CORONAVIRUS, ALERTE EN GUYANE
Reportage
Alors que grandit l’inquiétude d’une deuxième vague en métropole, la Guyane est devenue le territoire français le plus touché par le Covid-19. Dans les replis de l’Amazonie, les membres de la réserve sanitaire sont arrivés en renfort pour venir en aide aux avant-postes médicaux des frontières avec le Brésil et le Suriname.
la brume matinale est encore épaisse. Ce matin-là, depuis les rives de Grand-Santi, petite commune couchée le long du fleuve Maroni, on peine à distinguer le Suriname voisin pourtant à portée de voix. Dans cette atmosphère humide et déjà plombée par une étouffante chaleur, Dominique et Mélanie transportent quelques caisses jaunes de matériel médical jusqu’à une pirogue en bois accrochée au dévers en béton. Ces deux infirmières de la réserve sanitaire partent en « mission fleuve » : une journée passée à relier les différents « kampus », les villages répartis sur le rivage et les îles éparpillées sur le Maroni. Quelques minutes plus tard et la longue barque de voler sur les rapides du fleuve comme un faucon, les planches claquant sous les coups des vagues ricochant sur la coque. Il nous faudra une heure pour rejoindre Sangsangini, l’un des premiers kampus inscrits sur la liste du jour. Des kampus, Grand-Santi en compte plus de 250. Certains ne sont composés que d’une ou deux maisons, d’autres sont bien plus vastes. Entre les arbres fruitiers et une végétation luxuriante, des habitations en bois surélevées surgissent soudainement, entourées de plants de gazon fraîchement tondu pour éviter les mauvaises rencontres rampant dans les hautes herbes.
DES SOIGNANTS DANS « L’ENFER VERT »
Le but de cette mission est double : informer les habitants des résultats des tests PCR effectués quelques jours plus tôt et contrôler les nouveaux individus qui présenteraient des symptômes liés au Covid-19. Une tâche quasi impossible pour Mélanie et Dominique, tout juste débarquées de métropole dans « l’enfer vert » guyanais, sans le concours de Gwendoline, une médiatrice employée par le centre de soins de Grand-Santi connaissant bien le tissu social et parlant la langue ndjuka, de l’ethnie bushinenge locale, pratiquée des deux côtés du fleuve – en France et au Suriname. « Car ici, on ne soigne pas un pays, insiste Dominique, qui arrive de Haute-Savoie. On soigne une population. » De fait, aucun couvrefeu (encore en vigueur lors de notre passage à GrandSanti) ni aucun confinement (levé peu de temps après la métropole) ne saurait rendre parfaitement étanche cette frontière naturelle mais poreuse par nature. « Les habi
DE LA PIROGUE À L’A400M, UNE CHAÎNE LOGISTIQUE POUR ÉVACUER LES PATIENTS
tants de cette région de la Guyane française sont tous de descendance surinamaise, ajoute Mélanie, infirmière du travail dans une usine alsacienne. C’est impossible de les séparer ou de les trier comme français ou surinamais. On soigne tout le monde. Mais alors que l’on peut administrer un test PCR sur le sol guyanais, impossible de le faire sur le territoire surinamais. Nous sommes obligés de leur demander de venir au centre de Grand-Santi. »
DES PROBLÉMATIQUES UNIQUES À LA GUYANE
Après avoir rejoint les différents kampus, il faut croiser les doigts pour que tous les habitants ne soient pas déjà partis travailler aux abattis – ces microexploitations où est pratiquée une agriculture sur brûlis. Du reste, le processus est identique à celui de la métropole : il faut informer, sensibiliser, tester et soigner… Mais ici, à sept heures de pirogue de Saint-Laurent-du-Maroni, tout est compliqué par une logistique, un isolement et des problématiques uniques à la Guyane. À commencer par le climat. Pour réaliser un test, une infirmière doit revêtir une surblouse, un tablier, une charlotte, enfiler un masque FFP2, plus contraignant que les masques chirurgicaux, des lunettes de protection et des gants – un protocole à suivre rigoureusement sous 34 °C et un taux d’humidité frôlant les 100 %. Des complications qui n’entament ni la motivation ni la détermination des deux infirmières qui, en une matinée, réaliseront quatre tests dans différents kampus et délivreront les résultats à d’autres patients. Ces tests doivent ensuite être rapportés à Grand-Santi, conditionnés dans des glacières et transportés en pirogue vers Saint-Laurent, puis à Cayenne par la route (3 h 30). À moins qu’un hélicoptère du Samu ou de l’armée ne vienne évassaner (réaliser une évacuation sanitaire), il faut compter entre 48 et 72 heures pour obtenir les résultats d’un test PCR. « Contrairement à la métropole, personne ne se plaint, affirme Dominique. Ces gens doivent souvent faire plusieurs heures de pirogue pour arriver au centre, puis attendre à nouveau pour être auscultés. » Cette infirmière de 54 ans est arrivée à Grand-Santi depuis Évian. Inscrite à la réserve sanitaire avec laquelle elle est déjà intervenue plusieurs fois en outre-mer, Dominique a posé le pied en Guyane pour la première fois début juillet. Amputée de la jambe gauche après un accident de moto il y a bientôt vingt ans, sa prothèse ne l’empêche pas de continuer d’exercer son métier avec dévouement et passion. Passée par un centre pour handicapés mentaux et un Ehpad pendant le pic épidémique en métropole, elle a souhaité prolonger son action dans une partie du territoire français qui en a cruellement besoin.
Car si cinq heures de décalage horaire séparent Paris de la Guyane française, l’épidémie de Covid-19, elle, aura mis bien plus de temps à flamber sur ce territoire niché
APPLIQUER DES PROTOCOLES SANITAIRES CONTRAIGNANTS AU COEUR DE LA FORÊT TROPICALE
au nord de l’Amérique du Sud – désormais la deuxième zone géographique le plus touchée dans le monde en nombre de morts. Une latence inexplicable que reconnaît le préfet Marc Del Grande, que nous rencontrions quelques jours plus tôt à Cayenne. « Pour moi, l’épidémie commence le 3 mars à 23 h 57, raconte celui qui se préparait à accueillir le premier ministre Jean Castex. Nous avons eu cinq personnes arrivant du fameux rassemblement évangélique de Mulhouse à Saint-Laurent-du-Maroni. Mais ces cinq cas n’ont pourtant pas lancé l’épidémie en Guyane. La première vraie flambée est arrivée à SaintGeorges-de-l’Oyapock, de l’autre côté du territoire et bien après les premiers cas de Saint-Laurent. » Les derniers chiffres évoquent plus de 6 500 cas recensés sur le sol guyanais et près d’une quarantaine de décès. Les foyers les plus actifs se sont déplacés d’est en ouest ; de SaintGeorges-de-l’Oyapock à la frontière brésilienne jusqu’à Grand-Santi et Maripasoula. Le 14 juin dernier, on ne recensait que 1 255 cas positifs. Un chiffre multiplié par cinq, mais toujours avec une mortalité plus basse que sur le continent européen : entre 0,4 et 0,5 selon différentes sources que nous avons pu consulter.
De retour au centre de soins après la mission fleuve, Mélanie et Dominique rendent compte de leur journée à Béatrice Pesna. Cadre de santé et infirmière spécialisée dans les maladies tropicales, « Béa » a débarqué à Grand-Santi il y a 30 ans avant d’en (et d’y) tomber amoureuse. Avec le docteur Véronique Bonnet, arrivée il y a un an, elles orchestrent ce centre de santé (l’un des 18 en Guyane) et son personnel, composé d’un peu moins de 20 personnes pour plus de 7 000 habitants. Pour Béatrice, l’épidémie s’est abattue sur la commune lorsque des jeunes sont remontés de Saint-Laurent après l’annonce du confinement. Et les vrais premiers cas de se manifester mi-mai. Ici, la barre des 150 cas positifs est désormais atteinte – un chiffre assez bas dont on peut vraisemblablement penser qu’il est en dessous de la réalité, au regard des spécificités de la région et des difficultés à tester en masse une population éparpillée sur un territoire de 80 kilomètres de long et coupé en deux par une frontière. « Sans compter les messages de fake news que les habitants se partagent par WhatsApp », ajoute Béatrice, en nous faisant écouter un mémo vocal qu’un patient lui a partagé. Un message qui alerte sur les dangers du test PCR et du test sérologique que les infirmiers utiliseraient pour « faire des tests de produits non approuvés sur la population bushinenge ».
L’EFFICACITÉ DES GESTES BARRIÈRES
UNE POPULATION JEUNE, MAIS QUI PRÉSENTE DES FACTEURS AGGRAVANTS
Au milieu de l’Amazonie, cette équipe surveille donc l’épidémie comme une casserole de lait sur le feu. Et témoigne de l’efficacité des gestes barrières dans un territoire où le confinement, pour des raisons culturelles et géographiques, ne peut logiquement pas être appliqué de la même manière qu’en métropole. « L’année dernière, à la même époque, comme souvent, on avait une épidémie de diarrhée, raconte le docteur Bonnet. Mais, en 2020, on n’a pratiquement pas eu de cas de ce côté-là. Il faut croire que le retour des gestes d’hygiène simple, comme le lavage des mains, fonctionne. Comme ils fonctionnaient au début du XXe siècle avec le choléra. » Pour les cas déclarés, une
des deux ailes du centre a été réorganisée en mode Covid avec toutes les précautions d’usage. Ce jour-là, à 250 kilomètres, Jean Castex remerciait le personnel soignant de Guyane lors d’une visite officielle plus rapide encore qu’un voyage en pirogue entre Saint-Laurent et GrandSanti. Lors de sa visite à l’hôpital de Cayenne, un infirmier l’interpelle : « On a 40 ans de retard ici. » Un constat que Béatrice et Véronique contestent. « On pouvait peutêtre dire ça il y a 20 ans, rétorque la cadre de santé. Quand je suis arrivée, c’était vraiment la brousse. Mais ce n’est plus du tout vrai aujourd’hui. On a toujours des soucis, évidemment, comme l’accès stable à l’eau courante et quelques coupures d’électricité, mais la situation s’est vraiment améliorée pour un endroit aussi isolé. »
UN CENTRE DE SOINS ISOLÉ MAIS FLAMBANT NEUF
Dans le Suriname voisin, les soins ne sont plus gratuits depuis longtemps et le centre de santé de Stoelman est tombé en décrépitude au milieu des années 1990. Alors qu’à Grand-Santi, où le nouveau centre a été inauguré il y a deux ans, un malade peut être évacué sur Cayenne en hélicoptère, par le Samu ou l’armée, dans la journée – et même amené sur la Martinique ou la Guadeloupe en A400M depuis la base militaire de Matoury, si la gravité de sa condition médicale l’exige. Des rotations aériennes précieuses pour venir soulager des urgences débordées et des services de réanimation sous tension qui étaient déjà parvenus à quadrupler leur capacité. Quant à la propagation du virus, elle ne semble toujours pas suivre un modèle logique. Les premiers cas recensés à Saint-Laurent-du-Maroni, de retour de Mulhouse, n’ont pas créé de foyers comme ce fut le cas en Alsace. C’est à Saint-Georges-de-l’Oyapock, à 300 kilomètres à vol d’oiseau vers l’est, que l’épidémie fut, au début, la plus virulente. Dernière commune de France encore confinée depuis 140 jours, Saint-Georges a connu un taux de tests positifs proche de 20 %. Comme à GrandSanti, la population a ses habitudes des deux côtés du fleuve et est de surcroît aidée par un pont, emprunté par 30 000 personnes par an. Et ici aussi, des infirmiers et médecins continuent de sillonner le fleuve pour surveiller la progression de l’épidémie. À Trois-Palétuviers, les 230 habitants sont pratiquement tous positifs au Covid-19. Julie Moreau et Cyril Bourdon, tous deux infirmiers de la réserve sanitaire, s’y rendent pour la journée avec Tiana, un médecin installé à Saint-Georges depuis quatre ans. Contrairement à Grand-Santi, l’heure n’est plus aux tests mais plutôt au suivi des symptômes et éventuelles aggravations. Sans compter la surveillance et le traitement des autres pathologies, nombreuses dans ce territoire où l’incidence du VIH est très haute et où le diabète est endémique. Julie et Cyril ont tous deux tra
SAINT-GEORGES, À LA FRONTIÈRE DU BRÉSIL, A CONNU UN TAUX DE TESTS POSITIFS PROCHE DE 20%
vaillé en métropole lors du confinement et du pic épidémique ; et eux aussi ont prolongé leur action en Guyane. Mais parce qu’ils sont intérimaires, ils ne sont pas éligibles à la fameuse prime aux soignants. « J’ai bossé deux mois à Paris et je n’ai toujours pas été payé, confie, amer, Cyril. Et nous sommes beaucoup dans ce cas… Les conditions pour la prime et la médaille ont été faites pour exclure une partie du personnel soignant. »
Forts de leur expérience des deux côtés de l’Atlantique, les deux infirmiers constatent qu’à Saint-Georges, et en Guyane plus généralement, le taux de mortalité est effectivement plus bas que dans l’Hexagone, même si le nombre de cas augmente de manière exponentielle. Un phénomène que Bastien Bidaud, médecin à Saint-Georges-de-l’Oyapock et spécialiste des maladies infectieuses et tropicales, explique en partie par des données démographiques : « Une population très jeune, que l’on parle des Amérindiens du côté de Saint-Georges ou des Bushinenges du côté du Suriname. Mais sans oublier des facteurs aggravants à surveiller, comme le diabète et une tendance à l’obésité. » Sur les cas très sévères de Covid-19 que Saint-Georges a dû envoyer vers Cayenne, aucun n’était « tout blanc ». Comprendre jeune et vierge de tout facteur aggravant. Quant au confinement, en place depuis mi-mars et qui fatigue les personnels soignants comme les hommes de la police aux frontières, Bastien souligne l’absurdité de cette durée. « Une telle mesure ne peut être efficace aussi longtemps. C’est un peu comme si face au VIH, à l’époque, on avait dit aux gens d’arrêter de coucher ensemble. Ça peut marcher un mois, peut-être deux, mais, à la fin, il faut trouver autre chose. Il faut apprendre à réduire les risques et travailler à l’application des gestes de protection comme porter un masque et se laver les mains. »
UNE SITUATION PAS ENCORE CATASTROPHIQUE
Pour l’heure, et alors que le pic épidémique dans l’ouest se fait encore attendre, la situation en Guyane n’est donc pas encore catastrophique. Mais la crise sanitaire aura eu comme effet de révéler les faiblesses d’un système certes efficace mais trop rapidement surchargé et qui, au cours de l’été, va être mis à rude épreuve tandis qu’en métropole le confinement n’est plus qu’un lointain souvenir, que les terrasses et les plages sont pleines et que des rassemblements non autorisés fleurissent un peu partout. Seule, comme une île dans une mer verte sur un continent où l’épidémie s’emballe de plus en plus, la Guyane redouble donc de prudence. Et Bastien, Béatrice et Véronique, des deux côtés du territoire, de partager la même crainte : celle de voir les renforts mobilisés disparaître quand la crise sera passée. « Ce virus, on va devoir apprendre à vivre avec pendant au moins deux ans, au milieu de la jungle, prévient Béatrice. L’été va être dur, mais la vraie catastrophe arrivera bien plus tard si les moyens supplémentaires dont on dispose aujourd’hui ne sont pas pérennisés. » ■
UNE CRAINTE : LA FIN DES RENFORTS SANITAIRES VENUS DE MÉTROPOLE