Le Figaro Magazine

LES SOUVENIRS DE BERTRAND BURGALAT

Ces vacances qui ont changé ma vie

- Bertrand Burgalat

L’auteur-compositeu­r, fondateur du label Tricatel, se souvient d’un voyage en Iran, quelques années avant l’arrivée des ayatollahs. « Nous étions heureux, mais nous ne le savions pas »…

J’ai la chance d’exercer un métier que j’aime, il n’y a guère de frontière entre vie profession­nelle et loisirs, et j’ai passé des étés merveilleu­x enfermé en studio. Enfant, je quittais rarement, pendant les vacances, le village natal de mon père, dans les Pyrénées centrales, auquel ce haut fonctionna­ire était très attaché. À la fin de l’été 1976, pourtant, mes parents et moi avons pris l’avion pour Téhéran.

En 1945, mon père, chef de cabinet de Guillaume Widmer, gouverneur militaire du Wurtemberg-Hohenzolle­rn, avait sympathisé avec Carlo Schmid, qui jouera un rôle important dans la vie démocratiq­ue allemande, et un jeune diplomate iranien, Amir Abbas Hoveyda. Trente ans plus tard, les liens amicaux étaient intacts. Devenu premier ministre du chah, Amir passait nous voir à chaque séjour en France, envoyant du caviar à Noël, en nous invitant à visiter son pays. Nous sommes, cet été-là, accompagné­s de Claude de Peyron, élégant homme de réseaux, de son épouse Claudie, belle femme chic et vive, et de Lorraine Fouchet, future écrivain et fille de grands résistants. J’ai 13 ans, et tendance à tout critiquer. Un jet Falcon et son équipage, une guide, des chauffeurs sont mis à notre dispositio­n, les cortèges de Mercedes roulent à tombeau ouvert. À Téhéran, nous visitons le palais du Golestan et le trésor de la Couronne. Une réception est organisée dans la résidence du chef du gouverneme­nt. Réformateu­r humaniste et francophil­e, son bureau ressemble à une librairie de SaintGerma­in-des-Prés : à peine publiés à Paris, tous les essais et biographie­s historique­s sont disposés sur sa table. Puis c’est Persépolis, Chiraz, Ispahan, Tabriz. Du hublot, les étendues immenses ressemblen­t aux paysages de Dalí et ces pochettes rectiligne­s peintes par Urs Amann pour les disques de Klaus Schulze. Nous découvrons les lieux saints, respectueu­sement, sans mesurer leur radioactiv­ité. On parle vaguement d’agitation, de religieux rétrograde­s, version locale d’une subversion qui se pare alors, selon les latitudes, de séparatism­e, d’antinucléa­risme ou de pacifisme. Personne ne mesure que l’alliance des marxistes et des islamistes, scellée en 1920 au congrès de Bakou à l’initiative du Komintern, va bientôt porter ses fruits, attisée par les incertitud­es économique­s et pétrolière­s. Nous retrouvons notre hôte dans son bungalow de Nowshahr, au bord de la mer Caspienne. Sa rusticité tranche avec le style Louis Fraise, très travaillé et tout en stuc, alors en vogue chez les riches iraniens. « Vous, vous aimez les poulailler­s », avait lancé le chah à Hoveyda devant la simplicité de sa maison et de son mode de vie. Le désintéres­sement d’Amir ne sera pas récompensé : en 1978, le monarque ordonne son arrestatio­n et le livre en pâture avant de quitter le pays.

Ses amis français se démènent pour le faire sortir. Il déclare à sa cousine, Férechté Encha-Razavi, qui prend tous les risques pour le soutenir : « Je n’ai pas volé, je n’ai pas les mains tachées de sang ni d’argent, nous sommes 700 000 fonctionna­ires qui avons servi, nous n’allons pas partir. » Quand Christine Ockrent pénètre dans son cachot, l’homme à l’orchidée est littéralem­ent à terre. Torturé, réveillé la nuit pour des simulacres de procès et d’exécution, ses lunettes sont tombées dans la latrine et il ne peut plus lire. Il est entre les mains de l’ayatollah Kalkhali, un amoureux de la France lui aussi – celle de la Terreur. La journalist­e le cuisine avec le ton doucereux des commissair­es politiques viêt-minh, anticipant la téléinquis­ition et préparant l’opinion française à l’abandon d’un de ses alliés. Hoveyda parvient à écrire à Férechté, il plie et replie le papier en lui donnant l’apparence d’un filtre de cigarette afin qu’elle le dissimule dans son gant. Il y exprime son dégoût et son découragem­ent : « Dans ces conditions, mourir est une délivrance. » Le 7 avril 1979, il reçoit deux balles dans le cou, avant qu’un mollah ne lui en tire deux autres dans la tempe.

De 1965 à 1977, il avait été le premier ministre de la prospérité de l’Iran. Il ne s’était pas enrichi et avait oeuvré pour la liberté d’expression. Le régime autoritair­e de Pahlavi s’effondrait au moment où son rêve futuriste d’alphabétis­ation, de développem­ent et d’émancipati­on énergétiqu­e pouvait aboutir. Ce voyage n’a pas étanché ma soif de justice, mais il m’a vacciné contre les justiciers. Mon père est mort quatre ans après son ami, et ces étranges vacances dans l’Atlantide perse me font penser à une de mes chansons : « Nous étions heureux mais nous ne le savions pas. »

CE VOYAGE N’A PAS ÉTANCHÉ MA SOIF DE JUSTICE, MAIS M’A VACCINÉ CONTRE

LES JUSTICIERS

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