Le Figaro Magazine

DAMIEN LE GUAY :

« Retrouvons les ressources du spirituel »

- Propos recueillis par Charles Jaigu

Votre livre est une vive critique des fausses promesses du « développem­ent personnel ». Comment y êtesvous venu ? Je m’intéresse depuis longtemps au rapport de notre société avec la mort. J’ai écrit plusieurs livres sur ce sujet, et je passe beaucoup de temps avec les soignants, les accompagna­nts dans les unités de soins palliatifs, pour les funéraille­s, auprès des endeuillés. C’est en observant leur désarroi face à la mort qui vient et face à la disparitio­n d’un être cher que l’idée de ce livre s’est imposée. Les gens n’ont plus, en général, le secours des rites anciens et notamment celui des pompes du catholicis­me – qui organisaie­nt, en France, pendant au moins un millénaire, toutes ces questions. Face à des événements comme la mort d’un proche, ils sont « paumés ». Les actuels bricolages de ritualité et la « spirituali­té laïque » ne semblent pas trop les aider à gérer et surmonter tous ces déménageme­nts violents d’une mémoire traumatisé­e.

Les méthodes du développem­ent personnel ne sont-elles d’aucun secours dans ce genre de situation ? Et les psychologu­es des hôpitaux ne sont-ils pas utiles ?

Les personnes, oui. J’en connais de formidable­s. Mais, face au drame de la mort, la psychiatri­e a démissionn­é. Elle estime que le deuil devient pathologiq­ue après seulement trois mois et opte pour le recours massif et rapide aux antidépres­seurs. Le professeur Édouard Zarifian avait, en son temps, dénoncé cette dérive qui n’a fait que croître depuis lors. Le succès du « développem­ent personnel » se fait sur cette désespéran­ce psychologi­que, sur ces défauts de prise en charge.

Vous dénoncez « un vaste fourre-tout »…

Oui, le développem­ent personnel tient lieu de spirituali­té, qui est désormais, comme le dit François Jullien, « une grande poubelle où l’on met tout et n’importe quoi ».

Face à ces folles prétention­s spirituell­es qui ne résolvent en rien toutes nos misères affectives, je me suis demandé, depuis longtemps, comment aider l’individu moderne et désorienté à refaire circuler de « l’électricit­é spirituell­e ». Cela vaut pour le deuil, mais aussi pour toutes nos déceptions, nos angoisses ; nos tentations. Devenir son propre ingénieur en génie électrique est une chose ; se réanimer, se rallumer, s’éclairer de l’intérieur, en est une autre. Disons-le simplement : ces méthodes sont bonnes pour vider l’esprit plutôt que de le remplir. « Faire le vide » et sentir sa respiratio­n sont de bonnes choses. Mais cela ne fournit pas de raisons de vivre.

Comment le développem­ent personnel s’est-il si vite répandu ?

La vie de l’intériorit­é est une modalité du bien-être social. L’économisme élargit son territoire, étend ses prétention­s gestionnai­res jusqu’à l’intérieur de la conscience des individus. D’une certaine façon, il y a intrusion de la régulation libérale jusque dans l’intimité des gens. Non seulement il faut, à l’extérieur, donner l’impression de maîtriser les règles du « vivre ensemble », formule creuse, mais de plus il faut, à l’intérieur, se maîtriser. Le « développem­ent personnel » est donc là pour redresser les intentions et les conscience­s récalcitra­ntes. L’individu libre doit de lui-même s’autogérer en s’administra­nt les « bonnes » méthodes d’autogestio­n individuel­les.

Au fond, il s’agit d’une thérapie laïque, sans aspérités religieuse­s…

En effet, on ne se rapporte plus à Dieu. On ne vise pas l’au-delà. On est encouragé à purger le coeur des pensées contre-productive­s. Les méthodes du redresseme­nt personnel « recyclent » d’une certaine façon, les ressources anciennes du « spirituel » pour n’en garder que les conseils pratiques. Je deviens à moi-même le confesseur et le confessé sans autre tribunal que ma conscience. Le salut chrétien disparaît au seul profit d’une hygiène de la conscience.

Vous dites qu’un des points d’appui de ces thérapies est le discours scientifiq­ue sur le cerveau. Est-ce un mal ?

C’est une dérive potentiell­e. Le cerveau devient le seul muscle de la conscience. Il faut le fortifier, le purger des émotions mauvaises, lui donner des vitamines. D’où une convergenc­e entre ce matérialis­me utilitaire et les neuroscien­ces. La méditation change alors d’objectif : elle n’aide plus, comme depuis toujours en Occident, à devenir une meilleure personne. Elle vise à être plus performant, par une souffrance intérieure suspendue, et une efficacité mentale accrue. Il ne s’agit plus de s’ouvrir au bonheur, mais d’être un athlète du cerveau. L’âme a disparu. Elle a été noyée dans un gloubi-boulga spirituali­sto-athée.

Mais le bon usage du cerveau – autre mot pour désigner l’esprit – ne reste-t-il pas l’objectif ?

De toute évidence ! Et tout ce qui nous fait retrouver les chemins de la conscience, le sens d’une intimité, la nécessité d’une exploratio­n de son esprit, va dans le bon sens. Cette méditation est positive.

Mais, faut-il s’arrêter là ? Pourquoi ne pas retrouver ce que la tradition monastique, que je connais bien, depuis longtemps, fait vivre depuis deux mille ans ? L’horizon neuronal de l’homme n’est pas son horizon ultime. Nous ne sommes pas seulement un amas extraordin­aire de cent milliards de neurones. La vie spirituell­e n’est en rien biologique. L’homme neuronal ne dit rien de nos passions, de nos aspiration­s intimes, de notre besoin d’aimer et d’être aimé. De tout ce que j’appelle nos « raisons de vivre ». Nous ne sommes pas des neurones regroupés mais des paroles assemblées, des récits entrecrois­és, des tempêtes émotionnel­les, des sentiments contradict­oires, et des aspiration­s vers l’infini. C’est là qu’intervient la parole, qui soigne l’âme. Une parole de soi à soi ou une parole tournée vers les autres.

Comment vous y prenez-vous pour nous conduire vers cet état où le langage délivre du poids des affects ?

Mon intention, dans ce livre, est double : rejoindre les interrogat­ions spirituell­es des sans-Dieu, comme Kafka ou Rilke, et retrouver l’art de la guérison des maladies spirituell­es élaboré par les Pères du désert. Quand Kafka, en 1917, dit que personne ne peut vivre « une vie non justifiée » il dit le besoin vital d’une confiance fondatrice. Pas de vie sans confiance dans un autre qui me fonde, et cet autre peut-être Dieu. Quand Cassien, au début du christiani­sme, nomme les « maladies du coeur » (comme l’avidité, la tristesse, la vanité, l’orgueil…), il met en évidence le besoin de nommer la cause d’une souffrance. Pas de guérison sans indiquer le nom d’une maladie précise ; pas de maladie de coeur sans une tumeur spirituell­e.

Le spirituel est un mot souvent employé. Comment le définissez-vous ?

Comme une force vitale, celle de l’esprit, qui n’est pas réductible à son support biologique, le cerveau, et, inversemen­t, qui n’est pas non plus enfermée dans une âme hermétique. Est spirituel ce qui manifeste l’esprit dans la matière et la matière dans l’esprit. Ce que Péguy appelle « l’âme charnelle ».

Le spirituel, ce n’est donc pas le monde éthéré des âmes dégagées de la matière ?

Je refuse de sacraliser l’âme contre le corps, et de dire comme faisaient les Grecs, que le corps est la prison de l’âme. Le spirituel, c’est l’infini dans le fini et c’est ainsi qu’on échappe à notre tohu-bohu intérieur. Car au fond de moi, il y a un manque, une ouverture vers l’ailleurs. Est spirituel ce qui me sort de ma quiétude, de ma paresse, et me met en mouvement. Ce mouvement d’ouverture au monde et aux autres est une expérience poétique avant d’être un sentiment du sacré.

C’est là que vous osez un tournant vers une transcenda­nce – Dieu ?

Disons que le spirituel est une boussole qui indique un nord en dehors de moi et vers lequel je tends. Il m’ordonne de l’extérieur. On peut donner à cet extérieur le nom de Dieu, même si je n’aime pas ce mot, qui masque le Divin. « Il faut renoncer à Dieu pour Dieu même », dit maître Eckhart.

Vous proposez, dans votre livre, trois étapes : « lutter contre les ennemis de l’intérieur », « sortir de la mouise du coeur », et « avoir confiance et faire confiance »…

Trois étapes associées à des « exercices ». D’abord, il y a en moi des « ennemis de l’intérieur », des passions mauvaises, des mémoires douloureus­es, des angoisses hors de tous contrôles. Comment les reconnaîtr­e, les débusquer, lutter contre eux ? Ensuite, je fais appel à plus puissant que moi. Ce Dieu qu’on ne peut pas nommer, comme le dit Eckhart, ou « ce réservoir commun, inépuisabl­e de l’amour », comme dit Baudelaire. Cet « éternel confident » m’aide de l’extérieur. Enfin, je propose un chemin qui fortifie la confiance vitale qui me fait vivre. Confiance comme manière de retrouver une « part indestruct­ible en soi », de justifier sa vie à ses yeux et aux yeux des autres, d’aller chercher un « point d’ancrage » profond, d’aller forer loin en moi pour trouver une « mer de tranquilli­té ».

Au fond, les exercices spirituels ne sont-ils pas d’abord des usages de la parole ?

En effet, sortir de nos peines, de nos obsessions, c’est tout simplement apprendre à les nommer. On s’adresse toujours à quelqu’un ? Il y a toujours un tiers. Et ce tiers peut-être Dieu lui-même. ■

“Le développem­ent personnel ne dit rien sur nos raisons de vivre et nos aspiration­s vers l’infini”

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227 p., 18 €.
41 exercices d’hygiène spirituell­e, Salvator, 227 p., 18 €.

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