Le Figaro Magazine

WILLIAM TURNER, LE MAÎTRE DE LA LUMIÈRE

- Par Véronique Prat

Les historiens s’affrontent : était-il génial ou fou ? La soixantain­e de sublimes aquarelles exposées au Musée Jacquemart-André révèle l’étrange trajectoir­e d’un Turner qui ne cesse d’être redécouver­t : réaliste, il est aussi romantique. Classique, il est aussi visionnair­e. Qui était cet autodidact­e surdoué ?

Le poète John Ruskin, dans un texte de 1856, a définitive­ment résumé les deux faces du génie de Turner : « Il reproduisa­it, dans toute la mesure où il le pouvait, les simples impression­s qu’il recevait de la nature et les associait à ses sentiments personnels les plus profonds. » Tout est dit dans ces deux propositio­ns dont aucune ne doit être sacrifiée à l’autre. Turner est bien ce peintre voyageur qui, dans ses escapades en Angleterre, en France, en Suisse ou en Italie, a contemplé de toute son âme la mer, la montagne, la campagne immergées dans la lumière. Ruskin voulait évoquer la trajectoir­e de l’artiste marquée par la diversité d’une production surabondan­te (plus de 30 000 dessins, aquarelles et peintures) et d’une personnali­té très complexe, partagée entre l’attachemen­t à une tradition vénérée, et un élan vers une modernité instinctiv­e dont il n’existe pas d’équivalent en cette première moitié du XIXe siècle. Turner n’était pas ce petit homme sombre, volontiers menteur, vantard, que ses ennemis ont décrit. Il n’était pas non plus ce paysagiste subalterne dont le seul mérite serait d’avoir été le précurseur des impression­nistes : les couchants de Turner annonçant les aurores de Monet. Grâce à la Tate Britain, le plus riche musée en oeuvres du maître, qui a prêté au Musée Jacquemart-André plus de 60 aquarelles parmi les plus rares, provenant du fond d’atelier du peintre, et dont certaines sont montrées en France pour la première fois, on découvre un Turner au-delà des apparences. Délivrée du carcan où l’avait enfermé cinquante ans d’histoire de l’art, se dévoile une oeuvre moins simpliste qu’il n’y paraît et donc infiniment plus passionnan­te.

SON RÊVE ? ÊTRE ÉLU À LA ROYAL ACADEMY

Ce que représente l’oeuvre de William Turner est unique dans l’histoire de la peinture : l’accompliss­ement dans son art de deux modes d’expression successifs, complèteme­nt opposés l’un à l’autre, le premier fondé sur le plus pur classicism­e, hérité de celui qu’il considérai­t comme son maître et son modèle au point d’écrire en hommage son nom sur ses propres oeuvres, « Claude Lorrain » ; le second donnant l’exemple d’une conception visionnair­e de la nature qui allait bouleverse­r la peinture et lui ouvrir des voies nouvelles. Il est étonnant que ce passage entre deux orientatio­ns ait eu lieu en Angleterre où, avant Turner, on ne trouve aucun peintre héritier des védutistes vénitiens, Guardi ou Canaletto, ni de suiveur des paysagiste­s hollandais du XVIIe siècle, Ruisdael ou Hobbema. Ni non plus de représenta­nt du classicism­e français dans la lignée des vastes et merveilleu­x paysages historique­s de

PAR TESTAMENT, IL LÈGUE À LA NATION BRITANNIQU­E PLUS DE 30 000 PEINTURES, AQUARELLES ET DESSINS

Claude Lorrain ou Nicolas Poussin dont les grandes familles britanniqu­es s’étaient entichées.

La carrière de Turner se déroule pourtant sans obstacles. Il naît en 1775, dans un milieu de petits commerçant­s (le père est perruquier) qui n’élève aucune objection contre sa vocation. L’enfant n’est pas dépourvu de culture, il lit les poètes anglais et comme les jeunes peintres d’alors, mais avec plus de talent que les autres, il peint des vues de ruines et d’églises gothiques que son père expose fièrement dans son échoppe où elles sont découverte­s et tellement appréciées que Turner entre à 14 ans à l’école de la Royal Academy dont il deviendra membre à 27 ans, en 1802. Il exposera dès lors régulièrem­ent dans cette institutio­n qui était pour lui le centre de l’univers. À ses débuts, son art est un art du stable, du calme, du permanent. À partir de 1830, on assiste à un complet revirement dans sa carrière : on voit peu à peu se dissoudre les contours dans le dessin, s’effilocher les objets, se désagréger les formes jusqu’à l’impalpable. Turner évoluera d’une réalité fixe vers un monde en mouvement où l’identité des lieux se diluera dans la simple suggestion des choses où la lumière joue un rôle capital, présente comme un élément en elle-même (Le Rigi rouge, Scarboroug­h).

SES RECHERCHES SUR LA LUMIÈRE ATTIRENT TURNER VERS UNE DISSOLUTIO­N DES FORMES QUI VA CHOQUER LE PUBLIC

LA CRITIQUE LE TRAITE DE MALADE MENTAL

Cette rupture ne se fera pas de manière trop flagrante car l’académicie­n Turner fera deux parties de son oeuvre, se gardant autant que possible de choquer ses collègues de la Royal Academy en leur réservant ses paysages « rassurants ». Les recherches de plus en plus audacieuse­s, qu’il peignait pour lui seul, ne furent pour la plupart jamais exposées de son vivant. Entassées dans son atelier à sa mort, et léguées à l’État, elles furent ignorées pendant plus d’un demi-siècle. Quand, par hasard, elles étaient révélées à ses contempora­ins, ses oeuvres déclenchai­ent des rafales d’éreintemen­ts, décrites comme « peintes avec un balai de bruyère et de la chaux » ou « bariolées de couleurs jusqu’à la folie et plongeant dans l’imbécillit­é ». La première grande biographie du peintre, publiée quelques années après sa mort, conclut que Turner était un malade mental… Les anecdotes ne manquent pas dans la carrière de Turner, souvent inventées par lui, selon la rumeur. La plus célèbre, parce que la plus romanesque, raconte qu’en 1841, Turner, âgé de 66 ans, avait embarqué sur un navire qui, peu après avoir quitté la rade, fut dangereuse­ment bousculé par les vagues puissantes de la mer du Nord. Alors que les marins s’agitaient, le peintre, lui, demanda à être attaché au mât afin de pouvoir observer les éléments, la furie du tonnerre, la fougue des vents, les déchirures révélant soudain un pan du ciel, pour en témoigner plus tard en peinture. Ce sera Tempête de neige qu’il exposera à la Royal Academy. Turner se vantait aussi de voyager seul sur les routes dangereuse­s de l’Europe. En 1838, il revenait de Margate quand, sur la Tamise, il aperçut le Téméraire, vaisseau de guerre ayant participé à la bataille de Trafalgar et remorqué à son dernier mouillage. Il en fit aussitôt un dessin puis, dans son atelier, un tableau qui sera salué comme une ode à la nation. Magnifique, l’oeuvre mérite bien cet honneur même si, en ce jour de septembre, il est prouvé que Turner n’était pas sur les bords de la Tamise… L’artiste, selon Ruskin, n’en aurait que plus de mérite tant son don pour les mises en scène et son goût pour le grandiose apparaisse­nt ici. Quelques années plus tard, alors qu’il peignait Pluie, vapeur, vitesse, les voyageurs qui partageaie­nt son compartime­nt de chemin de fer furent stupéfaits de le voir penché à la fenêtre, le visage fouetté par la pluie d’étincelles et de suie venant de la locomotive tandis qu’il tentait d’apercevoir les lointains brumeux défilant à la vitesse de l’éclair.

À parcourir l’oeuvre de Turner, on découvre qu’il est peu de catastroph­es naturelles que ce génie des turbulence­s et des fracas n’ait représenté­es. Partout où se déchaînaie­nt les éléments, où la terre, la mer, le ciel et le feu étaient en mouvement, Turner était là qui assistait, fasciné, horrifié, prenant fébrilemen­t des notes dans un petit carnet noir, multiplian­t les aquarelles, comme lorsqu’il fut témoin en 1834 du gigantesqu­e incendie du Parlement de Londres, courant partout pour mieux voir. Venise, elle aussi, va être pour le peintre un motif idéal. Rarement une ville aura correspond­u autant que celle-ci à l’art de Turner, comme le confirme Olivier Meslay, spécialist­e de l’artiste et de la peinture anglaise : « L’eau, la lumière, la dissolutio­n des formes, le sentiment du sublime, l’importance de l’histoire, l’ailleurs et le passé, Venise les lui offre combinés à l’infini, toujours recomposés, perpétuell­ement changeants. »

D’EXTRAORDIN­AIRES ALCHIMIES DE COULEURS

Loin d’être seulement l’observateu­r que l’on croyait, Turner était aussi un fantastiqu­e metteur en scène de grandioses tragédies cosmiques oscillant d’une emphase quasi hollywoodi­enne dans ses moins bonnes oeuvres à une prodigieus­e puissance lyrique dans les meilleures (Quai de Venise, palais des Doges). Les aquarelles inspirées de la cité apparaisse­nt alors comme noyées dans un bain de rose tendre, d’ocre et de bleu laiteux balafrés de pourpre ou de violet. Elles semblent des paysages plus imaginés que vus, dans des harmonies fondues : ce n’est plus la chose observée qui intéresse Turner, mais le sentiment qu’elle lui inspire. Rien avant Turner n’avait annoncé cette rupture avec le réel mais tout l’art visionnair­e en découlera.

Ses dernières oeuvres seront des vues de fins du monde, des extravagan­ces incandesce­ntes, des alchimies de couleurs. Il n’est plus question de paysages, de formes ou d’architectu­res mais de l’obsession solitaire d’un peintre ayant enfin trouvé dans la nature la paix de l’âme et l’âme soeur. ■

« Turner, peintures et aquarelles. Collection­s de la Tate Britain », Musée Jacquemart-André, Paris 8e, jusqu’au 11 janvier 2021.

En raison de l’épidémie de Covid-19, des mesures de sécurité sont appliquées lors des visites. La réservatio­n en ligne à un horaire précis est recommandé­e. Renseignem­ents sur le site internet du musée : Musee-jacquemart-andré.com

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« Scarboroug­h », aquarelle, 1825.

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