penser que la France est entrée dans un processus de balkanisation.
Avant que ne débute le confinement, il a accepté de se laisser enfermer une nuit entière dans le Musée Picasso de Paris. Il en a tiré un récit qui ne ressemble à rien d’autre – sinon à lui-même. Dans un texte dense et nerveux, zébré de dessins au crayon à papier, Bilal se mesure avec deux grands d’Espagne. On l’aura deviné : il est beaucoup question des deux guerres d’outre-Pyrénées dans ce récit, de Picasso et de Goya, ainsi que de leurs tableaux Guernica et Tres de mayo. On croise aussi dans ces pages les figures de Dora Maar, du Minotaure et de Marat. Il faut bien lire entre les lignes de ce livre pour percevoir combien les célèbres profils ou trois quarts face de Bilal s’inscrivent dans une continuité artistique qui doit à la Grèce antique autant qu’au maître espagnol. « Je suis un homme des bordures et des marges qui cherche à évoluer dans tous les domaines », dit-il. Bilal a le goût du risque. Son corps-à-corps avec Picasso est une mise à nu – comme l’est toute création artistique.
La phrase du livre à retenir (p. 19)
“Une mémoire visuelle trop précise est un handicap pour l’artiste”
NU AVEC PICASSO, d’Enki Bilal, Stock, 95 p., 16 €.