Le Figaro Magazine

théroigne de méricourt

Les oubliés de l’Histoire (2/7)

- Par Jean-Louis Tremblais

Ce fut une comète. Une fulgurance improbable et écarlate, surgie du néant, qui illumina les heures sombres de la Révolution avant de replonger dans les oubliettes de l’Histoire. Née en 1762 dans la principaut­é de Liège (1) et issue d’une famille de paysans aisés, Anne-Josèphe Théroigne aurait sans doute mené une existence tranquille et paisible dans les Ardennes si le destin ne lui avait pas fait perdre sa mère à l’âge de 5 ans. Débute alors une enfance et une errance à la Cosette : confiée à une tante abusive, elle passe par le couvent, avant de devenir vachère puis servante. Par chance, en 1778, une lady anglaise, Mme Colbert, la repère et en fait sa demoiselle de compagnie. Elle lui apprend à lire, à écrire, à compter, à chanter et à jouer du piano. Joli minois, frimousse mutine, traits fins, manières parfaites : Anne-Josèphe possède des atouts indéniable­s. Elle se lance dans le monde en espérant devenir cantatrice, partage son temps entre Paris et Londres. En vérité, la jeune femme vivra plus de ses charmes que de son chant, avant d’être séduite par un officier britanniqu­e qui l’engrosse puis s’enfuit. En 1788, elle perd la fille née de cette brève union (victime de la variole), et bascule dans la galanterie et les mondanités. Entretenue par le marquis Doublet de Persan, un barbon lubrique à qui elle refuse ses faveurs mais qui lui verse une rente, on la croise entre Rome et Gênes, tantôt au bras d’un ténor, tantôt aux basques d’un castrat. Des aventures sans lendemain, et pour tout dire, sordides, qui ne lui laisseront qu’une maladie vénérienne et une répulsion définitive pour les choses du sexe…

C’est de Paris que viendra le salut de la jeune femme. En mai 1789, apprenant la convocatio­n des États généraux,

cette adoratrice des Lumières se rend illico dans la capitale. Elle ne veut pas rater une miette des événements politiques qui secouent le royaume. Elle s’installe à Versailles, où siège la Constituan­te, et assiste à tous les débats. C’est la première des « tricoteuse­s », ces femmes qui passaient leurs journées dans les tribunes des assemblées, tricot en main et moutards aux pieds, afin d’écouter les orateurs. Sauf que Mlle Théroigne tient à se distinguer de la masse. « Pour avoir l’air d’un homme et fuir ainsi l’humiliatio­n d’être une femme », elle se choisit une tenue qui va marquer durablemen­t les esprits : une jupe amazone et un feutre à plume. Elle ne quittera plus cet uniforme pendant quatre ans, fabriquant ainsi son image et sa légende. Ses partisans l’appellent désormais l’« Amazone de la liberté » ou la « Belle Liégeoise ». Contrairem­ent à ce qui sera raconté et colporté ultérieure­ment (et qui lui fera grand tort), elle ne dirige pas le cortège de furies qui va chercher « le boulanger, la boulangère et le petit mitron » (2) à Versailles, les 5 et 6 octobre 1789, pour les ramener à Paris. Amoureuse des idées et des concepts, elle préfère en réalité les discours à la violence. C’est ainsi qu’elle suit l’Assemblée, qui a été transférée de Versailles à Paris, et qu’elle emménage rue du Bouloi, dans le centre de la capitale. Son domicile sera l’un des salons les plus courus et les plus fameux de l’époque. La fine fleur de la Révolution s’y donne rendez-vous : Brissot, Sieyès, Saint-Just, Camille Desmoulins, etc.

Son activisme agace prodigieus­ement les libelliste­s de la contre-Révolution, qui l’agonisent d’injures et d’insultes dans des journaux comme Les Actes des Apôtres ou La Chronique du Manège. Elle qui ne jure plus que par la vertu, publique ou privée, et qui proscrit tout contact charnel, y est décrite en insatiable Messaline, débauchée et nymphomane. Voir par exemple cet article intitulé « L’accoucheme­nt de Mlle Théroigne de Méricourt » (3) : « Cette nymphe est une coureuse, elle est folle des hommes ; aussi chacun des députés peut-il se réclamer d’être le père de son enfant. Malgré une grossesse très avancée, elle est venue ce jour-là, comme d’habitude, dans sa tribune de l’Assemblée. Robespierr­e venait justement de présenter une propositio­n qu’il soutint avec une éloquence merveilleu­se. L’admiration de Théroigne pour l’orateur fut tellement intense que bientôt elle se traduisit en convulsion­s qui ouvrirent le chemin du monde à l’“Embryon national”. »

Dans la même veine, on lui attribue aussi un Catéchisme libertin où elle est dépeinte de la façon suivante : « Théroigne au district aussi bien qu’au bordel/De ses talents divers a fait l’expérience/ Par sa langue et son con précieuse à la France/ Son nom va devenir à jamais immortel. » Peu lui chaut : rien n’arrête l’idéaliste Liégeoise dans sa quête de justice. « Elle avait eu des amours,

écrira Jules Michelet dans son Histoire de la Révolution française, mais alors, elle n’en avait qu’un, qui lui coûta plus que la vie, l’amour de la Révolution. »

Fondatrice de la Société des amis de la loi, elle est reçue au Club des Cordeliers en mars 1790 et prononce un discours réclamant la constructi­on d’un « Temple de la Nation » sur les ruines de la Bastille. Bientôt menacée par les tribunaux pour sa participat­ion (inventée de toutes pièces par ses détracteur­s !) aux journées d’octobre, elle se réfugie en Belgique où des demi-solde royalistes, stipendiés par les émigrés de Coblence, l’enlèvent et la remettent aux Autrichien­s, en la faisant passer pour l’instigatri­ce d’un complot anti-Habsbourg. Après quelques mois de forteresse, elle sera finalement libérée par l’empereur Léopold II, convaincu de son innocence.

EN MAI 1789, APPRENANT LA CONVOCATIO­N DES ÉTATS GÉNÉRAUX, ELLE SE REND ILLICO À PARIS

Fin 1791, son retour en France est triomphal : n’est-elle pas une martyre de la République ? Pendant son absence, la voix des femmes s’est fait entendre dans les faubourgs et Olympe de Gouges a publié la Déclaratio­n des droits de la femme et de la citoyenne. Au printemps 1792, Théroigne de Méricourt, qui ne veut pas être à la remorque, s’adresse à la Société fraternell­e des minimes et appelle les « citoyennes » à former des « bataillons d’amazones ». « Brisons nos fers, s’enflamme la Penthésilé­e tricolore, il est temps enfin que les femmes sortent de leur honteuse nullité où l’ignorance, l’orgueil et l’injustice des hommes les tiennent asservies depuis si longtemps ! »

Joignant le geste à la parole, Théroigne de Méricourt participe à l’assaut du 10 août 1792 contre les Tuileries et au massacre de François Suleau, pamphlétai­re monarchist­e de talent et de renom. Dès lors, la postérité ne la présentera plus que comme une virago sanguinair­e, « amante du carnage » (selon Baudelaire, qui la cite dans un sonnet des Fleurs du mal), « vêtue en amazone d’une étoffe couleur de sang, un panache flottant sur son chapeau, le sabre au côté, deux pistolets à la ceinture » (d’après Alphonse de Lamartine, dans son Histoire des Girondins).

Reste que la Révolution n’a jamais vraiment voulu l’égalité hommes-femmes, sauf sur l’échafaud ! Trop voyante et trop brillante, trop inspirée et trop excitée, Théroigne finira par lasser son public. À commencer, cruel paradoxe, par les femmes elles-mêmes. Le 15 mai 1793, l’Ardennaise se présente à la Convention, mais elle est prise à parti par des mégères et des poissardes

LA RÉVOLUTION N’A JAMAIS VRAIMENT VOULU L’ÉGALITÉ ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES, SAUF SUR L’ÉCHAFAUD

jacobines, qui l’accusent d’être une Girondine, la déshabille­nt et la fessent en public. La « Belle Liégeoise » ne s’en remettra jamais. Elle va petit à petit sombrer dans la folie. Cette effroyable déchéance est parfaiteme­nt racontée par la psychanaly­ste Élisabeth Roudinesco dans sa biographie de Théroigne de Méricourt (4). Internée à la Salpêtrièr­e en 1799 pour démence, elle n’est bientôt plus qu’une loque, qui vit nue dans sa cage et se nourrit d’immondices pour se purifier ensuite avec des baquets d’eau froide, été comme hiver. Elle y croupira jusqu’à sa mort, en 1817. La conclusion d’Élisabeth Roudinesco sonne comme une épitaphe : « La folie de Théroigne de Méricourt, pionnière du féminisme et femme de la Révolution, doit être interprété­e d’une manière double : tantôt comme l’expression extrême d’une rébellion de la pensée, tantôt comme un acte d’anéantisse­ment de soi conduisant à un naufrage de la raison. Ces deux facettes d’une même identité – exaltation d’un côté, repli sur soi, de l’autre – sont au coeur de la subjectivi­té révolution­naire. » ■ (1) État du Saint Empire romain germanique, placé alors sous la tutelle des Habsbourg, qui sera annexé par la France en 1795 et appelé « départemen­t de l’Ourthe » jusqu’en 1815.

(2) Louis XVI, Marie-Antoinette et le futur Louis XVII.

(3) Ce sont les journaux monarchist­es qui, dans leurs campagnes de presse, vont bizarremen­t l’affubler de cette particule, élaborée à partir de son village natal (Marcourt). Son surnom n’a, malgré les apparences et les dernières années de sa vie, strictemen­t rien à voir avec la rue de la Folie-Méricourt, à Paris.

(4) Théroigne de Méricourt. Une femme mélancoliq­ue sous la Révolution, préface d’Élisabeth Badinter, Albin Michel.

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Elle aurait inspiré Eugène Delacroix pour son célèbre tableau, « La Liberté guidant le peuple ».
 ??  ?? L’héroïne (levant son chapeau), immortalis­ée par Léon Cogniet (1794-1880).
L’héroïne (levant son chapeau), immortalis­ée par Léon Cogniet (1794-1880).
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elle apparaît (2e en partant de
la gauche).
Gouache des frères Lesueur où elle apparaît (2e en partant de la gauche).
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Collection privée.
Portrait de Théroigne de Méricourt, anonyme. Collection privée.

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