LITTÉRATURE
★★★ LA MER NE BAIGNE PAS NAPLES, d’Anna Maria Ortese, Gallimard, 193 p., 18 €. Traduit de l’italien par Louis Bonalumi.
Clairvoyante, la postérité ne l’est pas toujours, il lui arrive de reléguer dans l’ombre des artistes qui auraient mérité son éternel soleil. C’est d’autant plus évident lorsqu’on lit le livre éblouissant d’une romancière aussi lucide que Moravia, aussi soucieuse de justice que Pasolini, aussi inspirée qu’Elsa Morante, sa contemporaine, mais bien moins célèbre. Tout avait pourtant bien commencé pour Anna Maria Ortese quand le prix Viareggio couronna La mer ne baigne pas Naples. C’était en 1953, l’Italie s’efforçait de panser ses plaies, pleine d’espoirs. À 39 ans, Ortese n’en avait pas moins. Elle avait peu publié mais beaucoup vécu. Cela donne un regard. Celui qu’elle porte sur la Naples ruinée de l’immédiate après-guerre, cette « coulée de lave, chargée de pus et de dollars », grimaçant théâtre d’indigentes pulsions, décape et dérange. Plus encore que ne le ferait n’importe quel reportage, par la seule force d’une écriture exaltée et fébrile. Sur la misère du peuple et ses vénalités, sur l’indigence morale des intellectuels, vieillis par leurs désillusions et confinés dans « la quiétude raréfiée » de leurs bibliothèques, Ortese darde son intelligence comme une lanterne magique où passent les trains fantômes. Ce périple dans les viscères de la ville ne lui valut pas que des éloges. Naples répondit par le bannissement. Ortese ne devait jamais revoir la ville qu’elle avait libérée de ses fables.