LES FEMMES COMPAGNONS DE LA LIBÉRATION, SOLDATES INCONNUES DE LA RÉSISTANCE
Les oubliés de l’Histoire (5/7)
Elles ne sont que six à faire partie de cet ordre prestigieux qui compte plus d’un millier de membres. Berty Albrecht, Laure Diebold, Marie Hackin, Simone Michel-Lévy, Émilienne Moreau-Évrard et Marcelle Henry n’ont jamais obtenu une reconnaissance à la hauteur de leur courage et de leurs sacrifices durant la Seconde Guerre mondiale.
Une distinction unique et exceptionnelle. Créé le 16 novembre 1940 par le général de Gaulle, l’ordre de la Libération a récompensé seulement 1 038 personnes (mais aussi 5 communes et 18 unités combattantes) pour leur engagement précoce, leur action exemplaire et leur courage exceptionnel ayant contribué à préserver « la France et son empire » des griffes barbares de l’ennemi nazi. Parmi ces compagnons, plusieurs hommes demeurent dans la mémoire collective. À commencer par les illustres résistants Jean Moulin et Pierre Brossolette. Des survivants deviendront des figures politiques de premier plan, comme les futurs chefs de gouvernement René Pleven, Pierre Messmer et Jacques Chaban-Delmas. Soixante étrangers, comme Dwight D. Eisenhower et le roi Mohammed V, rejoints par Winston Churchill et George VI après la forclusion de l’ordre (23 janvier 1946), ont aussi eu droit à cet immense honneur. Tout comme l’écrivain Romain Gary. C’est le cas aussi de… six femmes. Leurs noms, injustement oubliés : Berty Albrecht (1893-1943), Laure Diebold (1915-1965), Marie Hackin (1905-1941), Marcelle Henry (1895-1945), Simone Michel-Lévy (1906-1945) et Émilienne Moreau-Évrard (1898-1971). Leur représentativité dérisoire au sein de ce panthéon interpelle légitimement. La Résistance française ne comptait-elle pas entre 20 et 30 % de femmes dans ses rangs ? Près de 6 000 (sur 65 000 environ) n’ont-elles pas été décorées de la médaille de la Résistance justement, à partir du 9 février 1943 ? Le déséquilibre apparaît flagrant, presque incompréhensible. « En premier lieu, il faut savoir que l’ordre de la Libération a été clos rapidement et qu’il visait surtout à distinguer des combattants, note l’historien Vladimir Trouplin. On en recense près de 90 %. Un tel critère excluait forcément les femmes qui jouaient un rôle prépondérant, mais plutôt dans la gestion des infrastructures, dans les missions de protection ou de renseignement. » Un rôle qui a pu paraître mineur à une époque où leur statut les privait du droit de vote et où le citoyen lambda considérait qu’elles agissaient dans l’ombre de leurs époux. D’où le manque de parrainages et de recommandations en leur faveur dans les hautes sphères du pouvoir. « Au total, 9 femmes ont été proposées pour 6 femmes retenues », ajoute le conservateur du musée de l’ordre de la Libération et auteur du remarquable Dictionnaire des compagnons de la Libération (Elytis éditions).
JUSQU’AU SACRIFICE SUPRÊME
Leur courage force l’admiration. Quatre de ces 6 personnalités ont payé de leur vie leur dévouement à leur combat pour la liberté. À l’instar de Berty Albrecht, ardente militante des mouvements féministes malgré ses origines bourgeoises, devenue l’âme du journal Combat auprès du futur ministre Henri Frenay. « S’ils me prennent, je me tuerai », confia cette âme intrépide, ancrée à gauche, à son ami de droite proche des milieux catholiques, dans la
foulée d’une évasion réussie l’ayant délivrée de ses tortionnaires. Malheureusement reprise, elle mit son plan à exécution en se suicidant le 31 mai 1943 au moyen du fil électrique de la lampe de sa cellule. Même fin tragique pour Simone Michel-Lévy, du réseau Action PTT qui, selon la Chancellerie, « monta un admirable système de transports de postes émetteurs d’armes et de parachutages » et « réalisa un système d’acheminement du courrier à travers la France qui marcha à la perfection ». Arrêtée en novembre 1943, torturée abominablement puis déportée au camp de Flossenbürg, où elle entreprit des actions de sabotage d’un héroïsme inouï, elle est exécutée par pendaison sur ordre de Himmler. « Elle continuera à résister comme un soldat, jusqu’au sacrifice suprême »,
souligne Jean-Paul LefebvreFilleau, dans son passionnant ouvrage Femmes de la Résistance
(Éditions du Rocher).
LE SENS DU DEVOIR
Autre destin, admirable et brisé : celui de Marie Hackin, coorganisatrice du Corps des volontaires françaises, disparue en mer en février 1941 au large des îles Féroé après le torpillage du cargo Jonathan Holt. Elle y avait pris place au côté de son mari Joseph, délégué de la France libre, missionné en Inde. Décorée pareillement à titre posthume, Marcelle Henry, chef de bureau au ministère du Travail et de la Sécurité sociale, qui cacha de nombreux évadés, s’éteignit pour sa part le 24 avril 1945 des suites des traitements infligés par ses bourreaux à Ravensbrück et à Torgau. Parmi les rescapées de l’enfer, décédées bien après la Libération, figurent Laure Diebold, secrétaire de Jean Moulin, et l’agent de liaison Émilienne Moreau-Évrard.
Le sens du devoir de cette dernière, comme celui de ses jeunes camarades, dépasse l’entendement. Durant la Grande Guerre, déjà, cette fille issue d’une famille de mineurs avait livré des informations aux Britanniques sur le positionnement des Allemands sur ses terres du Nord et tua même quatre soldats ennemis sur le front. Un acte de bravoure qui lui valut d’être célébrée dans un film australien, La Jeanne d’Arc de Loos, jamais sorti en France. Nouveaux faits d’armes à partir de 1940. Connue de l’adversaire pour ses exploits militaires passés, « Émilienne la Blonde » défia inlassablement la Gestapo qui la traqua sans relâche. Elle rejoignit
ELLES NE MONTRENT AUCUN SIGNE DE FAIBLESSE
DEVANT LEUR FAMILLE
Londres en 1944, avant d’être décorée par de Gaulle, en août 1945, à Béthune.
L’étude des biographies des six héroïnes, ignorées dans la plupart des manuels scolaires, permet de prendre conscience de leur détermination sans faille et de leur indépendance d’esprit sans limites. « Ma mère n’a pas été une résistante à partir de 1940. Elle l’a toujours été », écrit Mireille Albrecht dans Berty (Éditions Robert Laffont). Cette plongée dans leur histoire donne aussi l’occasion de mesurer leur stupéfiante faculté à maintenir un semblant d’équilibre familial et professionnel, parallèlement à leurs activités clandestines. Évoquant le retour à la maison de celle qui était accaparée par la bonne marche d’un réseau de passage au profit des soldats français évadés des camps de prisonniers en zone occupée, Mireille Albrecht convoque un souvenir marquant de son existence : « Je l’ai vue arriver le visage livide, un gros pansement sur l’arcade sourcilière, bras et jambes couverts d’hématomes. En descendant l’escalier non éclairé de la maison d’un passeur, elle était tombée dans la cave, la trappe étant restée ouverte […] À la voir assise sur son lit, le dos bien droit, malgré sa fatigue, demandant des nouvelles des uns et des autres, essayant de donner le change, j’ai compris l’expression “une volonté de fer” ». Garder le silence, coûte que coûte, même devant les proches…
LES PRÉJUGÉS MISOGYNES
Daniel Cordier (centenaire depuis le 10 août, il est l’un des quatre Compagnons toujours en vie) n’a jamais tari non plus d’éloges sur Laure Mutschler, épouse Diebold, dite « Mado » ou « Mona ». Sa future complice, à la toilette soignée, en imposait visiblement par sa prestance lors de leur première rencontre. « Dès l’arrivée de la jeune Alsacienne, je suis conquis, témoigna le chef d’état-major de Jean Moulin. Elle est menue et petite, en dépit de talons rehaussés. Mais avec son visage expressif, son regard ardent, sa poignée de main énergique, elle respire la franchise et la volonté […] Je lui explique son travail – dactylographier télégrammes, lettres et rapports, tenir la comptabilité et m’aider à chiffrer et déchiffrer les textes échangés avec Londres. » La nouvelle recrue, intuitive et sérieuse, accepta avec le même empressement de servir d’agent de liaison. « Si elle est arrêtée, croyez-vous qu’elle
tiendra le coup ? » demanda Jean Moulin à son lieutenant. Réponse de Cordier : « J’en réponds comme de moi-même. » Elle saura, plus tard, que la noblesse et la grandeur de son combat auront contribué à faire évoluer les mentalités sur l’égalité entre les sexes. « Si les conventions sociales s’opposaient à l’engagement des femmes dans la Résistance, la guerre leur a donné l’occasion de combattre l’occupant et d’effacer les préjugés misogynes », affirme Jean-Paul Le-febvre-Filleau. La campagne de quelques irréductibles partisans du droit de vote et de l’éligibilité des femmes commence alors à faire son chemin.
HOMMAGES TARDIFS
« En 1940, il n’y avait plus d’hommes », lança la résistante Odile de Vasselot, dans une émission de France 2 diffusée en 2002. Simone Michel-Lévy, elle, était bien là. À peine affectée au service commutations de la Direction des recherches et du contrôle technique du ministère des PTT à Paris, cette Jurassienne venue d’un milieu modeste distribua des tracts et des brochures appelant à ne pas se soumettre à l’autorité allemande. Son efficacité lui permit de prendre rapidement du galon. « Dès la fin de l’année 1941, Action PTT est un gigantesque réseau de liaisons postales et télégraphiques clandestines mises à la disposition de tous les mouvements de Résistance », détaille Jean-Paul LefebvreFilleau. Animée d’une même force, Marcelle Henry, ex-pensionnaire du lycée parisien Victor-Duruy, instaura immédiatement un climat de résistance au sein du ministère du Travail. Elle diversifia ensuite ses activités en devenant, en septembre 1943, membre des Forces combattantes françaises. Tout aussi brillante, tournée vers les autres cultures et prête à tous les sacrifices, la Mosellane Marie Hackin (alors Allemande), ancienne étudiante de l’École du Louvre, rejoignit la France libre en décembre
DES DESTINS D’EXCEPTION QUI MÉRITERAIENT L’INTÉRÊT
DU SEPTIÈME ART
1946 avec le grade de sous-lieutenant. Encore un fascinant destin.
Impossible, à la lumière de leurs états de service extraordinaires et de leur personnalité exceptionnelle, de ne pas déplorer l’injustice de la postérité à leur égard. « Certaines n’ont pas eu de descendant, explique Vladimir Trouplin. Personne n’a pu réellement soutenir leurs mémoires ; ni une famille, ni une entreprise, ni un parti politique. Ce fut différent pour Berty Albrecht, dont Henri Frenay et sa fille Mireille, elle-même résistante, ont perpétué le souvenir. Émilienne Moreau-Évrard a été honorée par le Parti socialiste, auquel elle appartenait, et Simone Michel-Lévy par les PTT. » Depuis 2006, une place de Paris porte le nom de la fonctionnaire sur le terre-plein central de l’avenue de Saxe (7e). Toujours dans la capitale, une passerelle Marcelle-Henry a été inaugurée en mai 2017 dans le 17e arrondissement, trois années après l’apparition de la rue Laure-Diebold située dans le 8e.
En dépit de ces hommages (tardifs), les parcours tout aussi héroïques de Geneviève de Gaulle-Anthonioz (19202002), de Germaine Tillion (1907-2008), premières femmes élevées au grade de grand-croix de la Légion d’honneur, et de Simone Veil (1927-2017) marquent aujourd’hui davantage les esprits. De même que la trajectoire de Lucie Aubrac (19122007), dont la biographie Ils partiront dans l’ivresse a fait l’objet, en 1997, d’une adaptation signée Claude Berri avec Carole Bouquet. Cette grande figure du Parti communiste est aussi reconnaissable sous les traits du personnage joué par Simone Signoret dans L’Armée des ombres, de JeanPierre Melville. À quand un long-métrage consacré à Berty Albrecht, Laure Diebold, Marie Hackin, Marcelle Henry, Simone Michel-Lévy et Émilienne Moreau-Évrard ? ■