CHINE, UNE CARAVANE VERS LE SHANGRI-LA
Reportage
Après cette période de confinement qui a touché la Chine et le reste du monde, c’est durant trois semaines, sur les Marches tibétaines entre les provinces du Yunnan et du Sichuan, qu’une caravane traditionnelle de chevaux et de mules est partie à la rencontre du mythe de Shangri-la et des explorateurs du siècle dernier qui l’ont inspiré. Un voyage nostalgique vers les horizons perdus.
En 1999, lors de mon premier passage à Shangri-la, anciennement Zhongdian, un ami bouddha vivant m’avait parlé de ce territoire caché là-haut, en allant vers les vallées entre Muli et Litang ; un pays perdu situé dans le Kham tibétain, dans la province du Sichuan. Là-bas, me disait-il, les rivières laissent couler de l’or, où nature est synonyme de sauvagerie piquetée de montagnes aux cimes hiératiques, où les hommes fidèles à leurs traditions vivent détachés du monde. Tel un trésor enfoui, je laissais planer ce rêve de découverte. Juin 2020, après cette longue période de confinement qui a touché le monde entier, la Chine connaît un répit de l’épidémie de Covid-19, une trêve, nous laissant ainsi la possibilité de partir trois semaines sur des pistes muletières en quête de ces territoires cachés. Nous sommes accompagnés d’une solide caravane composée de douze mules et de trois chevaux, se répartissant sur leurs bâts une charge avoisinant les 900 kilos. Suivant plein nord l’aiguille de notre boussole, nous franchissons ce col, véritable porte, à 4 726 mètres, qui nous fait basculer vers ce monde si espéré. Mes équipiers Guillaume et Loson sont en tête, la caravane les suit dans la neige gelée, d’un pas quasi religieux. Face à eux, le sentier se faufile sur un plateau parsemé de blocs rocheux, avec, en fond, la vue soudaine du trident de Kongaling – trois montagnes sacrées frôlant les six mille mètres, aux noms si singuliers et imprononçables de Chanadordje, Chenrezig et, surtout, Jampelyang, dominant au premier plan. Pyramide aussi effrayante que fascinante, d’une écrasante beauté.
Cette apparition nous projette genoux à terre, tels des dévots tibétains, nous la contemplons tout en nous prosternant. Cette montagne déesse culminant à 5 958 mètres n’est pas sans rappeler le mont Karakal, la Lune Bleue, la plus belle montagne du monde décrite dans Les Horizons perdus, de James Hilton, le roman fondateur du mythe de Shangri-la.
Dans son livre devenu un best-seller, publié en 1933, Hilton décrit Shangri-la comme une vallée inaccessible, cachée au coeur du massif de l’Himalaya, entre les plus grands fleuves d’Asie. Ce roman, qui révèle d’une certaine utopie de mondes perdus, raconte l’histoire de cinq
Trois semaines d’expédition sur des pistes muletières à la quête de territoires cachés et mythiques évoqués par les premiers explorateurs
voyageurs qui, à la suite du détournement et du crash de leur avion, découvrent un royaume inconnu, un pays monastique, véritable paradis terrestre. La lamaserie de Shangri-la, perchée face au Karakal, est gouvernée par un ancien jésuite, le père Perrault, qui a créé une religion, syncrétisme du bouddhisme et du catholicisme. On entend dans la vallée aussi bien le Te Deum laudamus que le Om Mani Padme Hum. À ceux qui acceptent de suivre les initiations du grand prêtre lama sont promis le calme et la profondeur, la maturité, la sagesse, le clair enchantement du souvenir… et la vie éternelle ! Adapté au cinéma en 1937 par Frank Capra, le mythe de Shangri-la est inspiré de mythes anciens, celui du Shambala et du tantra Kalachakra, présents dans l’hindouisme, le bouddhisme et la religion originelle tibétaine le bön. Croyance d’un paradis caché où le fonctionnement de la communauté est basé sur la modération, là où des hommes verront d’un oeil égal souffrance et désir, c’est une évidence, une utopie !
CHEMINS NOIRS TIBÉTAINS
2001, c’est la fin du mythe ; pour les Chinois de ce siècle naissant, sous des aspects purement touristiques et économiques, Shangri-la est devenue réelle. Aujourd’hui, deux villes chinoises se nomment Shangri-la. La plus connue est l’ancienne Zhongdian ou Gyalthang, qui signifie pour les tibétains La Plaine Royale, au nord de la province du Yunnan, point de départ de notre expédition, l’autre est une petite bourgade à l’entrée du Parc national de Yading, anciennement Konkaling, dans la province du Sichuan, le but ultime de notre caravane. Même si la marque commerciale de Shangri-la reste paradoxale chez un gouvernement qui nie la notion même de paradis depuis plus d’une décennie, chacune tente de s’imposer comme le véritable berceau du mythe et elles ne cessent d’investir à coups de larges travaux, massacres écologiques sans égal, afin de remporter la manne touristique d’un tel marketing. Dans ces Shangriland, inventés puis reconstitués pour le bonheur des opérateurs touristiques chinois et créer une posture d’un Tibet idéal par le gouvernement, on ne peut s’empêcher de penser à cette phrase du sociologue Rodolphe Christin, auteur de L’Usure du monde : « Le tourisme est mondophage, il tue ce qui le fait vivre, il tue le monde qu’il déclare aimer. »
Loin des enfers et proche des dieux, notre marche dans le ciel se trouve entre ces deux villes en pleines mutations. Presque deux cents kilomètres parcourus en trois semaines, où la distance quotidienne se calcule en dénivelés positifs. Véritables chemins noirs oubliés des tracés topographiques, la piste quasi disparue, inconnue des jeunes
Loin des enfers et proche des dieux, notre marche dans le ciel évolue sur des sentiers oubliés, dans une Chine en pleine transformation
On atteint des déserts glacés,
si hauts qu’ils ne semblent plus appartenir à la Terre
locaux qui nous accompagnent, est parsemée par les ruines d’anciennes cabanes d’alpage. Nous traversons des décors ressemblant aux dessins de Nicolas Roerich, peintre d’origine russe qui, en 1923 et durant cinq années, a arpenté cette Asie extrême entre l’Himalaya et l’Altay, du Gobbi au Cachemire, le grand Tibet… Accompagné de sa femme et de son fils, qui avait seulement 6 ans, il en a rapporté un carnet de route mais surtout des peintures d’une force spirituelle quasi new age, qui rappellent la densité géographique de ces paysages ayant forcément inspiré Hilton durant la création de son mythe. Quel est donc le charme redoutable de ce pays étrange où toujours sont retournés ceux qui l’avaient une fois entrevu ? On arrive dans des déserts glacés, si hauts qu’ils ne semblent plus appartenir à la Terre ; on escalade des montagnes affreuses, chaos d’abîmes noirs et de sommets blancs qui baignent dans le froid absolu du ciel, écrivait il y a un siècle l’explorateur Jacques Bacot dans son livre Le Tibet révolté.
VERS LES HORIZONS PERDUS
Durant ces semaines, notre caravane restera sur une altitude de croisière raisonnable entre 4 000 et 4 800 mètres, dans un air raréfié à la clarté soyeuse, évitant ainsi de croiser nos congénères. Absence des hommes, présence végétale, rhododendrons pluricentenaires, étendues d’azalées et forêts denses de chênes, sapins et mélèzes enguirlandés de lichens et, surtout, d’apparitions animales. Porcs-épics nous laissant en souvenir leurs épines d’une finesse préhistorique, un takin croisé par mon équipier Loson et, par centaine, nous dominant avec mépris, les chevrotains porte-musc martyrisés dans le passé pour les besoins des parfumeurs, et, évidemment, le loup terrorisant nos frères muletiers qui usent de leurs chants inoffensifs pour le faire fuir. Durant les derniers jours de notre progression, nos campements tutoient la beauté céleste des monts Jampelyang et Chenrezig. Avec timidité et respect, nous longeons une piste sur leurs versants occidentaux, qui se révèle être le chemin des pèlerins, absents à cette saison car occupés à ramasser le coûteux cordyceps, et bénite par des cieux offrant une transparence parfaite vers ces horizons perdus. Pour atteindre et apprécier ces lieux où les éléments n’ont jamais été assagis, la caravane traditionnelle avec lourdes tentes, intendance, chevaux et équipage tibétain reste le viatique par excellence pour accéder à ce rêve.
SUR LES TRACES DE LIOTARD ET DAVID-NÉEL
La vision d’une longue caravane de chevaux serpentant dans un paysage de montagnes aux beautés sauvages est la réincarnation du voyage d’antan pratiqué par les explorateurs du début du XXe siècle. Ce type de transport, on ne peut plus naturel, est chargé d’une force transcendantale, antimoderne, qui réveille les songes de l’enfant qui somnole en nous. Notre caravane est tel un navire dans l’océan du ciel qui s’échoue vers des alpages oubliés. Chaque soir, c’est l’étape, les bâts sont mis à terre, avec ouverture des caisses en cuir et des sacs de toile. Une heure de travail où l’équipage mixte (français et tibétain) déploie, avec une certaine folie et foi, ses dernières forces pour créer l’art éphémère des campements. Les légendaires et
spacieuses tentes Bell, en canevas, offrent confort et esthétique à la hauteur du décor qui nous environne. Dans le crépuscule, les bougies s’allument, la table s’apprête, le vin aidant, toujours produit à partir d’une vigne plantée par des missionnaires français au XIXe siècle, voici la veillée qui réchauffe les âmes des corps refroidis par la nuit. Joyeux satellites du feu, les muletiers tibétains y associent chants, danses et leur joie lumineuse nous offrant la première place des plus belles nuits d’étoiles. Chansons de palefreniers de la Route du Thé aux sonorités si aiguës, si hautes, si pures tels les sommets qui nous couronnent, des émotions immuables vécus par les explorateurs du siècle dernier. Ces astres qui éclairent nos chimères portent les noms de Bacot, Forest, Prince d’Orléans, David-Néel, Guibaut et Liotard, Roerich, Prjevalski, et, celui que nous jalousons plus particulièrement, le fameux botaniste austro-américain du National Geographic, Joseph Rock, qui vécut presque trente ans dans ce pays de cocagne que sont les Marches tibétaines. « Pyramide sans égale, la plus belle montagne que mes yeux aient jamais vue », écrivait l’extravagant explorateur lorsqu’il découvrit le Jampelyang, dans son article publié dans le bulletin de juillet 1931. Joseph Rock était d’origine autrichienne, il émigra en 1905 en Amérique où il se fit naturaliser. C’était un autodidacte, il apprit lui-même la botanique, qui, après un détour par le Siam, le fit venir dans ces confins de la Chine.
TRENTE ANS AU TIBET
Par la suite, si nous étalons toutes ses cartes en éventail, nous découvrons qu’il fut entre autres professeur, journaliste, photographe, médecin, ethnologue, cartographe, ornithologue, écrivain… Il parlait le tibétain, le naxi et le chinois. Rock fut l’homme de la situation au bon endroit et au bon moment, nous dit l’écrivain Irène Frain, qui lui a consacré une solide biographie. Lorsqu’il se déplaçait, avec son intendance, c’était une incroyable caravane ! Sur l’une des photos, on le voit entouré de ses 26 mules et ses 17 hommes, accompagnés de soldats armés de fusil. Rock précise : « Vous avez besoin de montrer que vous êtes quelqu’un d’important pour pouvoir survivre dans ce monde sauvage. » Ces contrées, aussi fascinantes qu’inhospitalières, contraignaient les caravanes à se pré
“Pyramide sans égale, la plus belle montagne que mes yeux aient jamais vu”, écrivait Joseph Rock en 1931
munir des dangers à l’aide d’hommes de main, d’armes et de dogues tibétains. En septembre 1940, l’infortuné géographe français Louis Liotard, à qui nos caravanes sont dédiées, fut tué dans une embuscade sur un col du Kham, à quelques centaines de kilomètres de l’endroit où nous campons. Il est généralement admis que pour écrire Les Horizons perdus, Hilton a puisé l’essentiel de son inspiration dans une série de grands reportages du National Geographic écrits par l’excentrique botaniste : montagnes sacrées, invincibles et inconnues, royaumes cachés dirigés par des amazones ou des rois demi-dieux et, enfin, vallées sauvages et lointaines des fleuves Mékong et Saluen avec la présence de missions catholiques… ont fortement contribué à la trame du roman. Hilton nous a pourtant bien mis en garde : « Les cartes, vous pouvez toutes les consulter, mais je puis peut-être vous éviter la peine de chercher. Vous ne trouverez Shangri-la sur aucune. »
LE ROYAUME DE LA PANTHÈRE DES NEIGES
Toujours haut et loin de l’agitation vaine du monde, la caravane franchit le dernier col. Derrière nous, gardien éternel, tel un ange aux ailes déployé, le mont Chenrezig nous regarde une dernière fois. Face à nous, un cirque cerné par la blancheur des sommets escarpés, étendue quasi lunaire, le Tibet sur un plateau.
Sur la neige du versant nord, des névés balayés par des vents violents nous laissent encore entrevoir des traces du passage d’un petit félin. Une panthère des neiges ? Dans mon sac à dos, le récit de Sylvain Tesson en territoire tibétain en compagnie du roi de l’affût en zones froides et extrêmes, le photographe Vincent Munier. Inspiré par l’apparition religieuse de ce félin, depuis une grotte surplombant ce paradis par -30 C°, l’écrivain-voyageur nous laisse son credo : vénérer ce qui se tient devant nous. Ne rien attendre. Se souvenir beaucoup. Se garder des espérances, fumées au-dessus des ruines. Jouir de ce qui s’offre. Chercher les symboles et croire à la poésie plus solide que la foi. Se contenter du monde. Lutter pour qu’il demeure. Disciple de cette discipline, ainsi la caravane navigue vers ses chemins noirs qui la mèneront vers de nouveaux horizons perdus, son Shangri-la ! ■
Constantin de Slizewicz est l’auteur des Peuples oubliés du Tibet, Perrin, 19 €. Pour participer à une expédition sur les traces de la mythique Shangri-la : www.caravane-liotard.com
“Les cartes, vous pouvez toutes les consulter, mais je puis peut-être vous
éviter la peine de chercher. Vous ne trouverez Shangri-la sur aucune”