MAISONS DE FAMILLE.
Prises d’assaut lors du confinement, elles sont un privilège autant qu’un sortilège pour leurs hôtes.
Prises d’assaut durant le confinement, lieux refuges par excellence, les maisons
de famille hébergent bien souvent des conflits imprévisibles autant que des joies communicatives. La permanence et la singularité de ces bâtisses rappellent à l’homme connecté la valeur de l’enracinement. Comment se réinventent
ces lieux qui nous survivent ? Pourquoi unissent-ils ou divisent-ils les familles ?
“LA MAISON EST COMME UN DIPLÔME.
ELLE DIT : JE SUIS DE QUELQUE PART, JE SUIS
QUELQU’UN DE BIEN”
PATRICK ESTRADE, PSYCHOTHÉRAPEUTE
Il était, quelque part, un parc chargé de sapins noirs et de tilleuls, et une vieille maison que j’aimais. » Cinq ans avant de mourir en mer, Antoine de Saint-Exupéry redit au détour d’une page de Terre des hommes, comme on pose un baiser sur un mur, son attachement à la maison de son enfance. Lieu de vacances et d’inspiration, le château de Saint-Mauricede-Rémens (Ain) n’a cessé de nourrir l’oeuvre de l’auteur du Petit Prince, même la quarantaine passée. Comment définir la magie de ces bâtisses plus ou moins anciennes, plus ou moins soignées, dans lesquelles les familles ont l’habitude de se retrouver ? De quelle nature est l’attachement qui unit les membres d’une tribu à un site ? « Je suis amoureux de ma maison, affirme avec aplomb Stanislas de Laboulaye à propos du manoir du Quesnay (SeineMaritime) qui se trouve dans sa famille depuis 1739.
Elle fait littéralement concurrence à ma femme. »
L’intéressée riposte : « Bien qu’il ne soit pas celui de mon enfance, je me suis attachée à cet endroit, grâce notamment aux travaux que nous y avons faits ensemble après la mort de mes beaux-parents », explique Pauline qui se souvient de sa première visite il y a quarante-six ans.
PIÈCES RAPPORTÉES
Stanislas s’anime : « Elle m’a “violé” tout le temps ! Pour changer la couleur, créer des ouvertures, supprimer toutes les pesanteurs du XIXe dans la décoration, retrouver la double exposition et même prendre ses repas dehors tandis qu’à l’époque de mes parents, nous ne le faisions jamais. » Et puis, marquant une pause : « Je dois avouer qu’aujourd’hui, la maison est beaucoup mieux, bien plus vivante. » Pour les gendres, belles-filles ou autres « pièces rapportées », rien n’est plus risqué que de vouloir imprimer sa marque en de telles bâtisses : l’inertie familiale est souvent la plus forte.
Et puis, à quoi bon lutter ? Le temps passant, on finit toujours par s’habituer au décor. « Depuis vingt-cinq ans, nous n’avons toujours pas d’eau au deuxième étage, qui est celui de notre chambre », s’étrangle un banquier qui a bien réussi à Paris et se retrouve tenu en joue par un beau-père octogénaire, maître des lieux à l’année.
SANCTUAIRE DE L’ENFANCE
Une autre fait promettre à son héritier de ne jamais changer le système de chauffage qui date de 1890, car son ronronnement lui rappelle son enfance, ou la fosse septique, bien qu’elle fuie dans la cave quand la maison est pleine, c’est-à-dire chaque été. La question des travaux est toujours épineuse car nul n’étant chez lui, personne ne souhaite en assumer seul le coût, qui n’est jamais proportionné à l’amour que l’on porte à ses frères… Aussi, les solutions varient : l’indivision rime souvent avec entretien minimal du lieu jusqu’à l’heure de vérité, lorsqu’un gros oeuvre nécessite un effort conséquent. Autre option, la constitution en SCI, qui permet à chacun selon ses moyens de prendre des parts dans la propriété. « Nous payons chaque année une contribution définie à l’avance selon des règles assez strictes pour financer les travaux et l’entretien, explique Yves de Laromiguière, dont la famille de 135 âmes se partage la jouissance d’un même lieu en Lozère. Pour nous, la clé de la pérennité est de ne pas simplement entretenir le domaine mais de l’améliorer en permanence. » Qu’on l’adule ou le déteste, très tôt dans la vie, le lieu de l’enfance devient un sanctuaire. Les souvenirs qui s’y attachent sont plus profonds et déterminants que les autres. Certains affirmeront que les longs après-midi d’ennui dans une chambre retirée durant l’été ont constitué un traumatisme, d’autres auront découvert et parcouru avec frénésie, au-dessus d’une grange silencieuse, l’intégralité de la collection de Petit Illustré ou les oeuvres de Musset qui auront décidé de leur vocation. D’autres encore n’auront de cesse de retrouver les sarabandes prodigieuses de cousins comme dans leur maison natale. Chacun garde ainsi dans les méandres de sa mémoire une odeur, le couinement d’une poignée de porte, le motif d’un papier peint, le chant ou le silence de la nature alentour.
« La maison est un endroit où l’on revient, analyse le psychothérapeute Patrick Estrade, dans La Maison sur le divan *. Dans la vie, quand on traverse une situation difficile, on peut éprouver le besoin de revenir dans cette coquille familière, comme dans le ventre de la mère. » Le confinement a pu révéler à certains leur besoin d’un lieu refuge. Une étude récente de deux chercheuses du laboratoire de sociologie et d’anthropologie de l’université de Bourgogne-Franche-Comté établit que 48,4 % des personnes vivant seules avant le confinement ont choisi de se confiner en couple ou avec leur famille, dans un lieu plus grand et aéré, souvent à la campagne. Sans y prendre garde, tout en installant l’ordinateur dans le salon pour le télétravail, chacun a renoué avec les rituels plus ou moins singuliers, induits par les lieux.
RITUELS INCONTOURNABLES
L’emplacement des objets, la façon de ranger le bois dans le bûcher à la manière de l’arrière-grand-père, de sortir telle nappe pour le repas dominical, de ne pas allumer le feu avant une certaine heure, de replacer la clé
“JE SUIS AMOUREUX DE MA MAISON. ELLE FAIT LITTÉRALEMENT CONCURRENCE À MA FEMME” STANISLAS DE LABOULAYE, PROPRIÉTAIRE
du coffre à jouets dans sa cachette. « Tous ces rites permettent de ne pas repartir à chaque fois de zéro », analyse Estrade. Ils rassurent. Perdre une maison de famille, soit parce qu’elle est vendue, soit parce qu’un membre, devenu propriétaire, la restaure en profondeur, provoque une dispersion des souvenirs agrippés au lieu, associés à sa lumière, à son parfum, à son « esprit ». Comme si, pour opérer, la magie avait besoin du cadre le plus immobile possible. « Lorsque, au début de l’été, nous ouvrons la maison d’Auvergne pour accueillir notre famille, témoigne une grand-mère, mon oeil traque tout ce qui a pu changer pendant les dix derniers mois : j’inspecte ce qui s’est abîmé, je replace les objets dans leur niche, toujours la même, je mets tels draps sur tel lit. La maison a toujours été ainsi depuis mes parents. »
RACINES ET FIXITÉ
Dans une époque où le mouvement et la légèreté sont valorisés, ce désir de fixité intrigue : la maison de famille continue d’attirer, comme si elle permettait de quitter la précarité et le transitoire pour trouver la constance. Lorsqu’on évoque le berceau familial d’une personnalité, aussitôt lui est associée une couleur intemporelle, charnelle. Peu importent leurs succès et leurs échecs, Jean Yanne se retrouvait à Morsains, en Champagne, Jean-Pierre Raffarin à Chasseneuildu-Poitou, Marguerite Duras et Antoine de Caunes à Trouville-surMer, Denis Tillinac à Auriac, Pierre Loti à Rochefort. « La maison est comme un diplôme, explique Patrick Estrade. Elle dit : je suis de quelque part, je suis quelqu’un de bien. À travers une demeure qui a une histoire ancienne, on exprime le fait qu’on a pu mettre sa famille à l’abri. Les Anglais diraient à propos d’un propriétaire : “He is a man of good report”, quelqu’un dont on dit du bien. »
Les maisons de famille peuvent aussi bien constituer un privilège qu’un sortilège. Leurs hôtes les recréent sans cesse dans le miroir magique et déformant des souvenirs, à partir de récits, de photos ou d’objets. Sans l’imaginaire qu’elles convoquent, ces demeures n’existeraient pas. Elles ressembleraient à des ogres qui avalent les générations les unes après les autres sans satiété. À écouter les histoires de maisons au coeur des familles, la pierre apparaît décidément plus forte que tout. Chez les Laromiguière, dans une demeure acquise en 1935 sur un rivage du Tarn uniquement accessible en barque, la famille se retrouve entre le 14 juillet et le 30 août selon une organisation rodée depuis longtemps. « Au pic de l’été, pendant un ou deux jours, nous pouvons être 55 autour de la table, avec deux ou trois services, compte non sans fierté Yves, gérant de cette SCI aux 25 actionnaires, qui s’entendent dans une ambiance apparemment harmonieuse. Notre organisation est claire : du mois de janvier au mois de mai, nous proposons à chacun d’inscrire les dates de sa venue sur un Doodle. Nous avons dix chambres doubles et deux grands dortoirs pour les filles et les garçons, explique-t-il.
Chaque repas pris par les plus de 10 ans est évalué à un forfait de 8,70 €. Ce montant inclut les collations, les goûters, les petits déjeuners et surtout la rémunération de la personne qui nous aide à préparer les repas. »
Les règles qui concernent la cuisine sont cruciales tant cette pièce constitue le coeur battant, le lieu névralgique de ces grandes demeures. L’évier, le plan de travail, le réfrigérateur et les fourneaux sont désormais des territoires à défendre ou à occuper.
« Soudain, ma façon de passer les fraises sous l’eau, de couper le saucisson sans planche ou de faire la vinaigrette est devenue une agression pour ma belle-mère, témoigne une bru malmenée dans une maison bourguignonne. Elle ne supportait pas que quelqu’un d’autre soit avec elle dans la cuisine. » Pour sceller une amitié ou une relation, rien n’est plus pertinent que de la tremper dans son bain familial. « La maison joue le même rôle qu’un navire sur lequel les
caractères s’accélèrent, les personnalités s’aiguisent, les jalousies, les fourberies et les positions dominantes sont grossies comme sous une loupe », poursuit le psychothérapeute Patrick Estrade.
Jérôme de Laromiguière, qui, du haut de ses 28 ans, est l’un des plus jeunes des 26 cousins germains du domaine de La Croze, explique : « La joie de se retrouver dans un lieu où nous avons tous vécu des événements forts, à plusieurs générations, soude notre esprit de famille. Oncles et tantes, cousins et petits-cousins, nous avons tous le désir de préserver ce lieu qui nous rassemble. L’été est donc organisé autour de moments vécus en commun, des chantiers et des horaires de repas : le matin, tout le monde s’embrasse autour de la table. Je doute que le Covid-19 change ce rituel. Il y a un flux continu d’arrivées jusqu’à 9 h 30. Ensuite on organise les chantiers : ici, il faut refaire un mur en pierre sèche, là, retirer la mousse, poser le carrelage dans une salle de bains, s’occuper des enfants, faire la peinture, éplucher les pommes de terre, écosser. Chacun selon ses talents. » Des jeux suivent le déjeuner puis les baignades dans le Tarn, « plus propre et beau que toute piscine que nous aurions pu construire », sourit Yves, qui se garde d’avouer qu’il est le chef de famille depuis la mort de ses parents quoiqu’il assume toutes les responsabilités de cette fonction. « Nous veillons à ne pas vivre en vase clos : chacun peut inviter des amis, s’il s’acquitte pour eux du forfait prévu, et nous entretenons un lien étroit avec les petits commerces environnants. » Eux aussi rompus aux rituels, le boucher et le boulanger
QU’ON L’ADULE OU LE DÉTESTE, LE LIEU DE L’ENFANCE EST UN SANCTUAIRE
50/ Le Figaro Magazine / 10 juillet 2020
viennent chaque matin déposer leurs produits dans le téléphérique qui survole le Tarn pour acheminer les victuailles jusqu’à la maisonnée.
ENRACINEMENT LOCAL
« La relation avec les locaux a sensiblement changé ces dernières décennies, analyse Stanislas de Laboulaye, qui a racheté les parts de ses frères et soeurs en 1999 et s’enracine au terme d’une carrière de diplomate dans son manoir situé au nord de Rouen. Quand j’étais enfant, mes étés se déroulaient au rythme des activités de la ferme. C’est là que j’ai trouvé mes premiers amis. On s’occupait des foins puis de la récolte des pommes, on connaissait les rabatteurs des chasses, ils étaient nos compagnons de vie et de jeux. Tout cela a disparu. La propriété est devenue hors-sol, elle est celle de Parisiens en week-end. Nos enfants viennent faire des séjours trop courts pour s’enraciner dans le tissu social. » Le temps du confinement, cet épisode de trois mois qui a limité les allées et venues, aurait pu favoriser les rencontres de voisinage. Mais les voisins d’aujourd’hui se cachent davantage derrière des haies de charmilles que jadis.
FAMILLES TOXIQUES
« Certains de mes patients retournent chaque année dans leur maison familiale avec l’impression de partir à la guerre. Ils ont des parents toxiques, gardent le souvenir des incidents fâcheux qui ont éclaté les années antérieures : à ceux-là, je conseille de s’abstenir d’y aller ou de venir avec un ami. Parfois, un tiers neutre peut apaiser le climat », affirme le psychothérapeute. Le moment où les bouteilles de vin rosé sont débouchées sur la terrasse, alors que chacun a passé la journée dans son coin, donne parfois un indice de l’ambiance du repas qui va suivre. Les langues se délient, les vacheries se distillent, les jeux de rôles se retrouvent et le placement à table va contenir ou attiser les tensions. À 45 ans, voir sa belle-soeur en chemise de nuit au petit déjeuner ou supporter que ses neveux laissent l’écorce de leur Babybel sur la table de la cuisine n’est pas sans conséquence. « La quête constante d’harmonie est une condition pour que plusieurs générations vivent sous le même toit », poursuit-il. Dans le petit théâtre des vacances, peu importe que tous s’aiment, se détestent, se chamaillent, pourvu que les règles de départ soient respectées. Car l’affect de l’enfance peut être réactivé brusquement. Sans le savoir, en gardant une relation vivante avec ses proches, contrainte par le lieu, les histoires se délient et les figures inhibantes du passé peuvent se dissiper. « Dans une maison, il y a des périodes et des pièces particulières, note Stanislas de Laboulaye. La chambre dans laquelle mon père est mort est restée inhabitée pendant trois ans. Son souvenir était trop présent. On y a fait des travaux, changé la couleur des murs, et on a fini par y dormir de nouveau. » Souvent la maison de famille existe principalement dans la lanterne magique des personnalités qui l’ont bâtie, rénovée, aimée avant nous. Et tout cela pèse.
PARTIR SANS SE RETOURNER
Certaines histoires de transmission prouvent que le sang ne joue pratiquement pas de rôle dans ces affaires. Ainsi, en Normandie, un homme qui avait soigné et aménagé pendant soixante ans le manoir de Roquefort l’a vendu, à l’âge de 87 ans, clé en main, estimant que les nouveaux acquéreurs sauraient en faire bon usage. Emmanuel Marty de Cambiaire se souvient de sa surprise, après avoir partagé un verre de vin rouge avec cet étranger autour de la table, de l’avoir vu attraper ses clés de voiture et quitter le lieu définitivement. Aujourd’hui, cinq ans après cette acquisition, il n’en revient toujours pas : avec sa femme et leurs trois enfants, il a ajouté quelques tableaux, changé une commode, fait un potager, mais il peine à repenser le lieu à partir de zéro. Convaincu que cette maison l’attendait avec ses meubles ainsi disposés, comme si elle lui était de tout temps destinée, le couple n’est pas pressé d’aménager l’endroit. À l’origine de cette acquisition, comme souvent, une plaie d’enfance à vif : « Quand j’avais 13 ans, mon père s’est séparé de notre maison de famille provençale. Jusqu’à l’âge de 40 ans, je n’ai eu de cesse de retrouver un lieu pour enraciner ma famille. »
DANS LE PETIT THÉÂTRE DES VACANCES, IL FAUT QUE TOUS S’AIMENT, SE DÉTESTENT, SE CHAMAILLENT