LE TRIOMPHE MODESTE D’EMMANUEL BESNIER
Portrait
Avec son frère et sa soeur, il est à la tête de la onzième fortune professionnelle de France. Le patron de Lactalis, un des plus grands succès du capitalisme familial à la française, ne veut pas qu’on parle de lui, mais seulement des fromages, qu’il aime. Exceptionnellement, Emmanuel Besnier a laissé “Le Figaro Magazine” faire un peu des deux.
Le voilà, dans son costume bleu pâle, le sourire timide, à l’entrée de l’usine SainteCécile, au coeur de la Normandie fromagère. Emmanuel Besnier nous accueille avec le directeur de l’usine, couverts de masque, blouse et chaussures de protection. Quarante-cinq mille mètres carrés de salles immenses où des robots remuent, refroidissent et moulent les camemberts et les coulommiers, entreposés sur des étagères à perte de vue. Nous sommes dans l’une des deux « cathédrales du camembert » de la région, construites par le groupe Lactalis il y a plus de trente ans. Chaque jour, il en sort 350 000 unités. Tour de force industriel qui paraîtra choquant aux yeux des puristes. Mais on ne nourrit pas la planète – ou la France, en l’occurrence – à partir de microfermes bio. Emmanuel Besnier, 50 ans en septembre, en est le chef d’orchestre invisible. C’est un grand échalas qui ne lève pas la voix, ne s’énerve pas et, surtout, ne se vante pas. Son père lui a inculqué très tôt la sagesse séculaire des catholiques de l’Ouest : « Le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit. » Avancer sous le radar, avoir la réussite modeste sont des obsessions de milliers d’entrepreneurs qui tracent leurs sillons dans les recoins des bocages et de l’arrière-cour de ces maisons bourgeoises des chefs-lieux de départements. Ils savent que la société française ne porte au pinacle les succès industriels que pour mieux les battre froid ensuite. La maxime est donc de vivre caché, et, si possible, heureux. Il arrive pourtant un moment où le succès ne peut plus se dissimuler. « On serait aux États-Unis, Emmanuel Besnier aurait fait la une de Time, s’amuse un collaborateur de l’intéressé. Ici, on rase les murs ! »
Tout est pensé pour se faire oublier. À commencer par ce siège social dans un quartier banal de Laval, en Mayenne, département de 300 000 âmes rarement médiatisé, sauf récemment après une alerte au Covid-19. « Nous sommes l’addition de centaines d’entreprises locales. Nos services centraux restent réduits : on délègue beaucoup », justifie Emmanuel Besnier. C’est l’ancien ministre Jean Arthuis, Mayennais lui aussi, qui parle avec le plus d’admiration de cet
exemple presque parfait des succès du capitalisme familial : « Emmanuel Besnier s’est mis à l’école du pragmatisme et de l’indépendance de son père. Voilà un chef d’entreprise qui n’a fait ni l’ENA ni une grande école, qui n’est dans aucun réseau et ne demande aucune subvention ; lui et son père se sont construits seuls. »
À l’heure de la “financiarisation”, on trouvera peu d’exemples de sociétés familiales non cotées avec une telle valorisation
“QUAND ON EST LEADER, ON EST VISÉ”
Mais cette belle indépendance devient un handicap quand s’accumulent les attaques. Or, il y en a de plus en plus quand on dirige le premier groupe laitier mondial – lequel, d’ailleurs, ne traite que 5 % du lait dans le monde. À table, les Français parlent de moins en moins politique et de plus en plus alimentation. Ou plutôt : ils font de plus en plus de politique avec leur alimentation. Et puis, le lait et le fromage ont partie liée avec la France et, même si notre cher plateau de fin de repas est sur le déclin, l’homme qui influe sur les destinées du camembert, du brie et du roquefort ne peut échapper aux interpellations des pourfendeurs de la malbouffe ou à celles des producteurs de lait, qui lui reprochent des prix d’achat toujours trop bas. Récemment, l’acteur Guillaume Canet, très engagé sur ces questions, s’en est pris à une déclaration, pourtant très factuelle, dans laquelle Emmanuel Besnier disait qu’il fallait peut-être se préparer à un « repli du prix moyen du lait » après le confinement. « Quand on est leaders, on est visés, ce que je comprends. Mais il faut aussi que les gens se rendent compte que les autres coopératives de lait ne l’exportent pas comme nous le faisons.
Or, la moitié du lait de l’Hexagone est vendue à l’étranger. C’est à nous qu’il revient de faire face au problème des excédents à l’exportation, et c’est un défi qui peut influer sur le prix d’achat », répond Emmanuel Besnier, qui rappelle qu’en 2019, bonne année pour le lait, « 100 % de nos augmentations tarifaires ont été redonnées aux producteurs ».
PLUS DE LA MOITIÉ DES AOP FRANÇAISES
Après Sainte-Cécile, nous suivons Emmanuel Besnier dans le village de Saint-Pierre-en-Auge, dans le Calvados, haut lieu du camembert Moulin de Carel depuis 1852. « J’ai grandi avec le camembert. Nous avons été la première marque à couvrir tout le territoire », nous rappelle-t-il. Si le camembert est devenu célèbre avec la Première Guerre mondiale, quand les producteurs normands en firent don aux poilus dans les tranchées, sa diffusion au grand public ne s’est généralisée que par les grandes surfaces, et la pasteurisation du lait. Deux mamelles dont Michel Besnier, son père, sut tirer un succès durable, en inventant la marque Président, dont Bernard Blier fit la pub dans les premières réclames télévisées diffusées dans les années 1970.
À Moulin de Carel, les camemberts sont au lait cru, moulés à la louche et affinés dans des hâloirs traditionnels. Les premiers prix et les médailles d’or sont accrochés dans la salle de réception. « Si ces fromageries n’étaient pas abritées par notre groupe, elles seraient fermées depuis longtemps », susurre Emmanuel Besnier, charlotte sur la tête, pendant la visite de l’atelier de production d’où sortent « seulement » 5 200 fromages chaque jour. Dans la fromagerie de Saint-Pierreen-Auge, les gestes sont ceux d’avanthier et on ne traite que du lait cru, récolté chez les producteurs voisins – mais pas sur place. « Nous réservons ces camemberts aux crémiers fromagers. Peu d’entreprises peuvent se le permettre », observe le patron de Lactalis, dont l’oeil se met à friser quand il mord dans un morceau, le tout accompagné d’une bolée de cidre – autre produit local qu’il aime associer à son AOP normande. « Il est bien ! », dit-il en goûtant son quatrième échantillon depuis le début de la journée. Besnier n’aime pas le camembert trop affiné. « Je le préfère quand il a à peu près quinze jours d’affinage, après emballage », commente-t-il. « Plus c’est affiné plus c’est salé. Les Parisiens se sont habitués à un goût relevé sans doute parce que le camembert arrivait plus tard chez eux ; ici, les Normands l’apprécient très crayeux, moi je préfère un équilibre entre les deux », note-t-il.
Il n’y a pas de limite au débat féroce entre les aristos écolos du goût ultralocal et les démocrates partisans du grand marché et du grand public. La réponse de Lactalis est de se tenir « à l’équilibre », comme un éditeur de livres qui publierait en même temps les poésies de René Char et les romans de Guillaume Musso. L’argent de l’un sert à soutenir l’existence de l’autre. Lactalis détient 38 AOP en Europe et 23 en France. « Les AOP ne représentent qu’un tout petit pourcentage de la consommation du fromage. Ils sont plus chers, plus typés, moins adaptés au goût moyen », nous dit Besnier. L’AOP est un produit de niche, même s’il y a « moins d’écart de prix entre un camembert AOP au lait cru et un camembert pasteurisé en grande surface qu’entre un sac Vuitton et un sac tout-venant », sourit-il. Le premier coûtera autour de 4 ou 5 euros – 6 dans les beaux quartiers – et le second entre 1 et 2 euros. « Chaque fois que nous changeons de quelques centimes le prix d’un fromage en entrée de gamme, nous voyons à quel point cela modifie les attitudes d’achat », observe Besnier, qui en conclut que « le consommateur est toujours prêt en déclaratif à souhaiter des produits bio, mais cela ne se traduit pas dans ses choix, car il n’en a pas les moyens. » Son groupe est donc obligé de tenir compte de ce grand écart.
Les AOP ne représentent qu’un tout petit pourcentage de la consommation du fromage
VINGT ANS À LA TÊTE DU GROUPE
Quelques mois plus tôt, Besnier nous a fait découvrir le Lactopôle de Laval, un vaste musée des savoirfaire laitiers que son père a inauguré en 1999, l’année du changement de nom de l’entreprise. Désormais, elle ne s’appellerait plus Besnier, mais Lactalis. « Il se rendait compte que l’entreprise se mondialisait et il voulait un nom prononçable partout, qui évoque l’univers du lait », résume Michel Nalet, le patron de la communication du groupe.
Il s’agissait aussi d’éviter au nom
Besnier une médiatisation jugée pleine d’aléas. Être indépendant, c’est ne pas avoir à rendre compte aux médias ou aux actionnaires. Lactalis n’est donc pas coté en Bourse, seulement détenue par Emmanuel Besnier, son frère et sa soeur. « Avec un groupe d’une taille pareille, présent dans le monde entier, c’est rarissime », admire un industriel du secteur. En 2020, Lactalis a atteint 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires, comme Besnier l’avait prévu en 2010. Devenu patron en 2000, à 29 ans, à la suite de la mort accidentelle de son père, il fête donc aujourd’hui sa vingtième année à la tête du groupe, et une internationalisation tous azimuts. « Pendant toutes ces années, Emmanuel a été concentré sur le développement de Lactalis. Il pensait que la communication externe n’était pas utile, mais plus le groupe grandissait moins cette position de retrait était facile à tenir, et elle est devenue impossible avec la crise de la salmonelle », résume l’un de ses conseillers.
L’ANTI-DANONE
En janvier 2018, 38 bébés ont été malades à cause de ces lots de lait en poudre infectés de salmonelle – quelques procédures judiciaires sont encore en cours. Chez Lactalis – où on avait déjà vécu d’autres épisodes du même genre, mais jamais aussi médiatisés –, on parle de « crise » et non de « scandale » : ce mot a en effet traumatisé durablement le groupe, qui s’est juré qu’on ne l’y reprendrait plus. « On a mal expliqué ce qui se passait, parce qu’on le découvrait au fur et à mesure, et on a été désarçonnés par le bruit médiatique. Quand on lit encore dans les médias “le scandale Lactalis”, ça fait mal. Car ce n’était pas un scandale, mais un problème sanitaire, que l’on a traité », analyse Emmanuel Besnier, alors que nous le retrouvons pour une troisième étape gastronomique dans le village de Livarot, producteur de ce fromage délicieux et bien plus doux que sa réputation. « C’est à cause de sa couleur jaune que les gens pensent ça », avance Besnier.
Sur la pointe des pieds, il apprend donc à devenir un personnage public. Au début de ce mois de juin, il a fait une présentation à la presse des comptes de Lactalis pour la troisième année consécutive – rien ne l’y oblige, puisqu’il est non coté. Une dizaine de journalistes spécialisés avaient été conviés dans la petite fromagerie de Meaux SaintFaron. Devant un rétroprojecteur à l’ancienne et dans une salle sans prétention, le patron de ce groupe aux 85 000 salariés a rappelé les chiffres impressionnants : premier groupe laitier, avec 5 milliards de litres de lait collectés en France et 20 milliards dans le monde ; treizième groupe alimentaire mondial – Nestlé se plaçant largement en tête, suivi notamment de Danone, en huitième position. Sans y insister, Besnier note, au passage, que son groupe a été « le premier à soutenir la filière du lait bio dans les années 1990, et il en est aujourd’hui le premier collecteur ».
Ne pas crier sur les toits ce que l’on fait, même quand cela va dans le sens des modes du moment, est un défaut du groupe. « Nous ne sommes pas plus discrets que d’autres, regardez la famille Bongrain, personne n’en parle jamais ! » observe Besnier à propos des inventeurs du Caprice des dieux, qui se cachent derrière le groupe Savencia. Si on devait trouver un antimodèle au style Lactalis, il faudrait regarder du côté de Danone. Emmanuel Faber, patron médiatique de cet autre géant français, s’est fait le champion bruyant d’un capitalisme éthique. Il claironne le bien qu’il fait à travers l’Hexagone. Ce ne sera jamais une tentation pour Besnier. Mais, avec la salmonelle, il a compris qu’il serait de toute manière rattrapé par la notoriété, et qu’elle ne devait pas seulement être faite par ses adversaires.
Pendant vingt ans, le nom Besnier a disparu derrière celui de Lactalis. Aujourd’hui, il revient au premier plan. « Ne parlez pas trop de moi », nous demande le patron de Lactalis avant de nous quitter. Il aurait tort d’insister trop. Le Besnier bien affiné fait désormais parti des stars de l’agroalimentaire. C’est peut-être un fardeau, mais c’est aussi un grand succès. Il le savourera discrètement, comme il se doit, pour son anniversaire, avec sa femme et ses trois enfants depuis ses vacances sur l’île de Ré. ■
“Nous ne sommes pas plus discrets que d’autres, regardez la famille Bongrain, personne n’en parle jamais !”