MEXIQUE : AU PAYS DES HOMMES SANS FOI NI LOI
Reportage
Véritable épicentre du crime organisé, l’État de Guerrero est disputé par une quarantaine d’organisations qui font régner leur loi sanglante. Depuis quelques années, des milices d’autodéfense se sont formées, parfois en complicité avec les trafiquants. Certaines d’entre elles n’hésitent pas à armer femmes et enfants.
Lentement, le doigt de l’enfant appuie sur la détente. « Clic. » Le chien percute l’amorce vide du fusil. Un oeil dans la mire, l’autre fermé, le gamin, couché sur le béton lisse d’un terrain de basket en plein air, reste figé en position de tir. Autour de lui, ils sont une douzaine à tenir la même posture. Tous ont entre 10 et 15 ans. Les plus âgés ont entre les mains de vraies armes ; les plus jeunes tiennent des pétoires semblables à des carabines à plomb. Debout devant eux, un homme donne des instructions. « Debout ! Couché ! En position ! Garde à vous ! » Et les petits soldats de s’exécuter promptement. Quelques exercices similaires plus tard, les rangs sont rompus. Un ballon de basket mal gonflé est lancé. Certains jouent à saute-mouton. D’autres, assis sur les gradins en pierre, gardent leur arme avec eux, crosse posée sur la hanche et canon vers le haut. Cette saynète où des bambins manient des armes et s’entraînent à tirer sous l’autorité d’un adulte rappelle le fléau des enfants soldats au début des années 1990 dans les conflits d’Afrique de l’Ouest. Elle s’est déroulée devant nos yeux, le 12 janvier dernier, au Mexique, à Ayahualtempa, dans l’État de Guerrero.
LA RÉGION DE TOUS LES TRAFICS
L’instructeur, Bernardino Sánchez, est un de ces hommes à qui on peine à donner un âge. Cheveux poivre et sel, la peau mate et un fusil en bandoulière, il est coiffé d’une casquette noire sur laquelle on peut lire « Policía comunitaria ». « Ils s’entraînent une à deux fois par semaine, plusieurs heures », nous assure celui qui se présente comme l’un des responsables de Crac-PF, une milice armée de cette région montagneuse du Guerrero, qui assure « la sécurité dans une quinzaine de villages de la zone. » La zone en question, ce sont les contreforts de la Sierra Madre del Sur, la chaîne de montagnes méridionale du Mexique, qui s’étend sur plus de 1 000 kilomètres entre le Michoacán, à l’ouest, et l’Oaxaca, à l’est. Depuis le village où nous nous trouvons, il faut imaginer cette région comme un grand bloc blanc sur la carte au sud-est de Chilpancingo ; un territoire de 100 kilomètres
Avec la chute du prix de l’opium, les organisations criminelles de la région ont diversifié leurs activités...
et leurs sources de revenus
de long jusqu’au Pacifique, que seules des petites routes sinueuses et d’autres pistes de terre sillonnent. Une région connue pour sa vaste biodiversité de faune et de flore. On y trouve notamment du pavot. Des champs entiers nichés sur les falaises et dans les replis de cette forteresse naturelle. Ce même pavot qui a longtemps fait du Mexique la principale source d’héroïne aux États-Unis – et la richesse des agriculteurs et des cartels de la drogue. Mais, depuis le milieu des années 2010, les consommateurs étatsuniens se sont tournés vers un autre produit, le fentanyl. Conséquence : le prix du kilo d’opium a chuté de plus de 90 % en trois ans, mettant en déroute toute une économie parallèle et illégale. Mais ce déclin du prix du pavot n’a pas entamé l’appétit des trafiquants pour les cultures du Guerrero. Car cela fait bien longtemps que les organisations criminelles comme les cartels se sont diversifiés, comme une entreprise. Leurs activités, légales ou illégales, touchent tous les aspects de la société mexicaine : de la culture des avocats au détournement de pétrole. Sans oublier le trafic d’êtres humains.
Quel rapport avec ces enfants-soldats entraînés par le Crac-PF ? « Nous n’avons pas d’autre choix que d’armer les enfants et les femmes pour nous défendre », expose Bernadino, qui récite un discours très rodé. Tellement rodé que l’AFP, de passage une dizaine de jours après nous à Ayahualtempa, constatera les mêmes situations. Au détail près. Une ressemblance troublante qui laisse à penser que cet entraînement d’enfants relève plus de l’opération médiatique qu’autre chose. Non sans succès : cet hiver, plusieurs titres de la presse internationale, dont la prestigieuse revue Proceso, ont subitement publié des articles sur les « enfants soldats entraînés à tirer sur les narcos »…
UN PAYS EN GUERRE
Ces enfants-soldats ne sont que l’un des nouveaux symptômes d’une maladie ancienne. Le Mexique est depuis longtemps un pays en guerre. Sur la 3e marche du podium des pays les plus meurtriers au monde et à la 13e place, proportionnellement à son nombre d’habitants, il a connu, en 2019, une moyenne de 95 meurtres par jour (le 7 juin dernier, un record de 117 assassinats était enregistré). Un chiffre terrifiant, mais qui ne rend pas compte des multiples actes de violence divers et des disparitions, endémiques. Plus de 60 000 personnes ont disparu en dix ans. Une situation qui s’est aggravée depuis la déclaration de guerre du président Calderón aux cartels, en 2006. Cette « guerre » n’a eu qu’un seul effet : fragmenter les principales organisations criminelles en une kyrielle de groupes enkystés dans tout le territoire. Au Guerrero, cette fragmentation s’est produite en 2009, avec la mort, lors d’une opération de police, d’Arturo Beltrán Leyva : il était l’un des quatre frères à l’origine du cartel Beltrán Leyva, proche du cartel de Sinaloa et des Los Zetas.
Tandis que le nouveau président mexicain, Andrés Manuel López Obrador (surnommé Amlo en référence aux initiales de ses prénoms et nom), n’en reconnaît que 37, différents think tanks et ONG spécialistes de la criminalité organisée estiment à près de 200 le nombre de groupes criminels opérationnels au Mexique, avec plus de 450 recensés ces dix dernières années. Et de tous les États mexicains gangrenés par la violence, Guerrero est celui où ces groupes sont les plus nombreux à s’affronter : plus d’une quarantaine selon Crisis Group, ONG spécialisée dans la sécurité, fondée par Robert Malley, un ancien membre des administrations Clinton et Obama. Dans son dernier rapport publié en mai, les auteurs n’hésitent pas à qualifier le Guerrero comme « l’épicentre du crime organisé » au Mexique. Une terre outragée, sans foi ni loi. C’est notamment dans cet État que se sont produites, en 2014, la disparition et l’exécution de 43 étudiants de la ville d’Iguala, orchestrées par des policiers municipaux corrompus. Un maelström de violence chaotique qui ne ralentit jamais et dans lequel nagent des créatures bien plus diverses que les traditionnels cartels.
UNE POPULATION ENTRE COLÈRE ET FATALISME
À cette typologie s’est donc ajoutée l’irruption des « grupos de autodefensa comunitaria » – les groupes d’autodéfense communautaire, comme le Crac-PF. « C’est un phénomène que nous avons vu apparaître ces dernières années, raconte Roberto Álvarez, alors porteparole de l’État de Guerrero pour le domaine de la sécurité. Ce sont des milices armées qui tentent d’exister et de protéger les intérêts des familles autochtones sur un territoire disputé depuis toujours par des organisations criminelles souvent exogènes. » Et quid de ce phénomène des enfants-soldats, comme à Ayahualtempa ? « C’est quelque chose que le gouvernement surveille de très près, affirme Roberto Álvarez. On peut raisonnablement penser que ces photos et ces articles attirent l’attention des médias et du public. » Comme pour provoquer l’indignation et l’émotion au sein d’une population fataliste pour qui une centaine de meurtres par jour ne sont plus qu’une simple routine.
Depuis Ayahualtempa, encaissée dans les montagnes, nous roulons une trentaine de minutes jusqu’à Rincón de Chautla. Ce village accroché à la falaise n’est accessible que par deux routes en mauvais état. Nous sommes bringuebalés debout à l’arrière d’un pick-up, côte à côte avec les hommes de la milice – reconnaissables avec leur tee-shirt kaki et leur casquette faisant office d’uniforme. Nous passons devant un avant-poste de l’armée mexicaine. Les militaires saluent d’un geste amical ces guérilleros de fortune frôlant avec l’illégalité. À Rincón de Chautla, nous sommes accueillis par une ribambelle de femmes parées d’habits traditionnels colorés et, elles aussi, armées. L’une d’entre elles porte un bébé accroché
L’État de Guerrero est plongé dans un maelström de violence chaotique entretenu par une quarantaine
de groupes armés opérant sur son territoire
dans son dos, jouxtant une carabine en bandoulière. Bernardino a organisé la rencontre après nous avoir fait assister à la parade militaire juvénile. Ces femmes racontent peu ou prou la même histoire que les enfants : elles ont été poussées à prendre les armes après l’assassinat par les cartels de leur mari, frère, oncle ou père. « Il n’est jamais rentré ce soir-là », souffle une première. « On n’a jamais retrouvé son corps », témoigne une deuxième. « Je n’ai plus que mon fils et mes deux nièces », raconte une troisième. Beaucoup ont dû fuir leur village, tombé aux mains des trafiquants, et se réfugier chez des proches.
INSTITUTIONS CORROMPUES
Prises entre les feux des cartels Los Ardillos et Los Rojos – qui s’affrontent pour le contrôle de cette région stratégiquement située entre Mexico et l’océan Pacifique –, emmurées par les montagnes, ces populations, vivant de l’agriculture (du pavot, probablement, mais aussi d’autres récoltes), n’auraient donc pas eu le choix que d’organiser leur défense elles-mêmes. Quid de la police et des élus ? Beaucoup sont corrompus ou même, parfois, directement affiliés à une organisation criminelle. Mais des pièces manquent dans le récit de Bernardino et des habitantes de Rincón de Chautla. Connaissant la puissance de feu dont dispose les cartels – certains possèdent des arsenaux militaires à faire pâlir des armées régulières –, il est improbable qu’une poignée d’irréductibles villageois armés de fusils d’un autre temps puissent réellement résister comme dans le film Les Sept Mercenaires. C’est là que réside l’une des complexités propres au Guerrero : les violences qui affligent cet État ne sont pas uniquement le fruit d’affrontements entre les organisations traditionnelles. En réalisant que l’État et le gouvernement ne pouvaient plus assurer leur protection, ces groupes d’autodéfense sont entrés – peut-être malgré eux –, dans le jeu. Et en souhaitant protéger leurs populations, certaines de ces milices ont adopté des méthodes proches de celles des cartels : s’armer, contrôler des territoires et se résoudre à la violence pour les défendre.
Ce manque de confiance dans les institutions et les différentes polices ne se limite pas aux montagnes du Guerrero. À Acapulco, ancienne ville emblématique du tourisme international mexicain, où le gotha américain des années 1950 profitait de l’immense plage immaculée bordant l’océan pastel, la situation est tout aussi dramatique. Dans cette cité où Elizabeth Taylor venait danser dans les night-clubs et où John et Jackie Kennedy célébraient leur lune de miel, les paillettes ont disparu, remplacées par des pluies de balles. Plus que jamais. Le jour où nous arrivons à Acapulco, quatre meurtres sont mentionnés sur les ondes radio de Francisco Robles, un journaliste local qui couvre les scènes de crime : un homme assassiné dans sa
En souhaitant protéger leurs populations, certaines milices d’autodéfense
ont adopté des méthodes proches de celles des cartels
voiture ; un autre étranglé et jeté sur le bas-côté de la route ; un règlement de comptes au pied d’une cité résidentielle ; un corps découvert sans vie sur les hauteurs de la ville… Une journée comme les autres.
LOGIQUE DE MILITARISATION
Le déploiement d’une nouvelle Garde nationale, présentée l’an dernier par le président Obrador comme le moyen d’en finir avec l’insécurité, n’a rien changé. Défilant sur la promenade de la ville dans des véhicules flambant neufs et des uniformes blancs immaculés, ils ne font que prolonger une logique de militarisation. Ce type de réponse à la violence ne marchait pas en 2006 ; elle ne fonctionne toujours pas aujourd’hui. Après avoir sollicité à plusieurs reprises un entretien, la maire de la ville Adela Román Ocampo (membre du parti présidentiel Morena), a annulé une troisième fois, et au dernier moment, notre rendez-vous, au bout de plusieurs heures d’attente. Cruelle coïncidence : l’attente se sera déroulée face à une fresque où figurent les visages des 43 étudiants disparus d’Iguala. La raison de l’annulation ? « D’importantes réunions de dernière minute et un agenda très chargé », d’après son équipe. Trente minutes plus tard, nous croiserons madame la Maire, attablée à un restaurant du bord de mer et visiblement peu occupée. Sans doute aura-t-elle préféré éviter d’avoir à répondre des premières mesures du gouvernement et de la municipalité contre le crime organisé et les narcotrafiquants.
Pour l’heure, cette nouvelle Garde nationale est un coup d’épée dans l’eau. À Acapulco, les premiers chiffres sur les violences de 2020 – et malgré les mesures de confinement lié au Coronavirus – sont d’ores et déjà alarmants. Depuis le début de l’année, l’orage gronde. Partout. Dans le Guerrero oublié, mais aussi à Mexico où les foudres des cartels se sont abattues sur Omar García Harfuch, le secrétaire de la Sécurité publique de la capitale. Au lendemain d’une déclaration d’« Amlo » annonçant des nouvelles mesures contre les gangs, des hommes du CJNG (cártel de Jalisco Nueva Generación) ont embusqué le convoi du chef de la police et tué trois de ses hommes après l’avoir lui-même blessé.
Une attaque aux portes du pouvoir, qui marque une nouvelle escalade dans l’histoire de la narco-violence au Mexique. Ce fléau national qui va jusqu’à mettre des fusils entre les mains d’enfants de 10 ans. ■
Les photographies d’Alfredo Bosco sur le Guerrero ont été récompensées par le Visa d’or du Comité international de la Croix-Rouge et seront exposées au festival international de photojournalisme
Visa pour l’image, à Perpignan, à partir du 29 août.
Malgré la création d’une Garde nationale en 2019, les chiffres sur les violences sont en augmentation au Guerrero et dans tout le Mexique