DAMIEN LE GUAY :
« Retrouvons les ressources du spirituel »
Votre livre est une vive critique des fausses promesses du « développement personnel ». Comment y êtesvous venu ? Je m’intéresse depuis longtemps au rapport de notre société avec la mort. J’ai écrit plusieurs livres sur ce sujet, et je passe beaucoup de temps avec les soignants, les accompagnants dans les unités de soins palliatifs, pour les funérailles, auprès des endeuillés. C’est en observant leur désarroi face à la mort qui vient et face à la disparition d’un être cher que l’idée de ce livre s’est imposée. Les gens n’ont plus, en général, le secours des rites anciens et notamment celui des pompes du catholicisme – qui organisaient, en France, pendant au moins un millénaire, toutes ces questions. Face à des événements comme la mort d’un proche, ils sont « paumés ». Les actuels bricolages de ritualité et la « spiritualité laïque » ne semblent pas trop les aider à gérer et surmonter tous ces déménagements violents d’une mémoire traumatisée.
Les méthodes du développement personnel ne sont-elles d’aucun secours dans ce genre de situation ? Et les psychologues des hôpitaux ne sont-ils pas utiles ?
Les personnes, oui. J’en connais de formidables. Mais, face au drame de la mort, la psychiatrie a démissionné. Elle estime que le deuil devient pathologique après seulement trois mois et opte pour le recours massif et rapide aux antidépresseurs. Le professeur Édouard Zarifian avait, en son temps, dénoncé cette dérive qui n’a fait que croître depuis lors. Le succès du « développement personnel » se fait sur cette désespérance psychologique, sur ces défauts de prise en charge.
Vous dénoncez « un vaste fourre-tout »…
Oui, le développement personnel tient lieu de spiritualité, qui est désormais, comme le dit François Jullien, « une grande poubelle où l’on met tout et n’importe quoi ».
Face à ces folles prétentions spirituelles qui ne résolvent en rien toutes nos misères affectives, je me suis demandé, depuis longtemps, comment aider l’individu moderne et désorienté à refaire circuler de « l’électricité spirituelle ». Cela vaut pour le deuil, mais aussi pour toutes nos déceptions, nos angoisses ; nos tentations. Devenir son propre ingénieur en génie électrique est une chose ; se réanimer, se rallumer, s’éclairer de l’intérieur, en est une autre. Disons-le simplement : ces méthodes sont bonnes pour vider l’esprit plutôt que de le remplir. « Faire le vide » et sentir sa respiration sont de bonnes choses. Mais cela ne fournit pas de raisons de vivre.
Comment le développement personnel s’est-il si vite répandu ?
La vie de l’intériorité est une modalité du bien-être social. L’économisme élargit son territoire, étend ses prétentions gestionnaires jusqu’à l’intérieur de la conscience des individus. D’une certaine façon, il y a intrusion de la régulation libérale jusque dans l’intimité des gens. Non seulement il faut, à l’extérieur, donner l’impression de maîtriser les règles du « vivre ensemble », formule creuse, mais de plus il faut, à l’intérieur, se maîtriser. Le « développement personnel » est donc là pour redresser les intentions et les consciences récalcitrantes. L’individu libre doit de lui-même s’autogérer en s’administrant les « bonnes » méthodes d’autogestion individuelles.
Au fond, il s’agit d’une thérapie laïque, sans aspérités religieuses…
En effet, on ne se rapporte plus à Dieu. On ne vise pas l’au-delà. On est encouragé à purger le coeur des pensées contre-productives. Les méthodes du redressement personnel « recyclent » d’une certaine façon, les ressources anciennes du « spirituel » pour n’en garder que les conseils pratiques. Je deviens à moi-même le confesseur et le confessé sans autre tribunal que ma conscience. Le salut chrétien disparaît au seul profit d’une hygiène de la conscience.
Vous dites qu’un des points d’appui de ces thérapies est le discours scientifique sur le cerveau. Est-ce un mal ?
C’est une dérive potentielle. Le cerveau devient le seul muscle de la conscience. Il faut le fortifier, le purger des émotions mauvaises, lui donner des vitamines. D’où une convergence entre ce matérialisme utilitaire et les neurosciences. La méditation change alors d’objectif : elle n’aide plus, comme depuis toujours en Occident, à devenir une meilleure personne. Elle vise à être plus performant, par une souffrance intérieure suspendue, et une efficacité mentale accrue. Il ne s’agit plus de s’ouvrir au bonheur, mais d’être un athlète du cerveau. L’âme a disparu. Elle a été noyée dans un gloubi-boulga spiritualisto-athée.
Mais le bon usage du cerveau – autre mot pour désigner l’esprit – ne reste-t-il pas l’objectif ?
De toute évidence ! Et tout ce qui nous fait retrouver les chemins de la conscience, le sens d’une intimité, la nécessité d’une exploration de son esprit, va dans le bon sens. Cette méditation est positive.
Mais, faut-il s’arrêter là ? Pourquoi ne pas retrouver ce que la tradition monastique, que je connais bien, depuis longtemps, fait vivre depuis deux mille ans ? L’horizon neuronal de l’homme n’est pas son horizon ultime. Nous ne sommes pas seulement un amas extraordinaire de cent milliards de neurones. La vie spirituelle n’est en rien biologique. L’homme neuronal ne dit rien de nos passions, de nos aspirations intimes, de notre besoin d’aimer et d’être aimé. De tout ce que j’appelle nos « raisons de vivre ». Nous ne sommes pas des neurones regroupés mais des paroles assemblées, des récits entrecroisés, des tempêtes émotionnelles, des sentiments contradictoires, et des aspirations vers l’infini. C’est là qu’intervient la parole, qui soigne l’âme. Une parole de soi à soi ou une parole tournée vers les autres.
Comment vous y prenez-vous pour nous conduire vers cet état où le langage délivre du poids des affects ?
Mon intention, dans ce livre, est double : rejoindre les interrogations spirituelles des sans-Dieu, comme Kafka ou Rilke, et retrouver l’art de la guérison des maladies spirituelles élaboré par les Pères du désert. Quand Kafka, en 1917, dit que personne ne peut vivre « une vie non justifiée » il dit le besoin vital d’une confiance fondatrice. Pas de vie sans confiance dans un autre qui me fonde, et cet autre peut-être Dieu. Quand Cassien, au début du christianisme, nomme les « maladies du coeur » (comme l’avidité, la tristesse, la vanité, l’orgueil…), il met en évidence le besoin de nommer la cause d’une souffrance. Pas de guérison sans indiquer le nom d’une maladie précise ; pas de maladie de coeur sans une tumeur spirituelle.
Le spirituel est un mot souvent employé. Comment le définissez-vous ?
Comme une force vitale, celle de l’esprit, qui n’est pas réductible à son support biologique, le cerveau, et, inversement, qui n’est pas non plus enfermée dans une âme hermétique. Est spirituel ce qui manifeste l’esprit dans la matière et la matière dans l’esprit. Ce que Péguy appelle « l’âme charnelle ».
Le spirituel, ce n’est donc pas le monde éthéré des âmes dégagées de la matière ?
Je refuse de sacraliser l’âme contre le corps, et de dire comme faisaient les Grecs, que le corps est la prison de l’âme. Le spirituel, c’est l’infini dans le fini et c’est ainsi qu’on échappe à notre tohu-bohu intérieur. Car au fond de moi, il y a un manque, une ouverture vers l’ailleurs. Est spirituel ce qui me sort de ma quiétude, de ma paresse, et me met en mouvement. Ce mouvement d’ouverture au monde et aux autres est une expérience poétique avant d’être un sentiment du sacré.
C’est là que vous osez un tournant vers une transcendance – Dieu ?
Disons que le spirituel est une boussole qui indique un nord en dehors de moi et vers lequel je tends. Il m’ordonne de l’extérieur. On peut donner à cet extérieur le nom de Dieu, même si je n’aime pas ce mot, qui masque le Divin. « Il faut renoncer à Dieu pour Dieu même », dit maître Eckhart.
Vous proposez, dans votre livre, trois étapes : « lutter contre les ennemis de l’intérieur », « sortir de la mouise du coeur », et « avoir confiance et faire confiance »…
Trois étapes associées à des « exercices ». D’abord, il y a en moi des « ennemis de l’intérieur », des passions mauvaises, des mémoires douloureuses, des angoisses hors de tous contrôles. Comment les reconnaître, les débusquer, lutter contre eux ? Ensuite, je fais appel à plus puissant que moi. Ce Dieu qu’on ne peut pas nommer, comme le dit Eckhart, ou « ce réservoir commun, inépuisable de l’amour », comme dit Baudelaire. Cet « éternel confident » m’aide de l’extérieur. Enfin, je propose un chemin qui fortifie la confiance vitale qui me fait vivre. Confiance comme manière de retrouver une « part indestructible en soi », de justifier sa vie à ses yeux et aux yeux des autres, d’aller chercher un « point d’ancrage » profond, d’aller forer loin en moi pour trouver une « mer de tranquillité ».
Au fond, les exercices spirituels ne sont-ils pas d’abord des usages de la parole ?
En effet, sortir de nos peines, de nos obsessions, c’est tout simplement apprendre à les nommer. On s’adresse toujours à quelqu’un ? Il y a toujours un tiers. Et ce tiers peut-être Dieu lui-même. ■
“Le développement personnel ne dit rien sur nos raisons de vivre et nos aspirations vers l’infini”