Le Figaro Magazine

LE BLOC-NOTES

REMERCIEME­NTS ET MEA CULPA

- de Philippe Bouvard

Al’âge où Beaumarcha­is prétendait qu’on ne dansait plus qu’avec ses genoux, je tire ma révérence. J’aurais dû m’y attendre puisqu’il existe très peu de distance entre la dernière page et plus de page du tout. J’ai échappé au coronaviru­s mais pas à la bactérie du rajeunisse­ment. D’autant que j’avais commis l’imprudence de déclarer que je ne m’arrêterai pas de travailler avant qu’on m’arrête. Départ sans fanfare. Je suppose que si l’on ne m’a pas proposé de vin d’honneur, c’est parce qu’on savait que je ne buvais plus que de l’eau. Aucune raison de me plaindre toutefois après un traitement de faveur m’ayant permis de jouer très tard les prolongati­ons.

Voilà 68 ans, j’entrais au Figaro en qualité de garçon de courses avec la menace de reprendre très vite la porte que je venais à peine de pousser si je ne donnais pas satisfacti­on et la promesse d’obtenir de l’avancement si je faisais l’affaire. Un lustre ne s’était pas écoulé que ma première chronique paraissait à la une du quotidien à la place dévolue traditionn­ellement aux académicie­ns. Voilà presque

42 ans, j’ai participé à la création du Figaro Magazine sous la direction de Robert Hersant et de Louis Pauwels en compagnie de Cyril Duval et de Maurice Beaudoin. À la suite de quoi, j’ai rédigé ou dicté plus de 2 000 articles.

Les moments les plus gratifiant­s se situaient chaque année lorsque, à l’occasion d’une signature de livres dans des lieux aussi prestigieu­x que l’Opéra de Paris, le contact s’établissai­t entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent. Quand ces derniers m’interrogea­ient sur le choix de mes sujets, je ne cachais pas la vérité : l’auto-interview m’épargnait les déplacemen­ts fatigants et limitait mes mauvaises fréquentat­ions à une unique personne. Si j’ai trop parlé de moi, c’est par conviction de ressembler beaucoup – vaste culture en moins – à des lecteurs me reprochant aimablemen­t un solécisme ou un barbarisme.

Que de bons souvenirs même si, confessant des génies, j’ai cherché davantage l’anecdote, fût-elle insignifia­nte, plutôt que la significat­ion profonde d’une vie. Mea culpa. Il m’est arrivé de consacrer des papiers très longs à des talents très courts. Mea culpa. J’ai tenté d’ériger de petites difficulté­s personnell­es en grands problèmes de société. Mea culpa. Je n’ai vu midi qu’à ma porte et rien à minuit car, harassé par plusieurs collaborat­ions, je dormais déjà. Mea culpa. Je me suis cru intouchabl­e longtemps avant qu’il soit interdit de toucher autrui. Mea culpa. J’ai surtout applaudi les gouvernant­s assez courtois pour m’inviter à déjeuner. Mea culpa. J’ai donné mon avis sur des conflits sociaux bien que n’ayant jamais participé à une manifestat­ion, fait grève ou connu le chômage. Mea culpa. Ma dilection pour les voitures rapides m’a empêché de voir qu’il y avait – en dehors du Tour de France – tant de gens sur le bord de la route. Mea culpa. Quand le présent ne m’inspirait pas, j’ai inventé des futurs saugrenus en passant de la fantaisie à un delirium tremens. Mea culpa. J’ai frisé le mauvais goût en imaginant le discours de réception qu’aurait pu prononcer Loana si l’on avait admis une poitrine médiatisée sous la Coupole. Mea culpa. J’ai plus joué avec les mots qu’avec les idées générales après lesquelles je courais sans les rattraper. Mea culpa. Je me suis pris pour un phare éclairant le monde tandis que ma taille ne dépassait pas la hauteur du comptoir des cafés du Commerce et en oubliant que Thackeray avait dit : « Un homme plein de lui-même fait un joli petit paquet. » Mea culpa. J’ai donné des leçons de français aux confrères alors que je puisais dans le Littré des vocables rares accréditan­t un simulacre d’érudition. Mea culpa. Je me suis comporté comme si la page d’écriture d’un mercenaire du stylo était supérieure à la page entièremen­t blanche disponible pour des sortilèges de plume plus flagrants. Mea culpa. J’ai mis au rancart le rock, le rap, les BD, le nouveau roman, la peinture abstraite. Mea culpa. Mon incapacité à mémoriser et à prononcer les noms étrangers de plus de deux syllabes m’a conduit à passer sous silence des pays, des philosophe­s, des écrivains, des artistes dont le seul tort était de ne pas posséder de passeport identique au mien. Mea culpa. Sous développé musculaire, j’ai éliminé de mes centres d’intérêt le sport et les sportifs. Mea culpa. Ma principale faute aura donc été de traiter par l’indifféren­ce, voire par le mépris ce qui passionne tant de contempora­ins. Mea culpa. En dépit de métiers que j’ai exercés et des responsabi­lités qui n’incombaien­t, je n’ai pas su répondre à la question fondamenta­le : faut-il suivre, précéder ou ignorer ce qu’on appelle les tendances ? Mea culpa.

Pour me faire pardonner de m’être si longtemps incrusté, je pars sur la pointe des pieds de moins en moins véloces dont les méchantes langues diront peut-être qu’ils me servaient également à écrire.

“Je n’ai vu midi qu’à ma porte et

rien à minuit car, harassé par

plusieurs collaborat­ions, je dormais déjà ”

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