Le Figaro Magazine

1910-1937 : ÇA, C’ÉTAIT PARIS ! Culture

- Par Jean-Marc Gonin

La Cité de l’architectu­re et du patrimoine expose une centaine de photos et de films des collection­s du Musée Albert-Kahn.

Un regard fascinant et artistique sur un quart de siècle dans la capitale documenté à la demande d’un des plus grands philanthro­pes du début du XXe siècle.

Banquier et philanthro­pe, Albert Kahn – né en 1860 à Marmoutier (Alsace) et mort en 1940 à Boulognesu­r-Seine – consacra une partie de son immense fortune à documenter les peuples, les civilisati­ons et les paysages. De 1909 à 1931, il envoya à ses frais une douzaine d’opérateurs photograph­iques et cinématogr­aphiques parcourir le monde pour constituer un fonds considérab­le (72 000 autochrome­s, 4 000 plaques stéréoscop­iques et une centaine d’heures de films), qu’il avait baptisé Archives de la planète. Dans sa propriété de Boulogne, près de Paris, où il fit planter une diversité de jardins exceptionn­els, il invitait régulièrem­ent intellectu­els, hommes politiques, scientifiq­ues à des projection­s destinées à améliorer leur connaissan­ce du monde.

Ceux qui ont visité le Musée Albert-Kahn, installé sur les lieux mêmes où vécut le mécène, n’ont pu qu’admirer son écrin de nature ainsi que la profusion d’images de lointaines contrées conservées dans les collection­s. Mais peu savaient que les Archives de la planète contenaien­t un trésor d’images de Paris saisies entre 1910 et 1937. Constitué de 5 000 autochrome­s et de 90 000 mètres de films, il s’agit d’un des fonds les plus riches et les plus importants jamais accumulés sur la capitale. Intitulée « Paris 1910-1937. Promenades dans les collection­s Albert-Kahn », l’exposition qui ouvre ses portes le 16 septembre à la Cité de l’architectu­re et du patrimoine, au palais de Chaillot, va faire date.

DES SILHOUETTE­S AUX ALLURES DE FANTÔMES

Le travail des opérateurs employés par Albert Kahn sous la direction scientifiq­ue du géographe Jean Brunhes offre un témoignage à la fois historique, humain et patrimonia­l de premier ordre. Sans oublier que les techniques employées, notamment les autochrome­s inventés par les frères Lumière – des plaques photograph­iques recouverte­s de fécule colorée –, restituent un Paris aux couleurs à la fois douces et authentiqu­es. Certes, ce type de prises de vue exigeait de longs temps de pose et n’enregistra­it pas le mouvement. Cette « lacune » devient pourtant élément poétique de l’exposition : sur quelques-unes de la centaine de photos exposées, on devine des silhouette­s. « Des fantômes traversent l’image », s’amuse Jean-Marc Hofman, un des trois commissair­es de l’exposition.

Le parcours permet de déambuler dans ce Paris d’il y a un siècle où l’automobile va rapidement supplanter l’hippomobil­e et la charrette à bras, où les taxis rendus célèbres

IL S’AGIT D’UN DES FONDS LES PLUS RICHES ET LES PLUS IMPORTANTS JAMAIS ACCUMULÉS SUR LA CAPITALE

par la bataille de la Marne remplacent les fiacres ; où les murs, y compris ceux des vespasienn­es, sont couverts d’affiches publicitai­res aux couleurs vives, et où pauvreté rime avec insalubrit­é dans des dizaines d’îlots de la capitale. Albert Kahn et Jean Brunhes poursuivai­ent un double objectif, observe Magali Mélandri, conservatr­ice au musée Albert-Kahn et commissair­e de l’exposition. Ils cherchaien­t à la fois à documenter le vieux Paris avant sa disparitio­n et à mettre en exergue la vétusté et l’insalubrit­é afin que les autorités y portent remède. Mettant l’accent sur ces aspects, ils ont fait l’impasse sur l’architectu­re et l’urbanisme haussmanni­ens. Certes, des films montrent l’agitation des grands boulevards, mais dans le seul but de saisir l’activité des hommes, la densité des transports et l’irruption de la modernité.

CONTRAINTE­S TECHNIQUES

Les collection­s Albert-Kahn ont également répertorié les monuments emblématiq­ues de Paris : le Louvre, le Palais-Bourbon, l’Opéra, la tour Eiffel, etc. Des images au cadrage parfait souligné par des rues vides. « Les opérateurs photograph­iques travaillai­ent très tôt le matin ou bien les jours fériés pour qu’il y ait le moins de monde possible », souligne David-Sean Thomas, attaché de conservati­on au musée Albert-Kahn et commissair­e de l’exposition. S’ils se pliaient ainsi aux contrainte­s techniques de l’autochrome, ce n’était pas le cas des opérateurs cinématogr­aphiques qui, eux, ont fixé sur la pellicule une capitale débordante de vitalité.

Au fil du parcours scénograph­ié par l’atelier Maciej Fiszer, où alternent films et photos mais aussi des cartes fixes ou interactiv­es, on franchit des étapes thématique­s. L’une d’elles est dédiée à la Seine. La spectacula­ire crue de 1924 côtoie le froid mordant de l’hiver 1915 qui vit le fleuve entièremen­t pris par la glace. Les images rappellent aussi que ses berges fourmillai­ent d’activité : Paris était le plus important port français. Soucieux de santé publique, Albert Kahn se pencha aussi sur les quartiers frappés par la tuberculos­e – Paris comptait jusqu’à 35 îlots contaminés par le bacille de Koch répertorié­s sur une des cartes exposées. Ce grand philanthro­pe fasciné par les sciences et la technologi­e croyait au progrès social et souhaitait améliorer les conditions de vie de ses contempora­ins. Ruiné par la crise de 1929, qui causa la faillite de sa banque, Albert Kahn, mort sans descendanc­e, nous a légué un héritage inestimabl­e. Ces vingt-cinq ans de Paris en images en sont un des joyaux. ■

« Paris 1910-1937. Promenades dans les collection­s Albert-Kahn ». Cité de l’architectu­re et du patrimoine, palais de Chaillot, du 16 septembre 2020 au 11 janvier 2021.

FASCINÉ PAR LES SCIENCES ET LA TECHNOLOGI­E, ALBERT KAHN CROYAIT AUSSI AU PROGRÈS SOCIAL

 ??  ??
 ??  ?? Le carrefour des rues d’Alexandrie, de Sainte-Foy et de Saint-Spire (2e arr.),
en juillet 1914.
Le carrefour des rues d’Alexandrie, de Sainte-Foy et de Saint-Spire (2e arr.), en juillet 1914.
 ??  ?? Une famille rue du Pot-de-Fer (5e arr.), en 1914. C’est aujourd’hui
une voie piétonne.
Une famille rue du Pot-de-Fer (5e arr.), en 1914. C’est aujourd’hui une voie piétonne.
 ??  ?? 1
1. Rue du Montparnas­se, en juillet 1914.
1 1. Rue du Montparnas­se, en juillet 1914.
 ??  ?? 3
3. Le quai du Louvre en 1920 avec une péniche accostée et des marchandis­es sur la berge.
3 3. Le quai du Louvre en 1920 avec une péniche accostée et des marchandis­es sur la berge.
 ??  ?? 2. Les premiers autobus parisiens, place de la Madeleine, en 1920.
2
2. Les premiers autobus parisiens, place de la Madeleine, en 1920. 2
 ??  ?? 5
5. L’entrée du Moulin-Rouge à l’été 1914, quelques jours avant le début de la guerre.
5 5. L’entrée du Moulin-Rouge à l’été 1914, quelques jours avant le début de la guerre.
 ??  ?? 4. La crue de la Seine de janvier 1924, depuis le quai d’Orsay.
4
4. La crue de la Seine de janvier 1924, depuis le quai d’Orsay. 4
 ??  ?? 6. Le palais du Trocadéro avec la tour Eiffel en premier plan, depuis le Champ-de-Mars.
6
6. Le palais du Trocadéro avec la tour Eiffel en premier plan, depuis le Champ-de-Mars. 6
 ??  ?? La rue des PrêtresSai­nt-Séverin (5e arr.), en 1914.
La rue des PrêtresSai­nt-Séverin (5e arr.), en 1914.
 ??  ?? La péniche du couturier Paul Poiret, pendant l’exposition
des Arts décoratifs, en 1925.
La péniche du couturier Paul Poiret, pendant l’exposition des Arts décoratifs, en 1925.
 ??  ?? Le cinéma Lutetia, en mai 1918. Démoli, il se trouvait avenue de Wagram.
Le cinéma Lutetia, en mai 1918. Démoli, il se trouvait avenue de Wagram.

Newspapers in French

Newspapers from France