ROME, LES ANGES GARDIENS DE LA BASILIQUE SAINT-PIERRE
En couverture
A40 mètres audessus de la nef, les fenêtres offrent une vue plongeante vertigineuse. Pourtant ce vertige-là n’est pas celui ressenti face au vide mais celui qui vous saisit devant tant de beauté. Depuis cette hauteur, les dalles de marbre polychromes de Saint-Pierre de Rome chantent une symphonie de couleurs, un kaléidoscope baroque signé du Bernin : jaune de Sienne, noir de Modène, rouge de Caunes… En levant les yeux, la voûte si proche dévoile les détails des mosaïques qui recouvrent piliers, lunettes et coupoles. Une féerie presque à portée de main. Ce point de vue unique ne s’offre qu’aux rares privilégiés qu’on laisse arpenter un étroit corridor ménagé à l’intérieur des murs de la basilique. Épousant le périmètre de la plus grande église au monde, c’est une espèce de chemin de ronde serpentant au coeur de la maçonnerie d’origine. Ce boyau où MichelAnge mit ses pas est aujourd’hui réservé aux seuls employés de la Fabbrica di San Pietro, les anges gardiens de la basilique.
CINQ SIÈCLES D’HISTOIRE
Vêtus d’un blazer anthracite orné d’un col prune, ils sont à peine 120 « Sanpietrini » à veiller sur le lieu saint. Pas moins de cinq siècles d’histoire les précèdent. Tout a débuté avec le pape Jules II, en 1506, qui donna la première impulsion à la construction d’une nouvelle basilique vaticane en lieu et place de celle édifiée par l’empereur Constantin Ier. La Fabbrica di San Pietro est née avec ce projet pontifical et n’a cessé son activité depuis. À sa direction se succéderont des artistes aussi célèbres que MichelAnge, Carlo Maderno ou le Bernin. Y travailleront également, parmi d’autres, Bramante et Raphaël. Placée depuis le XVIIe siècle sous l’autorité directe d’un cardinal – l’Italien Angelo Comastri la préside depuis 2005 –, elle est actuellement dirigée par Pietro Zander, 56 ans, un laïc. Jovial, cet archéologue de formation ne ménage pas sa peine. « La Fabbrica est chargée de la conservation et de l’entretien de tout l’édifice, des toits à la crypte », explique-t-il. Si l’on osait, on appellerait cela un travail de Romain. Et il dottore Zander de nous donner un exemple : « Pour changer un projecteur sous la voûte, il faut monter un échafaudage de 45 mètres de haut ! »
La passion se lit sur le visage du directeur de la Fabbrica. Son père y travaillait déjà. Et Pietro Zander, avant d’assurer sa direction, menait les fouilles archéologiques sous la
Née en 1506, la Fabbrica di San Pietro n’a jamais cessé son activité.
À sa direction se sont succédé des artistes aussi célèbres que Michel-Ange, Carlo Maderno ou le Bernin
basilique. « J’étais prédestiné à travailler ici, s’amuse-t-il. Je me prénomme Pietro et mon nom de famille vient de sandre, un poisson, alors que saint Pierre vivait de la pêche sur le lac de Tibériade. » Sa petite armée d’artisans comprend l’ensemble des corps de métiers nécessaires à l’entretien de la basilique. Cela va du simple nettoyage des sols – 22 000 m² de dalles de marbre – à celui des statues et des innombrables monuments funéraires : ceux des papes, bien sûr, mais aussi des souverains enterrés dans la basilique comme les Stuart ou Christine de Suède.
SAINT DES SAINTS
La conservation ne se limite pas au dépoussiérage. Les siècles d’histoire pèsent sur la structure de l’édifice et sur ses ornements. « Nous planifions les interventions plus importantes selon les urgences, précise Pietro Zander. Et le calendrier est plein car la somme de travaux nécessaires est inimaginable, ici. » Et de nous montrer un « papillon » inséré dans le mur des combles. « Ce système, qui remonte à Michel-Ange, permet de surveiller les fissures. Quand les ailes du papillon s’écartent trop, il faut renforcer. » Bien entendu, les « Sanpietrini » ne s’attaquent pas aux tâches les plus « pointues ». La Fabbrica fait alors appel à des spécialistes aux compétences particulières en matière de restauration – qu’il s’agisse des toits, de la pierre ou d’autres grosses structures. L’un des joyaux de la Fabbrica di San Pietro se dissimule dans les combles de la basilique. Fermée par une lourde porte de bois, une pièce octogonale située au-dessus de la chapelle de Léon le Grand accueille « l’Archivio ». Établies sous le pape Grégoire XIII en 1579, ces archives constituent une sorte de saint des saints de l’édifice. Dans les rayonnages, soigneusement reliés, s’alignent tous les documents traitant de la construction depuis 1506. Plans, croquis, notes, correspondance, factures, bulles papales, décrets, sceaux : tout est là. Des manuscrits autographes et des dessins des plus grands artistes ayant oeuvré à SaintPierre de Rome sont conservés en ce lieu émouvant. Entre ces murs de brique, sous d’élégantes arches, quelque 2 000 mètres de linéaires sont nécessaires pour contenir la mémoire du lieu. Au centre de la pièce principale, trône une splendeur médiévale : le ciborium, une sorte de dais, du pape Sixte IV. Cet oeuvre en bas-relief du XVe siècle représentant le martyre de saint Pierre crucifié tête en bas se trouvait audessus de l’autel de la basilique constantinienne, détruite pour faire place à celle d’aujourd’hui.
Ces volumes reliés relatant des siècles de travaux à Saint-Pierre de Rome sont logés dans une pièce dont les hautes fenêtres dominent les chapelles latérales de la basilique. Une leçon d’histoire de l’art grandeur nature : nos yeux passent ainsi du dessin à la réalisation concrète. La déambulation dans les combles réserve d’autres surprises. Par exemple, dans la vaste pièce appelée salle des Anges. Là, une équipe de restauratrices – extérieures à la Fabbrica – travaille sur des toiles de plusieurs mètres de haut datant du XVIIIe siècle. Un lieu fermé au public où l’on travaille dans un calme absolu. Ces tableaux représentant des saints et des anges n’ont jamais été accrochés dans la basilique. Ils ont servi de modèle aux mosaïques qui décorent le haut de la nef.
Pietro Zander regrette que les visiteurs n’aient pas accès à ces trésors. Il songe même à ouvrir, dans l’avenir, quelques-uns de ces combles. « J’y arriverai avant ma retraite ! », plaisante le directeur de la Fabbrica. Mais son projet se heurte à de nombreux obstacles. « Amener du public à cette hauteur exige des conditions de sécurité draconiennes. Et puis, il nous faudrait embaucher du personnel car nous ne sommes pas assez nombreux pour nous permettre d’ouvrir ces salles. »
RÉSERVES INSOUPÇONNÉES
Plus loin, ce sont encore des dizaines de pièces et de couloirs remplies de peintures, de sculptures, de maquettes. Toutes oeuvres de premier plan qui feraient le bonheur de bien des musées. Devant ces réserves insoupçonnées, on mesure la quantité d’artistes mis en commande par le Vatican à travers les siècles pour décorer la basilique. Et combien sont passés de mode, remplacés par d’autres, quelques années plus tard. « Sic transit gloria mundi… »
Sur le flanc sud de la basilique, juste à côté de la maison Sainte-Marthe où est installé le pape François, se trouve une autre fierté de la Fabbrica di San Pietro : l’Atelier de la mosaïque vaticane. Pousser la porte de cette discrète
Dans les rayonnages s’alignent les documents traitant de la construction. Plans, croquis, notes, correspondance, factures : tout est là. Des dessins des plus grands artistes sont conservés en ce lieu
maison renvoie le visiteur à des siècles en arrière. Les quelque 10 000 m² de mosaïques qui recouvrent une bonne partie de Saint-Pierre de Rome ont été produits par ce Studio del mosaico vaticano. Dans un silence de monastère, douze mosaïstes travaillent ici soit à la restauration d’oeuvres anciennes soit à la création de nouvelles. Afin d’éviter de perturber leur minutieux travail, on ne peut visiter que sur rendez-vous – difficiles à obtenir. Ce jour-là, ils sont cinq, installés face à leur chevalet. « Nous fonctionnons exactement comme un atelier du XVIIe siècle, souligne le Dottore Paolo Di Buono, qui le dirige. Les matériaux utilisés et les techniques mises en oeuvre sont identiques. »
DES ÉMAUX ET DU VERRE
Un des atouts de cet atelier hors norme se niche dans un long couloir coincé entre la salle d’exposition et celle dédiée aux mosaïstes. Une imposante commode à tiroirs de couleur kaki – fabriquée à Strasbourg en 1900 – occupe toute sa longueur. Au-dessus de chaque poignée, trois étiquettes superposées portent un nombre : chacun correspond à une nuance. En tout, le nuancier du Studio del mosaico abrite 27 000 couleurs de morceaux d’émail ou de verre. Une richesse infinie car les artistes peuvent à leur gré combiner ces tons entre eux en les chauffant à haute température pour obtenir la nuance souhaitée. Depuis 1578, cet atelier est chargé de la production de mosaïques pour les palais du Vatican en général et la basilique Saint-Pierre en particulier. Sa première tâche, assignée par le pape Grégoire XIII, fut de décorer la chapelle grégorienne. Ce choix pontifical procédait de deux désirs. L’un consistait à renouer avec un art utilisé dans les églises paléochrétiennes comme Sainte-Sophie à Constantinople. L’autre visait une ornementation plus résistante aux assauts du temps que la peinture. Vingt ans plus tard suivra la décoration de la majestueuse coupole de MichelAnge. Puis celle de l’ensemble des coupoles. Le plus grand atelier de mosaïque de l’Histoire était né. Sa réputation fut telle que le roi de Saxe Auguste Ier avait dépêché des espions à Rome pour subtiliser les secrets de fabrication du Studio. Ironie de l’histoire : un manuel subtilisé et traduit en allemand à Dresde sert de référence à l’atelier car l’original romain a été perdu !
ENTREPRISE BÉNÉFICIAIRE
Depuis près de cinq siècles, les mosaïstes se succèdent au Studio. De génération en génération, techniques et savoir-faire ont été transmis dans ce souci d’excellence. Aujourd’hui, l’atelier n’est pas seulement chargé de la restauration des mosaïques de Saint-Pierre.
Le nuancier du Studio del mosaico vaticano contient 27 000 couleurs
de morceaux d’émail ou de verre
« C’est une entreprise commerciale rentable et bénéficiaire », annonce, non sans fierté, Paolo Di Buono. Dans la salle où il reçoit les clients, sont exposées des oeuvres aussi diverses qu’un médaillon où figure une Méduse bleue sur fond blanc, une copie d’une icône russe de la Vierge ou encore un paysage impressionniste.
INTER INTER INTER
Dans ce qu’on appelle ici « le laboratoire », Emmanuella, ancienne graveuse de monnaie, réalise la copie d’un ange de Raphaël commandée par un collectionneur. Plus loin, un de ses collègues travaille à la reproduction d’une oeuvre de Gustav Klimt. Seuls les délicats coups de marteau des artistes, qui cassent les morceaux teintés à la dimension souhaitée, viennent troubler la quiétude du laboratorio.
Les acheteurs proviennent essentiellement des États-Unis, confie
Paolo Di Buono. « C’est un produit de niche assez coûteux, explique-t-il. En moyenne de 5 000 à 20 000 €. » Outre-Atlantique, l’engouement est né de la passion d’Arthur Gilbert, un grand collectionneur américain, qui a fait réaliser de nombreuses oeuvres par le Studio dans les années 1960. Il a légué sa collection au Victoria & Albert Museum de Londres, ce qui remplit de joie notre directeur. Selon la difficulté et la taille du travail, les prix peuvent s’envoler. Ainsi l’ange de Raphaël en cours de fabrication coûtera-t-il 150 000 € à son commanditaire, dont Paolo Di Buono préfère taire le nom.
Reste qu’acquérir une oeuvre dans un atelier vieux de cinq siècles où flotte l’ombre de génies comme Michel-Ange, Bramante ou le Bernin a quelque chose d’unique. Comme si l’on possédait un morceau de Saint-Pierre de Rome dans sa collection privée. ■
Une oeuvre réalisée dans un atelier vieux de cinq siècles où plane l’ombre de Michel-Ange
ou du Bernin a quelque chose d’unique