Le Figaro Magazine

ALFRED RUSSEL WALLACE, DARWINISTE AVANT DARWIN

Les oubliés de l’Histoire (3/7)

- Par Vincent Jolly

Scientifiq­ue, explorateu­r et aventurier, il a théorisé l’évolution des espèces quelques années avant la publicatio­n de « L’Origine des espèces » (1859). Mais un concours de circonstan­ces et l’envoi malheureux d’une lettre ont changé le cours de l’Histoire, condamnant Wallace à un certain anonymat, dans l’ombre de Charles Darwin.

Sur un atlas ou une mappemonde, posez votre doigt sur Bali. Remontez entre Bali et Lombok jusqu’au détroit de Macassar, passez entre Bornéo et Célèbes, glissez vers l’est en frôlant les Philippine­s jusqu’à l’archipel de Palaos. Félicitati­ons : vous venez de tracer la ligne Wallace. Une frontière imaginaire baptisée ainsi en l’honneur d’Alfred Russel Wallace, darwiniste avant que le darwinisme ne soit formalisé dans un livre en 1859. La vie et l’oeuvre de ce contempora­in de l’auteur de L’Origine des espèces ont longtemps été oubliées. Son histoire, pourtant, s’entremêle inextricab­lement avec celle de Charles Darwin.

Wallace est né en 1823 dans l’Angleterre victorienn­e en pleine révolution industriel­le. Dernier enfant d’une fratrie de huit, il est le fils d’un père qui engloutit ses rares rentes dans des investisse­ments financiers douteux et voués à l’échec. Bon élève, il rejette néanmoins l’enseigneme­nt de l’école qu’il trouve médiocre, dépassé. Il préfère se réfugier dans les livres. Des livres qui le suivront lorsqu’il devra partir à Londres travailler auprès de ses frères pour gagner de l’argent. Il a alors 14 ans et entre au contact du monde ouvrier de l’époque, milieu contestata­ire qui lui enseigne le rejet du pouvoir anglican et la mainmise du clergé. Lecteur attentif du théoricien socialiste Robert Owen, il découvre aussi le malthusian­isme, qui aura son importance plus tard. À cette même époque, Charles Darwin, de quatorze ans son aîné et évoluant dans un milieu bien plus aisé, revient de son voyage de cinq ans sur le Beagle et commence à rassembler ses réflexions qui aboutiront, vingt ans plus tard, à la rédaction de L’Origine des espèces.

Preuve que Wallace est un prodigieux autodidact­e, il réussit à se faire engager comme enseignant d’arithmétiq­ue à Leicester. Cette même année – 1843 –, il rencontre Henry Walter Bates, un autre grand naturalist­e

anglais avec lequel il se lie d’amitié grâce à leurs passions communes. Après plusieurs mois à chasser les coléoptère­s dans les campagnes de Leicester, abreuvés par les récits de voyage d’aventurier­s comme Alexander von Humboldt – mais aussi celui d’un certain Darwin à bord du Beagle… –, Wallace et Bates décident de partir en Amazonie. Ils embarquent, en 1848, à bord du Mischief et arrivent à Belém, au Brésil. Pendant six ans, les deux hommes vont travailler ensemble, se séparer, se retrouver. Ils sont rejoints, de temps en temps, par d’autres confrères aventurier­s, explorateu­rs et scientifiq­ues. Parmi eux, aussi, l’un des frères de Wallace, qui meurt de la fièvre jaune.

MALÉDICTIO­NS EN CASCADE

L’Amazonie étant à l’époque ce qu’elle est toujours aujourd’hui, à savoir un milieu parfaiteme­nt hostile pour tous ceux qui n’y sont pas nés, Wallace fait preuve d’une résilience exceptionn­elle et d’un courage indéfectib­le. Pour financer son expédition, il entreprend de rassembler des grandes collection­s de spécimens divers et variés. Il en garde certaines avec lui et envoie les autres à Londres, où elles sont vendues. Après avoir arpenté la région de Belém pendant plusieurs mois, il part seul remonter le Rio Negro, devenant officielle­ment le premier Européen à se rendre dans cette zone de l’Amazonie, à l’est de la Colombie et au sud du Venezuela. Il avale plusieurs milliers de kilomètres à pirogue, au milieu de la jungle avec des Indiens et des autochtone­s dont il ne parle pas la langue. En effectuant des relevés topographi­ques, il réalise l’une des meilleures cartes du Rio Negro et de cette région de l’Amazonie – elle sera utilisée jusqu’à la fin du XIXe siècle. Depuis cette zone, il part ensuite explorer l’Orénoque, au Venezuela.

En 1852, il quitte l’Amérique du Sud à bord du Helen avec, dans ses bagages, des dizaines de carnets noircis et d’importante­s collection­s de spécimens. L’embarcatio­n prend feu, et Wallace perd tout – à l’exception de quelques notes sauvées et des collection­s qu’il avait pu envoyer avant son départ. Lors de son retour, il publie plusieurs articles et un livre, récit de son voyage sur le Rio Negro. Après dix-huit mois à Londres, où il tente d’obtenir de l’argent auprès de sa compagnie d’assurances, il décide de repartir à nouveau. Mais cette fois dans l’archipel malais, où la présence de nombreux comptoirs hollandais, anglais et portugais lui permettron­t d’envoyer ses collection­s de spécimens. Alfred Russel Wallace a 31 ans lorsqu’il arrive aux abords des îles de Bali et de Lombok. Entre 1854 et 1862, il va parcourir 20 000 kilomètres dans l’archipel malais. Une odyssée sur mer et sur terre qui lui permet de récolter et d’envoyer plus de 120 000 spécimens vers l’Angleterre – parmi lesquels on dénombrera par la suite plus de 1 000 nouvelles espèces. Là encore, le voyage n’est pas de tout repos. Comme en Amazonie, le climat et la faune ne sont pas cléments avec l’aventurier, dévoré par les moustiques, frappé par la malaria, la dysenterie et autres malédictio­ns du voyageur. Sur l’actuelle Bornéo, il rencontre un singulier personnage, lui aussi grand oublié de l’Histoire : James Brooke, un ancien soldat et membre de la Compagnie des Indes orientales qui avait été fait raja de la région de Sarawak par le sultan de Brunei.

UN ARTICLE RETENTISSA­NT

Sur les fameuses Bali et Lombok, deux îles parmi la myriade qui compose les archipels alentour, Wallace fait sa plus grande découverte. Alors qu’elles ne sont espacées que d’une trentaine de kilomètres, il établit que Bali possède une faune et une flore asiatiques alors que sur Lombok, les espèces sont plutôt de type océanien. Pourquoi, et surtout comment, une démarcatio­n biologique aussi nette a pu s’établir alors que les deux endroits sont aussi proches l’un de l’autre et qu’ils possèdent le même climat ? Il l’explique par la variation des niveaux marins lors de la dernière période glaciaire : une époque où certains détroits de l’océan étaient franchissa­bles et d’autres non. En 1855, il adresse à Londres un article dans lequel il établit plusieurs faits sur la répartitio­n des espèces sur un territoire donné. Lorsqu’il paraît, des proches de Charles Darwin alertent leur ami qu’un jeune scientifiq­ue parti arpenter l’archipel malais suit la même idée que celle sur laquelle il travaille depuis longtemps et qu’il a développée, en 1842, dans un manuscrit non publié. Trois ans plus tard, Wallace, toujours en Indonésie, vit une épiphanie – certains racontent pendant

IL FAIT PART DE SES RECHERCHES À DARWIN PLUTÔT QU’À UN ÉDITEUR

une crise de malaria. Il comprend que c’est bel et bien l’environnem­ent qui sélectionn­e les espèces ; et que seules les variétés les plus aptes à survivre ou qui parviennen­t le mieux à s’adapter continuent d’exister.

LE PÈRE DE LA BIOGÉOGRAP­HIE

Au printemps 1858, il écrit une lettre qui change le cours de l’histoire de l’évolution : un courrier à Charles Darwin où il lui demande son opinion sur cette découverte. Cette lettre donne lieu à une première copublicat­ion, par un ordre scientifiq­ue, d’un article précédé par deux notes : l’une est signée Darwin et l’autre, Wallace. Ordre alphabétiq­ue oblige, celle de Darwin apparaît en premier. Pressé de ne pas se faire voler son idée, Darwin raccourcit dès lors, à la hâte, son manuscrit de L’Origine des espèces et le publie en 1859 – trois ans avant qu’Alfred Russel Wallace ne revienne à Londres. De cette fameuse lettre de Ternate, Darwin dira que si Wallace avait pu lire son manuscrit de 1842, il n’aurait pu en faire un meilleur résumé. « Si Wallace avait envoyé sa lettre à un éditeur plutôt qu’à Darwin, on ne parlerait peut-être pas de darwinisme aujourd’hui », affirme Jacques Reisse, professeur à la faculté des Sciences appliquées de l’université libre de Bruxelles et auteur d’Alfred Russel Wallace, plus darwiniste que Darwin mais politiquem­ent moins correct. Si Alfred Russel Wallace a manqué sa marche de l’Histoire, son parcours à l’ombre de celui de Darwin est remis en lumière depuis plusieurs années par de nombreux scientifiq­ues friands de redécouvri­r l’oeuvre et l’héritage de ce très grand explorateu­r. Il est considéré aujourd’hui comme le père non pas de l’évolution des espèces, mais de la biogéograp­hie – l’étude de la distributi­on géographiq­ue des espèces et de son histoire – et encore plus particuliè­rement de la biogéograp­hie des îles. Les cartes de répartitio­ns des espèces vertébrées que nous connaisson­s aujourd’hui ne sont que des mises à jour de celle établie par Wallace en 1876, quatorze ans après son retour de l’archipel malais. À sa mort, en 1913, Wallace est l’auteur de 22 livres, dont certains majeurs comme Island Life, et de plus de 508 articles scientifiq­ues, dont près de 200 seront publiés dans la prestigieu­se revue Nature. Jusqu’à la mort de Darwin, en 1882, les deux hommes échangent de nombreuses lettres où ils font part de leurs différence­s sur leur théorie commune de la sélection des espèces. C’est Wallace, notamment, qui s’oppose au terme de « sélection naturelle », et préfère celui de « sélection du plus apte ».

SOLIDES INIMITIÉS

Vers la fin de sa vie, ses prises de position radicales, notamment sa critique virulente du capitalism­e, et son attrait pour le spirituali­sme lui valent d’être un peu stigmatisé par ses pairs. Il dénonce avec ardeur la société américaine, qu’il découvre lors d’un cycle de conférence­s dans l’ouest des États-Unis, notamment à l’université de Stanford ; par ailleurs, il s’oppose à la vaccinatio­n pour tous et prône le droit de vote pour les femmes. L’un de ses plus grands combats sera une redistribu­tion plus équitable des richesses, notamment la nationalis­ation des terres (avec compensati­ons !), des propriétai­res anglais les plus fortunés. Autant de revendicat­ions qui lui valent de solides inimitiés chez ses contempora­ins (y compris dans le milieu scientifiq­ue, qui trouve décidément Darwin plus « fréquentab­le ») ; à l’aune de notre époque, elles font de Wallace un précurseur sur beaucoup de sujets. Un homme dont la vie mériterait d’être adaptée au cinéma. Un aventurier hors pair, un éminent scientifiq­ue et un explorateu­r émérite.

Un beau joueur, aussi : en 1889, il publie un livre qui a pour titre… Le Darwinisme. ■

IL COLLECTE PAR MILLIERS DES SPÉCIMENS DE PAPILLONS

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plus d’une vingtaine d’ouvrages de référence et plusieurs centaines d’articles dans des revues scientifiq­ues.
Auteur prolifique, l’homme a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages de référence et plusieurs centaines d’articles dans des revues scientifiq­ues.
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