QUAND LA TERRE SE REMET À TOURNER
Cinéma
Après trois mois d’interruption, les tournages reprennent en France et dans de nombreux pays. Mais les acteurs peuvent-ils encore s’embrasser, se battre ou se perdre dans une foule de figurants ? Le septième art pourra-t-il surmonter la crise sanitaire et économique ?
Et c’était la dernière séquence de Daniel Auteuil ! » Mi-juin, sur le plateau d’Adieu Monsieur Haffmann, les applaudissements sont d’autant plus enthousiastes que beaucoup ont bien cru ne jamais boucler le nouveau film de Fred Cavayé, adapté de la pièce à succès de JeanPhilippe Daguerre (quatre molières en 2018) croisant les destins d’un joaillier juif, de son employé et de sa femme dans le Paris de 1942. Lors de son interruption brutale le 16 mars, après huit semaines d’activité, il ne restait du tournage que quelques décors d’une capitale occupée dont les clichés allaient faire le buzz sur les réseaux sociaux. « Après avoir été un symbole de la vie arrêtée pendant le confinement, je trouve formidable que ce même décor montre la vie qui reprend », souffle le réalisateur. Le 1er juin, date à laquelle le ministre de la Culture Franck Riester rend effectif un fonds d’indemnisation en cas d’arrêt de tournage, il retrouve la moitié de son équipe – désormais limitée à 50 personnes. Mais avec Daniel Auteuil, Gilles Lellouche et Sara Giraudeau, Cavayé peut achever ses prises de vues… selon les consignes du Guide des préconisations de sécurité sanitaire.
Sur les 23 longs-métrages dont les tournages ont été interrompus mi-mars, la plupart ont repris. Parmi eux : Les Tuche 4, (très) attendu pour Noël ; Eiffel, la plus grosse production française de l’année (23,4 millions d’euros de budget), réalisée par Martin Bourboulon, avec Romain Duris ; On est fait pour s’entendre, la comédie de Pascal Elbé, avec Sandrine Kiberlain et Emmanuelle Devos ; Envole-moi, de Christophe Barratier (qui enchaînera en août avec Le temps des secrets, adapté du troisième volume des Souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol) et The Deep House, le film d’épouvante d’Alexandre Bustillo et Julien Maury. Sur chaque plateau, le même décor : une équipe réduite sans assistants ni stagiaires compte un « référent Covid-19 » (infirmier ou membre de l’équipe de production), chargé de veiller au respect des gestes barrières et à la distanciation – au moyen de marquages au sol et de plans de circulation. Les techniciens portent des masques, tout comme les comédiens lorsqu’ils répètent – fenêtres ouvertes pour les scènes intérieures, SVP ! Et pour la restauration, plus de cantine ni la mythique « table régie » garnie de fruits, de barres chocolatées et de boissons à volonté, mais des plateaux-repas individuels que chacun est prié de déguster à distance, voire dans sa loge.
ENTRE SOULAGEMENT ET COLÈRE
Pour beaucoup, l’envie de retravailler est si forte qu’ils se plient volontiers aux mesures imposées. Mais la colère de certains n’a pas tardé à gronder. Le réalisateur belge Fabrice du Welz ne comprend pas ce monde d’après. Après avoir réalisé Adoration, il s’apprêtait à commencer le tournage d’Inexorable, film noir situé dans les Ardennes belges. Le confinement a stoppé net son planning au bout de seulement trois semaines de prises de vues. Quelques jours avant la reprise du tournage, il ne décolère pas : « En Belgique, on a réussi à avoir une dérogation pour que les acteurs ne soient pas à 1,50 mètre l’un de l’autre car c’était ingérable. On va être le premier film belge à rouvrir les plateaux de tournage, mais je vais avoir un mec sur le plateau pour faire la police. La production s’est engagée à respecter ces règles édictées par le gou
vernement. Alors que, l’autre jour, il y avait 10 000 personnes les unes sur les autres dans les rues de Bruxelles pour manifester contre le racisme. L’incohérence est totale ! » Une semaine après la mise en circulation du guide sanitaire, la Société des réalisateurs de films, représentée notamment par Céline Sciamma, Bertrand Bonello ou Rebecca Zlotowski, se fendait déjà de son côté d’une lettre ouverte. « Au coeur de ces oeuvres qui convoquent le réel comme l’imaginaire, il y a les acteurs, dont nous filmons les corps et les visages. Si ces personnes ne peuvent plus s’approcher à moins d’un mètre… ne plus se toucher, s’embrasser, crier ou rire trop fort au risque de postillonner… la représentation d’un monde “sans Covid” n’est tout simplement plus possible », y déplorait-elle.
S’ADAPTER À TOUT PRIX
Les auteurs n’auraient-ils plus d’autre choix que de dépeindre un monde AVEC Covid ? Si les tournages des séries ont été vite relancés, c’est en partie grâce à l’habitude de leurs scénaristes d’intégrer à l’intrigue les faits d’actualité. Plus belle la vie est une habituée du genre, mais, dès le 13 mai, c’est l’équipe des Mystères de l’amour qu’on a vu se reformer pour tourner, masquée, ce qui ressemble à un épisode sur le sujet. Pour Fred Cavayé, il a fallu trouver une autre manière de raconter la guerre. « À défaut de pouvoir reconstituer la rafle du Vél’d’Hiv, j’ai filmé l’après, dans un Paris vidé de ses femmes et de ses enfants, dit-il. L’occasion de me rendre compte que l’ellipse est intéressante, car l’imaginaire est toujours plus fort que ce que l’on montre. Dans l’histoire du cinéma, les exemples ne manquent pas : si pendant la première heure dans les Dents de la mer, on tarde à voir le requin, c’est parce que le premier jour de tournage, Spielberg avait constaté un problème technique sur son faux squale animé. Au final, c’est terrifiant de sentir sa présence sans visualiser la bête. » D’autres ont eu de la « chance ». C’est le cas du tandem formé par Alexandre Bustillo et Julien Maury, trublions du cinéma d’épouvante à la française qui, après un détour par les États-Unis pour un épisode de la saga Massacre à la tronçonneuse, reviennent en France pour tourner The Deep House – l’histoire d’un couple de plongeurs découvrant une maison hantée au fond d’un lac. Réalisé dans les studios aquatiques de Vilvorde, en Belgique, et à La Salvetat-sur-Agout, près de Montpellier, le tournage a repris début juin sans que les règles sanitaires posent trop de problèmes. « Nous tournons dans une piscine selon un plan de travail bien verrouillé en amont à cause des effets spéciaux, explique Bustillo. La majeure partie du film montre deux personnes masquées et vêtues de combinaisons intégrales. Donc, en termes de distanciation et de précautions sanitaires, on ne pouvait pas faire mieux. Et, en plus de cela, les deux doublures forment dans la vie un vrai couple… qui a été confiné ensemble ! »
LA MAGIE DU CINÉMA A UN COÛT
Le tournage en studio serait donc, à l’heure actuelle, une solution plus satisfaisante. Olivier Marchetti, président des Provence Studios installés à Martigues, s’en félicite : « Le principal avantage, c’est la maîtrise du risque. Nous pouvons y contrôler les flux de personnes et les conditions sanitaires. Entre deux prises, les studios sont ventilés. Nous nous adaptons aux demandes afin d’accueillir au mieux toutes les productions. Certaines d’entre elles ont malgré tout adapté leur scénario pour coller avec les exigences du Covid : par exemple, les axes caméra sont modifiés pour respecter le mètre de distance tout en donnant une impression de proximité entre deux acteurs. C’est la magie du cinéma ! »
Mais la magie a un coût. Si l’État a rapidement pris des mesures pour venir en aide aux acteurs de la culture avec une année blanche accordée aux intermittents (soit le prolongement de leurs droits jusqu’à août 2021) et en échafaudant, en un temps record, ce fameux fonds à hauteur de 50 millions d’euros (aujourd’hui doublé par un pool d’assureurs mutualistes), Dominique Boutonnat, président du CNC, travaille à l’accroître en faisant venir des fonds privés par le biais des mutuelles. Et cherche à mobiliser des fonds européens pour financer des tournages à l’étranger de films agréés. Le 10 juin, il saluait ainsi la publication du décret renforçant le crédit d’impôt international pour les films à forts effets visuels : « Cette bonification intervient au meilleur moment, alors que les tournages sont en train de reprendre et que l’industrie française a plus que jamais besoin de faire valoir ses atouts et son savoirfaire auprès de sa clientèle internationale », s’est-il réjoui.
CASSE-TÊTE EN SÉRIE
La clientèle internationale, c’est aussi celle qui, à l’étranger, accueille les tournages des grosses productions françaises susceptibles de s’exporter. Mais le virus ne sévissant pas au même moment sur toute la planète, ces prises de vues étrangères risquent de devoir attendre encore un peu. Largo Winch 3, la suite des aventures du héros de BD incarné par Tomer Sisley, verra normalement retentir son premier clap en février prochain, mais les repérages pour définir les lieux de tournage de ce film « globe-trotteur » sont un casse-tête pour l’équipe. Le virus étant actuellement très présent sur le continent américain, la production envisage de délocaliser certaines scènes de New York à Hongkong, ou du Canada à la France. Cela signifie qu’il va falloir remanier le scénario et gérer les desiderata des financiers internationaux cherchant à attirer le tournage sur leurs territoires. Mais la mondialisation du cinéma a aussi ses bons côtés, surtout lorsqu’on vise une distribution à l’international. Alexandre Bustillo, dont le film The Deep House a déjà été acheté par de nombreux pays étrangers, l’explique : « Si le confinement nous a fait perdre de l’argent, on a été agréablement surpris par beaucoup de distributeurs internationaux qui ne nous ont jamais lâchés.»
L’Amérique du Nord, qui abrite l’épicentre de la planète cinéma et a justement été frappée en dernier (et sévèrement) par la pandémie, est plongée dans l’incertitude. Officiellement, l’industrie hollywoodienne a été autorisée à redémarrer ses tournages à partir du 12 juin, en respectant des règles sanitaires tout aussi contraignantes que celles de ses homologues européens. Afin de relancer les prises de vues, certains seraient même en train d’étudier une solution digne d’un film de science-fiction : le robot Xenex Germ-Zapping, sorte de R2-D2 capable d’exterminer 99,99 % du virus dans une pièce ! Mais dans les faits, très peu de tournages hollywoodiens ont repris, et surtout pas ceux des blockbusters, avec leurs gigantesques plateaux bardés de centaines de figurants et de techniciens. C’est le cas de Nightmare Alley, réalisé par Guillermo del Toro. Le tournage de ce thriller d’époque, avec Bradley Cooper et Cate Blanchett, attend toujours de redémarrer, entre l’État de New York et le Canada. Tourné dans le plus grand secret entre San Francisco, Chicago et Berlin depuis le début de l’année, le mystérieux Matrix 4, réalisé par Lana Wachowski et interprété par l’inoxydable Keanu Reeves, devrait, lui, reprendre début juillet. Quant au biopic d’Elvis Presley réalisé par Baz Luhrmann (Moulin Rouge), il a, lui aussi, vu sa production arrêtée net le 12 mars, lorsque Tom Hanks, qui y interprète
FRAPPÉE EN DERNIER (ET SÉVÈREMENT) PAR LA PANDÉMIE, L’AMÉRIQUE DU NORD, ÉPICENTRE DE LA PLANÈTE CINÉMA, EST PLONGÉE DANS L’INCERTITUDE
le manager de la rock star, a été testé positif au coronavirus. Même les films dont les tournages étaient délocalisés à l’étranger ont dû stopper les machines à la même date : c’est le cas de The Batman, nouvelle relecture du mythe de l’homme chauve-souris avec Robert Pattinson dans le rôletitre, dont la production londonienne a dû fermer ses portes en catastrophe, et de The Last Duel, film d’époque du vétéran Ridley Scott (Alien, Gladiator), opposant Matt Damon à Adam Driver dans la France du XIVe siècle, tourné en Dordogne et en Irlande.
L’INCROYABLE INITIATIVE DE TOM CRUISE
Si l’avenir immédiat de ces films reste incertain, James Cameron, fidèle à sa réputation, est le seul réalisateur de blockbusters à avoir repris le chemin des plateaux pour tourner les très attendus Avatar 2 et 3. Après trois mois d’arrêt, les prises de vues ont repris dans les studios néozélandais de Wellington, après que Cameron et son équipe ont accepté de se soumettre à des règles sanitaires draconiennes (quatorzaine sur le territoire, plateaux fermés et filtrés, etc.). Quoi qu’il en soit, il faut s’appeler James Cameron pour ne pas se laisser impressionner par une pandémie. Ou Tom Cruise, star et producteur de la saga Mission : Impossible, dont le confinement a interrompu le tournage du septième volet, alors que les équipes s’activaient dans les rues de Venise. Pour éviter d’attendre trop longtemps, Cruise aurait fait construire dans le comté d’Oxford, en Angleterre, sur une base désaffectée de la Royal Air Force, un « village sans Covid-19 », où toute l’équipe de tournage pourrait vivre en autarcie pendant plusieurs semaines, dans un environnement aseptisé.
En France, où tout le monde ne bénéficie pas de tels moyens, quelles conséquences auront ces contraintes et ces facilités sur la production nationale et la réalisation des 490 projets de longs-métrages, fictions et documentaires, impactés le 17 mars et pour ceux qui leur succéderont ?
« Depuis le 11 mai, les tournages qui avaient été stoppés en premier reprennent et des oeuvres nouvelles redémarreront ensuite, dans l’ordre de priorité évoqué entre les syndicats », explique Sidonie Dumas, directrice générale de Gaumont. Cet été reprendront ainsi ceux d’Alain Guiraudie, de Pierre Salvadori ou de François Ozon. Les calendriers ayant été bouleversés, certains metteurs en scène devront attendre que leurs acteurs soient à nouveau disponibles quand d’autres
comme Louis Garrel auront à gérer le problème des enfants acteurs ayant grandi pendant le confinement.
En plus d’éponger les dettes, il faudra veiller à couvrir un surcoût lié au respect des règles sanitaires (estimé selon les projets entre 100 000 et 250 000 euros) et à l’allongement éventuel des tournages qu’elles causeront. « Le fonds est une réponse ponctuelle, un sauvetage, ce n’est pas un dispositif durable », assure Hugo Rubini, principal courtier en assurances du cinéma français. Comme lui, Sidonie Dumas assure chercher encore des solutions : « Une piste, alors que la filière fait beaucoup d’efforts pour redémarrer, serait de relever le crédit d’impôt cinéma », propose-t-elle.
PARADOXE ? DEPUIS TROIS MOIS, LES PROJETS DE FILMS SE MULTIPLIENT
QUAND LE CIEL TOMBE SUR LA TÊTE D’ASTÉRIX
Le malheur des uns faisant souvent le bonheur des autres, on assiste pourtant à une multiplication (réelle ou rêvée ?) des projets. « Ces aides de l’État incitent beaucoup de gens à s’engouffrer dans la brèche, confie un technicien déjà attendu sur une dizaine de films. Entre l’argent de l’État et celui que les plates-formes semblent prêtes à dépenser, cela va nous permettre de monter des films sans laisser le monopole aux chaînes de télé. »
Première « victime » du coronavirus, le tournage d’Astérix et Obélix. L’empire du Milieu, de Guillaume Canet – qui devait commencer le 15 juin en France et se terminer fin septembre en Chine – donnera probablement la température de la vraie reprise. Avec son énorme équipe, ses batailles, ses figurants et ses sangliers, son village gaulois spécialement construit près de Paris, le tournage de cette grosse production a été repoussé au 8 mars 2021. Alea jacta est. ■