OLIVIER BABEAU
« La révolution numérique est une puissante machine à séparer les individus »
Dans un dernier essai passionnant, « Le Nouveau Désordre numérique » (Buchet/Chastel), le président de l’Institut Sapiens montre comment le digital est en train de faire exploser les inégalités. La crise sanitaire et l’avènement du télétravail n’ont fait selon lui qu’accélérer la polarisation des sociétés occidentales.
La crise sanitaire du printemps 2020 aura consacré le triomphe du numérique. Celui-ci aura notamment permis de maintenir à flot une partie de l’économie grâce au télétravail. Ne faut-il pas s’en réjouir ? Pourquoi ?
Les nouvelles technologies rendent des services évidents. Mais le confinement aura été un formidable accélérateur de la polarisation du monde qu’elles produisent. Ceux qui sont connectés profitent à plein des possibilités qu’elles donnent, et ont délaissé leur bureau sans regret, découvrant (s’ils ne le savaient pas déjà) qu’ils travaillaient aussi bien dans le lieu de leur choix. Ceux dont le travail n’utilise pas le levier du numérique n’ont pas eu cette possibilité. Ils sont plus que jamais condamnés à l’arbitrage entre logement inabordable en centre-ville ou épuisantes migrations pendulaires depuis de lointaines banlieues. Le confinement aura aussi vu les élèves les moins favorisés, peu aidés par des parents dépassés, disparaître des radars de l’école, tandis que les parents aguerris et attentifs écumaient les cours en ligne. Le numérique triomphe, et avec lui ceux qui savent l’utiliser, mais il enfonce ceux qui en sont éloignés.
Selon vous, à la fracture sociale et culturelle s’ajoute désormais la fracture numérique. Vous allez même plus loin en parlant de rupture civilisationnelle. En quoi notre civilisation est-elle bouleversée par internet ?
La civilisation est née dans les villes (c’est le sens étymologique du mot) car elles permettaient rencontres, coopérations et mélanges des populations. Aujourd’hui, les villes sont le lieu où se scelle leur séparation. Dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, les emplois moyennement qualifiés occupés par des travailleurs n’ayant pas fait d’études supérieures abondaient encore dans les villes et les zones métropolitaines. Ils étaient rares dans les banlieues et les campagnes. Ces personnes y collaboraient avec les travailleurs très qualifiés, dirigeants et techniciens, qui supervisaient le fonctionnement des usines et des bureaux. Le décor change totalement près de cinquante ans plus tard : les emplois moyennement qualifiés se raréfient dans les grandes villes. Dans les agglomérations les plus denses, les emplois les plus « concentrés en savoirs » – knowledge intensive – dominent. On y trouve aussi une petite population de gens peu qualifiés qui ne travaillent généralement pas en contact direct avec les autres. Le numérique est un puissant levier de productivité pour ceux qui articulent leur travail avec lui, mais il est symétriquement pour les autres un facteur d’exclusion et de paupérisation. Il fait émerger cette société « en sablier » dont on parlait dès la fin des années 1990, où la disparition des classes moyennes laisse place à des extrêmes qui ne se touchent plus. Le mouvement des « gilets jaunes » est, à mon sens, ce cri désespéré d’une population qui constate son implacable déclassement. Charles Murray a montré que même une société autrefois monolithique et partageant les mêmes valeurs comme la société américaine est désormais coupée en deux, entre une élite cognitive et une population pauvre qui n’ont plus aucune référence commune.
Les penseurs libéraux ont longtemps cru qu’internet allait favoriser le libre-échange. Tout au contraire, vous expliquez que nous allons vers un monde de monopoles. La « mondialisation heureuse » est-elle en train de déboucher sur une nouvelle féodalité ?
Les bienfaits du libre-échange sont une réalité. Mais le numérique a créé les conditions d’une concentration inédite de la puissance économique. Songeons que la somme des valeurs technologiques américaines est supérieure à la totalité des capitalisations boursières européennes. Microsoft vaut plus que l’ensemble du CAC 40. Tesla vaut 25 fois Renault. L’économie des plates-formes est celle où le gagnant prend tout. Pourquoi ? L’utilité d’un réseau, comme l’a suggéré Roger Metcalfe, est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs. L’effet de cliquet de la domination est imparable : le plus gros est aussi le plus fort. Et le reste. Ce n’est pas un hasard,
le modèle économique de sept des dix entreprises les plus rentables au monde repose désormais sur un modèle de plate-forme numérique. Cette dernière s’interpose entre l’offre et la demande en fournissant à chacun ce qu’il recherche : accès aux consommateurs d’un côté, services gratuits et contenus de l’autre. C’est, de façon toute simple, la recette miracle de l’hyperpuissance économique. Elle permet une double domination : celle des individus comme des entreprises. C’est bien une forme de néoféodalisme qui naît, comme l’a analysé récemment un auteur tel que Joel Kotkin. Les entreprises normales ont des clients et des partenaires commerciaux. Les grandes firmes numériques n’ont que des serfs et des vassaux.
Dès lors, faut-il démanteler les Gafam ? Comment les États peuvent-ils reprendre la main ?
Le démantèlement n’est pas aussi simple à faire que du temps de la Standard Oil de Rockefeller. La plate-forme est d’abord une sorte de monopole naturel. L’efficacité des services de ces géants repose sur leur complémentarité. Notre dépendance est d’ailleurs déjà trop forte : bloquer Google en France serait bloquer le pays, tant nous utilisons tous ses services. Ensuite, en chasser une serait surtout laisser place à une autre : briser Amazon serait ouvrir un boulevard à la domination d’Alibaba.
Alors, que faire ? Évitons déjà de leur confier les clés de la maison, en laissant des réseaux sociaux comme Facebook s’instituer en censeurs de la vérité et du mensonge. Surtout, innovons et modernisons-nous sans jamais penser que des barrières réglementaires nous protégeront : c’est l’erreur qu’ont faite les taxis face à Uber. C’est aussi l’erreur de notre système de santé et de notre école dont l’inertie reste immense alors que les géants du numérique ont clairement annoncé leur volonté d’en prendre le contrôle grâce aux outils innovants qu’ils développent. Ayons plus peur de nos propres faiblesses que de la force des Gafam.
Beaucoup d’observateurs imaginaient qu’internet rapprocherait les êtres humains. Selon vous, au contraire, le numérique participe de l’atomisation de la société ?
La révolution numérique est une puissante machine à séparer les individus. Elle promeut une ségrégation cognitive inédite. Le sociologue Jean-Marc Rémy écrivait en 2012 : « À une représentation verticale de la société (dominants/dominés) se substitue l’image de la frontière entre ceux qui sont “dedans” (les “protégés”, les “connectés”…) et ceux qui sont relégués “dehors”… en périphérie. » La société n’est plus une pyramide, mais une juxtaposition de poches imperméables les unes aux autres. Dans ces conditions nouvelles, la rencontre des groupes sociaux devient rare. Hier, les emplois qualifiés et les moins qualifiés étaient mutuellement dépendants,
C’est bien une forme de néoféodalisme qui naît… Les grandes firmes numériques n’ont que des serfs et des vassaux
obligés de collaborer pour des raisons économiques. Aujourd’hui, l’interdépendance s’est considérablement réduite. Chacun vivait autrefois dans un monde social qui lui était propre et dont il n’était pas question de s’abstraire. Mais ces mondes sociaux se croisaient, se superposaient spatialement, étaient mutuellement imbriqués. Les classes sociales se côtoyaient quotidiennement. Désormais, elles n’ont plus rien à se dire et n’ont plus le désir de se croiser. Hier, les élites locales se rassemblaient dans certains quartiers des bourgades, mais continuaient à vivre avec le reste des habitants. Aujourd’hui, ces élites ont quitté les territoires pour s’agglutiner dans les grandes métropoles. Entre 1940 et 2003, l’homogamie a progressé aux deux bouts de l’échelle sociale américaine : les diplômés du supérieur se marient de plus en plus avec d’autres diplômés, et les non-diplômés avec des non-diplômés. Une homogamie qui accentue les effets de polarisation sociale : les enfants de couples diplômés seront statistiquement des diplômés eux aussi.
Quelles seront les conséquences de ces nombreux bouleversements sur la démocratie ? Vous évoquez un affrontement entre hypertotalitarisme et hyperdémocratie, pourquoi ?
Alors que les dictatures adoptent avec succès les nouvelles technologies pour parfaire leur contrôle des populations, les démocraties sont profondément affaiblies. L’omniprésence de l’information aurait dû être fatale aux ignorances et aux erreurs. Il n’en est rien. Nous sommes passés en quelques années d’une information rare, élitiste et contrôlée à un déluge de discours non maîtrisés. La difficulté est de sélectionner l’information pertinente et sérieuse dans un océan de divagations. La conséquence du brouillage des hiérarchies du savoir est une inéluctable escalade vers les expressions extrêmes. Dans le brouhaha de la concurrence des paroles, il faut choquer pour espérer émerger. Sur les réseaux sociaux, les expressions qui dominent sont les plus outrancières. La raison ne fait pas recette ; c’est l’émotion qui est le déclencheur le plus efficace des réactions espérées par celui qui veut maximiser son nombre de « like » et de « retweet ». Catalysées autour du dernier délire à la mode, des meutes hystériques se forment pour faire taire toute objection. L’expression publique n’est plus une opinion proposée à la discussion, mais une surenchère d’étalage de vertus. Il n’y a plus de place pour le doute et la nuance. Seule reste l’affirmation brutale de désaccords indépassables. La récente fin de la revue Le Débat est le symbole terrible d’une dégradation de l’arène politique en guerre de religion où le débat, justement, n’est plus possible. ■