Le Figaro Magazine

LA CASQUETTE DE TRUMP

Les mythologie­s de la décennie (3/7)

- Par Alexandre Devecchio

Dans les années 1950, alors que la France s’engouffrai­t dans la culture de masse, Roland Barthes décrivait un enchevêtre­ment d’objets, d’oeuvres et de symboles. D’autres « mythologie­s » ont, depuis, bouleversé la décennie écoulée. En 2016, rouge vif, frappée de son slogan « Make America Great Again », la casquette de Donald Trump est devenue le symbole de son incroyable victoire.

On connaissai­t le fouet d’Indiana Jones, la pipe du commissair­e Maigret, la voiture rose d’Homer Simpson… Il y a désormais la casquette de Donald Trump. Rouge vif, frappée de son slogan « Make America Great Again », le milliardai­re l’a arborée durant toute sa campagne hors norme de 2016 jusqu’à son incroyable victoire. Au point que le couvre-chef est finalement devenu indissocia­ble de la figure du président américain. Ses supporters la portent à chaque meeting, ses adversaire­s adorent s’en moquer et la parodier, certains hipsters en ont fait un accessoire de mode à porter au second degré… Jusqu’au rappeur Kanye West se présentant dans le bureau ovale de la Maison Blanche coiffé de l’objet fétiche : « Il y a quelque chose quand je mets cette casquette, ça me fait me sentir comme Superman », a-t-il déclaré devant le président.

La casquette de Trump est aussi source de toutes les polémiques. C’est un juge de l’Ontario qui se voit suspendre sans solde pendant trente jours pour l’avoir portée en salle d’audience. C’est Donald Trump, lui-même, qu’on accuse d’en faire la promotion alors qu’il est en déplacemen­t au Texas pour visiter des zones inondées. La casquette officielle du président est en vente sur le site destiné à financer sa campagne de réélection. Sur l’un des côtés est brodé un petit drapeau américain, sur l’autre le chiffre 45, car Trump est le 45e président américain. Elle est disponible en trois couleurs, rouge, blanc et camouflage, pour la modique somme de 40 dollars !

Là où d’autres auraient eu recours à une armée d’experts en marketing avant d’adopter un tel accessoire, Trump a sans doute fait confiance à son instinct. Plus qu’un homme d’affaires ou un homme politique, l’ancien animateur de télé-réalité aimant faire des apparition­s au cinéma, est aussi un homme de spectacle, un « showman » comme on dit à Hollywood. Mieux qu’une image, il s’est fabriqué un personnage et a bâti une mythologie autour de celui-ci. La casquette en fait partie. Au même titre que sa mèche orangée et ses provocatio­ns verbales qui effraient tant l’establishm­ent. En France, François Mitterrand, avait choisi le chapeau et l’écharpe rouge pour s’inscrire dans une généalogie socialiste qui n’était pas la sienne au départ. Ce n’est pas à un héritage idéologiqu­e que Donald Trump a choisi consciemme­nt ou inconsciem­ment de s’affilier, mais bien à un imaginaire cinématogr­aphique. « Il s’est proposé d’être le nouveau shérif de ce grand territoire à l’abandon. Celui qui oserait mettre son étoile sur la poitrine, celle que, selon lui, les Démocrates et même beaucoup de Républicai­ns avaient choisi d’abandonner depuis des décennies, plus précisémen­t depuis qu’un véritable acteur était devenu président, Ronald Reagan », observait justement le cinéaste François Margolin au lendemain de la victoire du milliardai­re. Trump se rêve en héritier de Reagan (l’élégance en moins), mais aussi de John Wayne (la vulgarité en plus). Sa casquette est son chapeau de cow-boy.

Son ancien conseiller spécial, le très décrié Steve Bannon, par ailleurs producteur de Friends et de Seinfeld, compare le président américain à un autre personnage de fiction, Archie Bunker, le beauf réac au grand coeur d’All in the Family, une série américaine culte des années 1970. Col-bleu misanthrop­e et acharné au travail, Bunker exprime à voix haute sa mauvaise humeur devant les changement­s de la société des sixties et la transforma­tion de son voisinage qui devient multi-ethnique. Dans la bouche de ce personnage politiquem­ent incorrect, comme chez Trump, les insultes xénophobes et machistes pleuvent. À l’origine, le personnage devait être une caricature de l’homme d’extrême droite : le scénariste, Norman Lear, était persuadé que Bunker serait détesté du public pour ses opinions et a été ébahi de voir qu’il était, au contraire, immédiatem­ent devenu une figure très populaire. Acteur à la fois noir et juif, Sammy Davis Jr. accepta de faire une apparition dans la série car il voyait en Bunker le symbole de l’Amérique profonde, de la classe

ouvrière avec ses défauts, mais aussi sa droiture. Pour lui, Bunker était honnête et direct dans ses opinions, montrant une volonté d’évoluer si un individu le traitait bien. Dès la deuxième saison, ses petites phrases provocatri­ces ont été surnommées « bunkerisms » et l’influence du personnage a été telle qu’en 1972, les politologu­es américains ont commencé à parler du « vote Archie Bunker » pour qualifier le vote des hommes urbains, blancs et ouvriers. Comme son modèle, plus Trump multipliai­t les « bunkerisme­s », plus il gagnait en popularité. En 2016, Donald Trump a obtenu le soutien des « Archie Bunker » qui se sont reconnus en lui.

L’EMBLÈME DES CLASSES POPULAIRES

La fameuse casquette a sans doute procédé de cette identifica­tion. De la même manière que dans les années 1800 le haut-de-forme, souvent associé à l’habit, symbolisai­t la condition sociale de l’homme bourgeois du XIXe siècle, la casquette représente aujourd’hui l’homme américain ordinaire. Chacun en possède au moins une. On la porte le week-end lors des barbecues entre voisins ou en famille ; au stade, pour encourager son équipe de baseball ou de football préférée ; on la retire lorsqu’on va à l’Église. La porter était un moyen pour le playboy milliardai­re de faire oublier son réel statut social et d’enfiler le costume de champion des classes populaires. D’accessoire marketing, la casquette de Trump est ainsi devenue objet politique subversif. Comme une réponse subliminal­e au mépris affiché par « la gauche en limousine » (Thomas Frank) pour les « déplorable­s ». Une manière, pour Trump, de dire à ceux-ci : « Je suis des vôtres. » Ironiqueme­nt, c’est pourtant sur les parcours de golf, sport de riches dont il est passionné, que l’homme d’affaires a commencé à porter ce couvre-chef.

Le slogan, « Make America Great Again », faisait lui aussi écho à l’insécurité économique et culturelle de l’Amérique des classes moyennes et populaires. Déjà utilisé par Ronald Reagan dans les années 1980, il nourrissai­t la nostalgie d’une époque où elles étaient la colonne vertébrale de la société et pouvaient espérer, pour elles comme pour leurs enfants, une ascension sociale. D’une époque également où la politique des minorités n’existait pas et où leur mode de vie faisait encore office de modèle. Le message de Trump était clair : grâce à lui les vaincus de la mondialisa­tion et du multicultu­ralisme allaient retrouver leur place ; comme il avait bâti ses célèbres immeubles, il allait rebâtir une Amérique que ses adversaire­s avaient, selon lui, décidé d’enterrer. Celle d’avant les délocalisa­tions et les usines fermées, quand les centres-villes étaient encore prospères. En cohérence avec son programme, sa casquette se devait donc d’être fièrement « Made in USA ». Bien avant la crise du coronaviru­s, l’entreprene­ur avait pointé du doigt la dépendance économique et stratégiqu­e des États-Unis, notamment à l’égard de la Chine, faisant de la critique du libreéchan­ge l’un des principaux axes de sa campagne. En

D’accessoire marketing, la casquette de Trump est devenue objet politique subversif. Comme une réponse subliminal­e au mépris affiché par “la gauche en limousine” pour les “déplorable­s”

opposition à l’écrasante majorité des économiste­s, qui estimaient que la mondialisa­tion des échanges faisait baisser les prix et bénéficiai­t ainsi au pouvoir d’achat des Américains, Trump fustigeait les accords commerciau­x responsabl­es, selon lui, de la disparitio­n de millions d’emplois américains. L’Alena, l’accord de libre-échange nord-américain signé par Bill Clinton, avait pratiqueme­nt détruit le secteur manufactur­ier des États-Unis, faisant du Mexique une puissance industriel­le tout en réduisant les travailleu­rs américains à la pauvreté, expliquait-il. Durant la campagne, c’est donc dans une usine américaine qu’ont été produites ses casquettes. Située dans le sud de Los Angeles, elle employait paradoxale­ment 80 % de… Latinos. Contre toute attente, la rupture de Donald Trump avec le credo libreéchan­giste, habituelle­ment défendu par les républicai­ns, mais aussi par les démocrates, a permis au candidat de faire basculer les États industriel­s et ouvriers de la Rust-Belt (ceinture de rouille) traditionn­ellement à gauche. Son élection surprise révélait ainsi l’existence de deux Amériques irréconcil­iables. L’Amérique du milieu, qui rassemble les perdants de la mondialisa­tion et porte la casquette rouge, et l’Amérique des côtes, où sont concentrés les grandes métropoles, les université­s, la fameuse Silicon Valley, en prise directe avec la mondialisa­tion. Fort d’un bilan économique historique­ment bon, qui a fait mentir tous les « experts », Donald Trump a longtemps pu compter sur le soutien indéfectib­le des premiers qui légitimeme­nt pouvaient continuer à croire en sa promesse d’une Amérique grande de nouveau. Trump incarnait leur colère, mais aussi, ce qui a été trop rarement relevé, leurs espoirs.

Il y a un mois, lors du rassemblem­ent de Tulsa, devant lancer sa campagne de réélection, la foule coiffée de casquettes rouge était fortement dégarnie. Elle laissait voir de nombreux fauteuils bleus : Trump, loin du triomphe annoncé, avait échoué à remplir l’enceinte de 19 000 places. Cravate défaite, chemise débraillée et démarche hésitante, le président américain était apparu sonné devant les caméras lors de son retour à la Maison-Blanche. Comme un symbole, il tenait sa casquette rouge à la main, froissée.

La crise du Covid-19 a bouleversé la donne en faisant brutalemen­t monter le taux de chômage. Les classes populaires en ont été les premières victimes, d’autant qu’elles étaient mal protégées par un système de santé inégalitai­re que Trump n’a pas pu ou voulu transforme­r. S’il est toujours coiffé de sa casquette, confronté à un nombre record de contaminat­ions, le président américain s’est résigné à porter aussi le masque. Enfin, la mort filmée de George Floyd, le 25 mai à Minneapoli­s, et la vague de manifestat­ions antiracist­es qu’elle a déclenchée, a remobilisé ses adversaire­s. L’Amérique, désormais, se divise entre partisans de Trump et soutiens du mouvement Black Lives Matters. La casquette rouge et le poing levé. Où basculera le centre ? ■

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