Le Figaro Magazine

CHINE, UNE CARAVANE VERS LE SHANGRI-LA

Reportage

- De nos envoyés spéciaux Constantin de Slizewicz (texte) et Thomas Goisque (photos)

Après cette période de confinemen­t qui a touché la Chine et le reste du monde, c’est durant trois semaines, sur les Marches tibétaines entre les provinces du Yunnan et du Sichuan, qu’une caravane traditionn­elle de chevaux et de mules est partie à la rencontre du mythe de Shangri-la et des explorateu­rs du siècle dernier qui l’ont inspiré. Un voyage nostalgiqu­e vers les horizons perdus.

En 1999, lors de mon premier passage à Shangri-la, ancienneme­nt Zhongdian, un ami bouddha vivant m’avait parlé de ce territoire caché là-haut, en allant vers les vallées entre Muli et Litang ; un pays perdu situé dans le Kham tibétain, dans la province du Sichuan. Là-bas, me disait-il, les rivières laissent couler de l’or, où nature est synonyme de sauvagerie piquetée de montagnes aux cimes hiératique­s, où les hommes fidèles à leurs traditions vivent détachés du monde. Tel un trésor enfoui, je laissais planer ce rêve de découverte. Juin 2020, après cette longue période de confinemen­t qui a touché le monde entier, la Chine connaît un répit de l’épidémie de Covid-19, une trêve, nous laissant ainsi la possibilit­é de partir trois semaines sur des pistes muletières en quête de ces territoire­s cachés. Nous sommes accompagné­s d’une solide caravane composée de douze mules et de trois chevaux, se répartissa­nt sur leurs bâts une charge avoisinant les 900 kilos. Suivant plein nord l’aiguille de notre boussole, nous franchisso­ns ce col, véritable porte, à 4 726 mètres, qui nous fait basculer vers ce monde si espéré. Mes équipiers Guillaume et Loson sont en tête, la caravane les suit dans la neige gelée, d’un pas quasi religieux. Face à eux, le sentier se faufile sur un plateau parsemé de blocs rocheux, avec, en fond, la vue soudaine du trident de Kongaling – trois montagnes sacrées frôlant les six mille mètres, aux noms si singuliers et imprononça­bles de Chanadordj­e, Chenrezig et, surtout, Jampelyang, dominant au premier plan. Pyramide aussi effrayante que fascinante, d’une écrasante beauté.

Cette apparition nous projette genoux à terre, tels des dévots tibétains, nous la contemplon­s tout en nous prosternan­t. Cette montagne déesse culminant à 5 958 mètres n’est pas sans rappeler le mont Karakal, la Lune Bleue, la plus belle montagne du monde décrite dans Les Horizons perdus, de James Hilton, le roman fondateur du mythe de Shangri-la.

Dans son livre devenu un best-seller, publié en 1933, Hilton décrit Shangri-la comme une vallée inaccessib­le, cachée au coeur du massif de l’Himalaya, entre les plus grands fleuves d’Asie. Ce roman, qui révèle d’une certaine utopie de mondes perdus, raconte l’histoire de cinq

Trois semaines d’expédition sur des pistes muletières à la quête de territoire­s cachés et mythiques évoqués par les premiers explorateu­rs

voyageurs qui, à la suite du détourneme­nt et du crash de leur avion, découvrent un royaume inconnu, un pays monastique, véritable paradis terrestre. La lamaserie de Shangri-la, perchée face au Karakal, est gouvernée par un ancien jésuite, le père Perrault, qui a créé une religion, syncrétism­e du bouddhisme et du catholicis­me. On entend dans la vallée aussi bien le Te Deum laudamus que le Om Mani Padme Hum. À ceux qui acceptent de suivre les initiation­s du grand prêtre lama sont promis le calme et la profondeur, la maturité, la sagesse, le clair enchanteme­nt du souvenir… et la vie éternelle ! Adapté au cinéma en 1937 par Frank Capra, le mythe de Shangri-la est inspiré de mythes anciens, celui du Shambala et du tantra Kalachakra, présents dans l’hindouisme, le bouddhisme et la religion originelle tibétaine le bön. Croyance d’un paradis caché où le fonctionne­ment de la communauté est basé sur la modération, là où des hommes verront d’un oeil égal souffrance et désir, c’est une évidence, une utopie !

CHEMINS NOIRS TIBÉTAINS

2001, c’est la fin du mythe ; pour les Chinois de ce siècle naissant, sous des aspects purement touristiqu­es et économique­s, Shangri-la est devenue réelle. Aujourd’hui, deux villes chinoises se nomment Shangri-la. La plus connue est l’ancienne Zhongdian ou Gyalthang, qui signifie pour les tibétains La Plaine Royale, au nord de la province du Yunnan, point de départ de notre expédition, l’autre est une petite bourgade à l’entrée du Parc national de Yading, ancienneme­nt Konkaling, dans la province du Sichuan, le but ultime de notre caravane. Même si la marque commercial­e de Shangri-la reste paradoxale chez un gouverneme­nt qui nie la notion même de paradis depuis plus d’une décennie, chacune tente de s’imposer comme le véritable berceau du mythe et elles ne cessent d’investir à coups de larges travaux, massacres écologique­s sans égal, afin de remporter la manne touristiqu­e d’un tel marketing. Dans ces Shangrilan­d, inventés puis reconstitu­és pour le bonheur des opérateurs touristiqu­es chinois et créer une posture d’un Tibet idéal par le gouverneme­nt, on ne peut s’empêcher de penser à cette phrase du sociologue Rodolphe Christin, auteur de L’Usure du monde : « Le tourisme est mondophage, il tue ce qui le fait vivre, il tue le monde qu’il déclare aimer. »

Loin des enfers et proche des dieux, notre marche dans le ciel se trouve entre ces deux villes en pleines mutations. Presque deux cents kilomètres parcourus en trois semaines, où la distance quotidienn­e se calcule en dénivelés positifs. Véritables chemins noirs oubliés des tracés topographi­ques, la piste quasi disparue, inconnue des jeunes

Loin des enfers et proche des dieux, notre marche dans le ciel évolue sur des sentiers oubliés, dans une Chine en pleine transforma­tion

On atteint des déserts glacés,

si hauts qu’ils ne semblent plus appartenir à la Terre

locaux qui nous accompagne­nt, est parsemée par les ruines d’anciennes cabanes d’alpage. Nous traversons des décors ressemblan­t aux dessins de Nicolas Roerich, peintre d’origine russe qui, en 1923 et durant cinq années, a arpenté cette Asie extrême entre l’Himalaya et l’Altay, du Gobbi au Cachemire, le grand Tibet… Accompagné de sa femme et de son fils, qui avait seulement 6 ans, il en a rapporté un carnet de route mais surtout des peintures d’une force spirituell­e quasi new age, qui rappellent la densité géographiq­ue de ces paysages ayant forcément inspiré Hilton durant la création de son mythe. Quel est donc le charme redoutable de ce pays étrange où toujours sont retournés ceux qui l’avaient une fois entrevu ? On arrive dans des déserts glacés, si hauts qu’ils ne semblent plus appartenir à la Terre ; on escalade des montagnes affreuses, chaos d’abîmes noirs et de sommets blancs qui baignent dans le froid absolu du ciel, écrivait il y a un siècle l’explorateu­r Jacques Bacot dans son livre Le Tibet révolté.

VERS LES HORIZONS PERDUS

Durant ces semaines, notre caravane restera sur une altitude de croisière raisonnabl­e entre 4 000 et 4 800 mètres, dans un air raréfié à la clarté soyeuse, évitant ainsi de croiser nos congénères. Absence des hommes, présence végétale, rhododendr­ons pluricente­naires, étendues d’azalées et forêts denses de chênes, sapins et mélèzes enguirland­és de lichens et, surtout, d’apparition­s animales. Porcs-épics nous laissant en souvenir leurs épines d’une finesse préhistori­que, un takin croisé par mon équipier Loson et, par centaine, nous dominant avec mépris, les chevrotain­s porte-musc martyrisés dans le passé pour les besoins des parfumeurs, et, évidemment, le loup terrorisan­t nos frères muletiers qui usent de leurs chants inoffensif­s pour le faire fuir. Durant les derniers jours de notre progressio­n, nos campements tutoient la beauté céleste des monts Jampelyang et Chenrezig. Avec timidité et respect, nous longeons une piste sur leurs versants occidentau­x, qui se révèle être le chemin des pèlerins, absents à cette saison car occupés à ramasser le coûteux cordyceps, et bénite par des cieux offrant une transparen­ce parfaite vers ces horizons perdus. Pour atteindre et apprécier ces lieux où les éléments n’ont jamais été assagis, la caravane traditionn­elle avec lourdes tentes, intendance, chevaux et équipage tibétain reste le viatique par excellence pour accéder à ce rêve.

SUR LES TRACES DE LIOTARD ET DAVID-NÉEL

La vision d’une longue caravane de chevaux serpentant dans un paysage de montagnes aux beautés sauvages est la réincarnat­ion du voyage d’antan pratiqué par les explorateu­rs du début du XXe siècle. Ce type de transport, on ne peut plus naturel, est chargé d’une force transcenda­ntale, antimodern­e, qui réveille les songes de l’enfant qui somnole en nous. Notre caravane est tel un navire dans l’océan du ciel qui s’échoue vers des alpages oubliés. Chaque soir, c’est l’étape, les bâts sont mis à terre, avec ouverture des caisses en cuir et des sacs de toile. Une heure de travail où l’équipage mixte (français et tibétain) déploie, avec une certaine folie et foi, ses dernières forces pour créer l’art éphémère des campements. Les légendaire­s et

spacieuses tentes Bell, en canevas, offrent confort et esthétique à la hauteur du décor qui nous environne. Dans le crépuscule, les bougies s’allument, la table s’apprête, le vin aidant, toujours produit à partir d’une vigne plantée par des missionnai­res français au XIXe siècle, voici la veillée qui réchauffe les âmes des corps refroidis par la nuit. Joyeux satellites du feu, les muletiers tibétains y associent chants, danses et leur joie lumineuse nous offrant la première place des plus belles nuits d’étoiles. Chansons de palefrenie­rs de la Route du Thé aux sonorités si aiguës, si hautes, si pures tels les sommets qui nous couronnent, des émotions immuables vécus par les explorateu­rs du siècle dernier. Ces astres qui éclairent nos chimères portent les noms de Bacot, Forest, Prince d’Orléans, David-Néel, Guibaut et Liotard, Roerich, Prjevalski, et, celui que nous jalousons plus particuliè­rement, le fameux botaniste austro-américain du National Geographic, Joseph Rock, qui vécut presque trente ans dans ce pays de cocagne que sont les Marches tibétaines. « Pyramide sans égale, la plus belle montagne que mes yeux aient jamais vue », écrivait l’extravagan­t explorateu­r lorsqu’il découvrit le Jampelyang, dans son article publié dans le bulletin de juillet 1931. Joseph Rock était d’origine autrichien­ne, il émigra en 1905 en Amérique où il se fit naturalise­r. C’était un autodidact­e, il apprit lui-même la botanique, qui, après un détour par le Siam, le fit venir dans ces confins de la Chine.

TRENTE ANS AU TIBET

Par la suite, si nous étalons toutes ses cartes en éventail, nous découvrons qu’il fut entre autres professeur, journalist­e, photograph­e, médecin, ethnologue, cartograph­e, ornitholog­ue, écrivain… Il parlait le tibétain, le naxi et le chinois. Rock fut l’homme de la situation au bon endroit et au bon moment, nous dit l’écrivain Irène Frain, qui lui a consacré une solide biographie. Lorsqu’il se déplaçait, avec son intendance, c’était une incroyable caravane ! Sur l’une des photos, on le voit entouré de ses 26 mules et ses 17 hommes, accompagné­s de soldats armés de fusil. Rock précise : « Vous avez besoin de montrer que vous êtes quelqu’un d’important pour pouvoir survivre dans ce monde sauvage. » Ces contrées, aussi fascinante­s qu’inhospital­ières, contraigna­ient les caravanes à se pré

“Pyramide sans égale, la plus belle montagne que mes yeux aient jamais vu”, écrivait Joseph Rock en 1931

munir des dangers à l’aide d’hommes de main, d’armes et de dogues tibétains. En septembre 1940, l’infortuné géographe français Louis Liotard, à qui nos caravanes sont dédiées, fut tué dans une embuscade sur un col du Kham, à quelques centaines de kilomètres de l’endroit où nous campons. Il est généraleme­nt admis que pour écrire Les Horizons perdus, Hilton a puisé l’essentiel de son inspiratio­n dans une série de grands reportages du National Geographic écrits par l’excentriqu­e botaniste : montagnes sacrées, invincible­s et inconnues, royaumes cachés dirigés par des amazones ou des rois demi-dieux et, enfin, vallées sauvages et lointaines des fleuves Mékong et Saluen avec la présence de missions catholique­s… ont fortement contribué à la trame du roman. Hilton nous a pourtant bien mis en garde : « Les cartes, vous pouvez toutes les consulter, mais je puis peut-être vous éviter la peine de chercher. Vous ne trouverez Shangri-la sur aucune. »

LE ROYAUME DE LA PANTHÈRE DES NEIGES

Toujours haut et loin de l’agitation vaine du monde, la caravane franchit le dernier col. Derrière nous, gardien éternel, tel un ange aux ailes déployé, le mont Chenrezig nous regarde une dernière fois. Face à nous, un cirque cerné par la blancheur des sommets escarpés, étendue quasi lunaire, le Tibet sur un plateau.

Sur la neige du versant nord, des névés balayés par des vents violents nous laissent encore entrevoir des traces du passage d’un petit félin. Une panthère des neiges ? Dans mon sac à dos, le récit de Sylvain Tesson en territoire tibétain en compagnie du roi de l’affût en zones froides et extrêmes, le photograph­e Vincent Munier. Inspiré par l’apparition religieuse de ce félin, depuis une grotte surplomban­t ce paradis par -30 C°, l’écrivain-voyageur nous laisse son credo : vénérer ce qui se tient devant nous. Ne rien attendre. Se souvenir beaucoup. Se garder des espérances, fumées au-dessus des ruines. Jouir de ce qui s’offre. Chercher les symboles et croire à la poésie plus solide que la foi. Se contenter du monde. Lutter pour qu’il demeure. Disciple de cette discipline, ainsi la caravane navigue vers ses chemins noirs qui la mèneront vers de nouveaux horizons perdus, son Shangri-la ! ■

Constantin de Slizewicz est l’auteur des Peuples oubliés du Tibet, Perrin, 19 €. Pour participer à une expédition sur les traces de la mythique Shangri-la : www.caravane-liotard.com

“Les cartes, vous pouvez toutes les consulter, mais je puis peut-être vous

éviter la peine de chercher. Vous ne trouverez Shangri-la sur aucune”

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 ??  ?? Chaque matin, durant une demi-heure, les 900 kilos de matériel répartis dans des caisses et sacs, sont harnachés sur les mules.
Chaque matin, durant une demi-heure, les 900 kilos de matériel répartis dans des caisses et sacs, sont harnachés sur les mules.
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douze mules et trois chevaux.
L’équipage de la caravane avec Loson, Guillaume, Constantin et les muletiers tibétains accompagna­nt douze mules et trois chevaux.
 ??  ?? Au pied de la montagne déesse Jambeyang, haute de 5 958 mètres, un campement à 4 490 mètres pour prendre la première place des plus belles nuits étoilées.
Au pied de la montagne déesse Jambeyang, haute de 5 958 mètres, un campement à 4 490 mètres pour prendre la première place des plus belles nuits étoilées.
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 ??  ?? Au petit matin, départ dans la brume sur des sentiers rocailleux.
Au petit matin, départ dans la brume sur des sentiers rocailleux.
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commerçant­es.
Les muletières tibétaines perpétuent la tradition millénaire de la Route du Thé telle qu’elle était pratiquée par les caravanes commerçant­es.
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 ??  ?? Accueil légendaire des Tibétains dans les villages traversés.
Accueil légendaire des Tibétains dans les villages traversés.
 ??  ?? La montagne Chenrezig, haute de 6 032 mètres, cathédrale aux neiges éternelles.
La montagne Chenrezig, haute de 6 032 mètres, cathédrale aux neiges éternelles.
 ??  ?? Col à 4 682 mètres orné de drapeaux à prières. Dans la tradition bouddhiste tibétaine, ces offrandes sont mises en évidence pour que le vent puisse réciter les prières.
Col à 4 682 mètres orné de drapeaux à prières. Dans la tradition bouddhiste tibétaine, ces offrandes sont mises en évidence pour que le vent puisse réciter les prières.
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 ??  ?? Pour atteindre et apprécier ces décors où les éléments n’ont jamais été assagis, la caravane traditionn­elle (mules, lourdes tentes, intendance…) reste la mieux appropriée.
Pour atteindre et apprécier ces décors où les éléments n’ont jamais été assagis, la caravane traditionn­elle (mules, lourdes tentes, intendance…) reste la mieux appropriée.
 ??  ?? Le monastère de Songzanlin, au nord du Yunnan, rappelle immanquabl­ement l’image du Shangri-la imaginé par James Hilton
dans son roman Les Horizons perdus.
Le monastère de Songzanlin, au nord du Yunnan, rappelle immanquabl­ement l’image du Shangri-la imaginé par James Hilton dans son roman Les Horizons perdus.

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