Le Figaro Magazine

CETTE ESPAGNE QUI CRIE : “VIVE L’ARÈNE !”

Reportage

- Par nos envoyés spéciaux Charles Jaigu (texte) et Christophe Lepetit pour Le Figaro Magazine (photos)

Depuis quelques semaines, l’Espagne torée à nouveau. À Torrealta, dans l’élevage andalou de Pilar Prado, on croit en un changement de génération pour rendre à la “fiesta nacional” cet éclat que lui donne notamment l’immense toreroPaco Ureña, qui a reçu « Le Figaro Magazine ».

“POUR QUE CETTE ANNÉE NE SOIT PAS TOTALEMENT PER DUE, NOUS TESTONS DANS NOTRE ARÈNE UNE VINGTAINE DE TAUREAUX POUR SÉLEC TIONNER UN ÉTALON”

Paco Ureña n’a pas revêtu l’habit de lumière dans l’après-midi brûlante de ce dernier vendredi de juillet. Dans quelques instants, celui qui a connu les plus beaux triomphes de la saison dernière sera face au taureau, qui va débouler dans l’arène privée de Pilar Prado. Elle est assise au côté de son père, prête à jauger ce taureau qui peut-être deviendra l’un des étalons de Torrealta. Paco Ureña porte ce jour-là le costume noir de rigueur dans ce cadre sans public. Une couleur de circonstan­ce, quand l’Espagne se remet à peine du confinemen­t et que le monde de la corrida est à terre après une saison morte.

Jamais, même pendant la guerre civile, l’Espagne n’avait suspendu ainsi la « fiesta nacional » sur tout son territoire. Il aura fallu attendre l’année 2020, pour que les plazas de toros restent closes aussi longtemps, même si depuis quelques semaines on assiste à une légère reprise. Les taureaux qui devaient combattre ont été envoyés dans les abattoirs. Les toreros mélancoliq­ues sont restés dans leurs villas andalouses. Pire : les profession­nels de la tauromachi­e ont d’abord été écartés de toutes les aides allouées au monde du spectacle vivant par le gouverneme­nt socialiste de Pedro Sánchez. Celui-ci, cédant au chantage des ligues antitaurin­es très actives à l’extrême gauche, a refusé de subvention­ner les milliers de salariés de ces événements, qui rapportent plus de 4 milliards d’euros par an au pays.

Paco Ureña, 37 ans, le cheveu de jais, le nez fin en lame de couteau, a une taille si cintrée qu’on la croirait faite pour esquiver les cornes. Dans la quiétude vespérale, entre deux trilles d’oiseaux, sans musique et sans cris du public, le torero exécute la faena souple et rigoureuse au plus près du quadrupède. Pilar, 23 ans, s’exclame : « Bien, Paco, bien ! Qué torero ! » « El mejor », se réjouit son père, Borja Prado. Personnali­té centrale du monde des affaires – il a dirigé Endesa, le leader espagnol de l’énergie électrique –, il est passionné de tauromachi­e depuis la création de cet élevage en 1975. « Son geste a l’air facile, mais il guide l’animal avec une souplesse et une décontract­ion exceptionn­elles », glisset-il à voix basse dans un français chantant.

“LE TAUREAU PARFAIT N’EXISTE PAS”

Ce soir-là, le torero est venu avec ses associés – banderille­ros et picador – tester, pour l’éleveur, deux vaches et un taureau. Il n’y aura pas de mise à mort. Les 70 taureaux de l’élevage, qui auraient dû être vendus aux plus grandes places d’Espagne et de France, seront tués dans l’anonymat de l’abattoir. « Pour que cette année ne soit pas totalement perdue, nous avons décidé d’en tester une vingtaine pour retenir un ou deux futurs étalons ; cela permet aussi aux toreros de ne pas perdre la main », nous dit Pilar,

qui parle elle aussi le français, appris lors d’une année d’études à Nice. Tout est scruté et noté : la morphologi­e du taureau, mais surtout sa combativit­é ou sa pleutrerie, sa charge du cheval caparaçonn­é ainsi que son port bas du museau pendant les passes. « Le taureau parfait n’existe pas, même si nous le cherchons tous », résume le père. « C’est un bon taureau ! Certains, comme à Madrid, vont le juger trop doux, mais, une fois passés les banderille­s et le picador, le torero peut en tirer une faena qui lui vaudra les deux oreilles », commente, encore essouflé et en sueur, Paco Ureña. Pilar Prado acquiesce, mais lui trouve un petit manque de bravoure. « Je m’intéresse plus à la personnali­té du taureau et cela ne se réduit pas à la question de savoir s’il est prudent ou téméraire », s’explique un peu plus tard Ureña. Nous sommes à 150 kilomètres au sud de Séville, et, dans cette propriété élégante aux pièces ombragées par de lourds stores de paille, on se croirait dans un temple votif de la tauromachi­e. Têtes empaillées, tableau géant du peintre Miquel Barceló représenta­nt un taureau face à la silhouette de José Tomás, photo au côté du jeune roi d’Espagne – quand Juan Carlos faisait encore rayonner la monarchie républicai­ne – et des habits de lumière offerts par les toreros après leurs meilleures corridas : ce décor intemporel est celui de la liturgie sans cesse rejouée – parfois très banalement, parfois sublimemen­t, parfois tragiqueme­nt – de la domination de l’animal sauvage. L’habit d’El Juli est rouge et or. Le grand torero reçut un coup de corne d’un taureau de Prado au visage. « Elle lui a déchiré la joue, on appelle cela une “blessure de miroir”, parce qu’on la voit à chaque fois que l’on se regarde, soupire Borja Prado. Quand je suis allé le voir à l’hôpital, j’étais très malheureux. Il m’a dit aussitôt : “Ce n’est pas la faute de ton taureau, c’est moi qui ai fait une erreur.” »

SORTIR DE L’ENTRE-SOI

Borja et Pilar Prado ne mettront pas la clé sous la porte, comme des dizaines d’éleveurs vont y être contraints dans l’année qui vient. Ils sont là depuis longtemps, et décidés à tenir bon. Mais il est vrai que personne ne sait même si la saison 2021 aura lieu. Ils voient en revanche cette crise comme l’occasion de bousculer les plus intraitabl­es conservate­urs des secrets de l’entre-soi tauromachi­que. Car la corrida ne peut plus s’offrir le luxe de « continuer comme avant ». Elle a définitive­ment tourné la page d’un long triomphe commencé dans les années 1980 avec la nouvelle Espagne démocratiq­ue et libérale. C’était le temps où la Movida madrilène célébrait la virilité âpre et le rituel mystique, en y ajoutant un bon zeste de kitsch. Le temps aussi où des récentes fortunes immobilièr­es plus ou moins troubles investissa­ient à perte dans des élevages de prestige. Où Canal+ trouvait que la course de taureaux était « branchée ». Le krach de 2008 a donné un premier coup d’arrêt : le public n’avait plus de quoi se payer un billet. Il y eut trop de taureaux, et trop de toreros. Les habituels redresseur­s de torts, imprécateu­rs des

traditions supposées « barbares », regagnèren­t du terrain. Ils profitèren­t surtout de la modernisat­ion silencieus­e de l’Espagne rurale, qui, soudain, entre télévision, internet et voyages pas chers à l’autre bout du monde, s’était éloignée de son amour inconditio­nnel pour le taureau de combat.

« Il est très dangereux de politiser la corrida, car elle n’est pas de droite ni de gauche, il suffit de regarder les aficionado­s. En revanche, il faut un changement de génération », nous dit Borja Prado. « Il faut, ajoute sa fille, mieux se faire comprendre du monde extérieur, et nous sommes nuls pour ça. » Mais il faut surtout une nouvelle star de la tauromachi­e, capable de magnétiser les foules et remplir les arènes. « El Cordobés, au début des années 1960, est arrivé à un moment où tout le monde disait que la corrida traversait une crise, c’est cela qui nous manque », résume Prado, qui a reçu dans son élevage, cet été, un garçon de 13 ans qui l’a enthousias­mé. « Je l’ai au téléphone souvent en ce moment. Je lui donne des conseils ; le premier, c’est : ne te fais connaître de personne, car ils vont vouloir te détruire. » En attendant le nouveau Messi(e) de l’arène pourrait-il être le Français Juan Leal – il a hispanisé son nom –, qui sort, lui aussi, à 27 ans, d’une belle saison ? Là aussi, il faudra attendre. Ce que fait avec patience Paco Ureña, dont le style pur et l’humilité s’accordent à l’époque. « J’ai vécu des choses dures dans ma carrière, je sais qu’il faut être patient », dit celui qui a perdu l’oeil gauche après un coup de corne en 2018. Son histoire difficile donne des frissons quand on l’entend en faire le récit, la voix prise d’émotion, en saluant les « maestros » – c’est le nom qu’on donne aux grands toreros – qui l’ont aidé, comme son beau-père Dámaso González ou Paco Ojeda. Plus émouvant encore est le récit de sa dépression après avoir perdu le contrôle d’« Agitador », le taureau qui a reçu les honneurs à Madrid en 2015. « Je ne l’avais pas compris, ce taureau. Je n’ai pas pu le dominer, je ne savais pas si je m’en remettrais […]. Le taureau est d’une jalousie intraitabl­e, tu n’as le droit de ne penser qu’à lui. Si ton corps et ton esprit ne sont pas ensemble, si te traverse un instant l’image d’une femme, c’est foutu ! »

L’ANGOISSE DE L’ÉLEVEUR AVANT LA CORRIDA

Au nom du changement de génération, le père a confié les rênes de l’élevage à sa fille. Elle voudrait « que cesse l’entente entre les toreros installés au sommet depuis des années et qui se répartisse­nt les meilleures corridas entre eux ». Elle voudrait aussi « que l’on réussisse à baisser le coût des corridas et le prix des billets »... L’infatigabl­e Simon Casas, premier Français à diriger les arènes de Madrid, s’est attaqué avec succès à ce premier point en 2019. La féminisati­on du milieu est un autre sujet. Pas sûr que des toreras émergeront. Mais des éleveuses comme Pilar, sûrement. « C’est un milieu très machiste et individual­iste. Et souvent, les agents et les acheteurs ne respectent pas leur parole », fait-elle remarquer, citant l’exemple d’un directeur d’arènes qui renonça à la dernière minute à son lot de taureaux pour un autre moins cher. En attendant de s’y faire une place, elle a mis au point une applicatio­n sur son téléphone qui lui permet de faire apparaître la fiche, et bientôt la vidéo, de chaque taureau de son troupeau. On y voit son prénom et celui de ses ascendants, les notes qui leur avaient été attribuées. « Pour s’approcher du taureau de tes rêves, il y a trois choses importante­s : tenir compte de la généalogie, car les comporteme­nts sont très héréditair­es, soigner l’alimentati­on et imposer un exercice physique », nous dit-elle. Elle poursuit : « On veut un taureau qui n’est pas trop haut, des pattes courtes, un corps long, un cou qui s’incline vers le sol, une vélocité. Et il faut qu’il tienne quinze minutes, sans tomber : c’est très difficile ! » Mais même les meilleurs taureaux ne donnent pas une descendanc­e certaine. « On a eu avec El Juli, il y a six ans, un taureau gracié, il est devenu un étalon pour nous. Quand on a mis sa descendanc­e à l’épreuve, le résultat a été très mauvais pour les vaches. C’est pour cela que le jour de la corrida, on a le ventre retourné, on n’est jamais sûrs de rien. »

“J’AI DÉJA VÉCU

BEAUCOUP D’ÉPREUVES ET, AUJOURD’HUI, JE

REMERCIE LE CIEL DE CE QU’IL

M’A DONNÉ”

Paco Ureña

“LE TAUREAU EST COMME LE MELON”

Dans les pâturages de cette Andalousie, devenue si différente du Romancero gitano de García Lorca, le bovin massif et paisible garde pour lui son secret et aucun éleveur ne sait s’il sera grand ou petit le jour du combat. « Le taureau est comme le melon, on ne sait pas s’il est bon tant qu’on ne l’a pas coupé », dit un proverbe local. Mais à l’observateu­r averti ou novice, il saute aux yeux que la corrida repose entièremen­t sur l’aura religieuse du taureau. Quand il dévale dans l’arène à pleine vitesse, puis s’arrête, la vue de la bête campée sur le sable, le chef en l’air et tous muscles bandés, inspire une joie grave, une espèce de dévotion. Cette masse ruminante qui se transforme en ouragan de vitesse, prompte comme l’éclair, vive comme la gazelle est un poème tellurique.

Si les animaliste­s étaient favorables à une véritable écologie des cultures, ils s’accommoder­aient de la corrida. Contre l’égalisatio­n du monde à marche forcée, contre la mécanisati­on du vivant, la corrida oppose la biodiversi­té et l’élevage extensif. On y fait grandir une race à part, qui offre très peu de viande et pèse bien moins que d’autres sur nos écosystème­s. Ce soir-là, Paco Ureña est resté tard avant de rentrer chez lui. On a parlé des Gitans, de son triomphe à Bilbao, du taureau de Torrealta gracié en Colombie pendant la seule corrida qui défia le cartel de Medellín. « Nous ne savons pas ce que demain nous réserve, mais j’ai déjà vécu beaucoup d’épreuves et, aujourd’hui, je remercie le ciel de ce qu’il m’a donné », conclut le torero au clair de lune. ■

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l’arène de la famille Prado.
Faena de Paco Ureña dans l’arène de la famille Prado.
 ??  ?? Pilar et le « mayoral » qui supervise l’élevage depuis trente ans.
Pilar et le « mayoral » qui supervise l’élevage depuis trente ans.
 ??  ?? Les taureaux ne se tuent plus entre eux : un plâtre arrondit
les pointes.
Les taureaux ne se tuent plus entre eux : un plâtre arrondit les pointes.
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Trophées des « toros de lidia » dont on a « coupé les deux oreilles ».
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César Rincón.
Borja Prado devant l’habit de lumière du torero César Rincón.
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Ureña torée une vachette de 2 ans devant les propriétai­res et leurs amis.
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homme clé de l’élevage, avec son chapeau traditionn­el.
Juin 2019 : le mayoral, homme clé de l’élevage, avec son chapeau traditionn­el.

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