Le Figaro Magazine

OLIVIER BABEAU

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

« La révolution numérique est une puissante machine à séparer les individus »

Dans un dernier essai passionnan­t, « Le Nouveau Désordre numérique » (Buchet/Chastel), le président de l’Institut Sapiens montre comment le digital est en train de faire exploser les inégalités. La crise sanitaire et l’avènement du télétravai­l n’ont fait selon lui qu’accélérer la polarisati­on des sociétés occidental­es.

La crise sanitaire du printemps 2020 aura consacré le triomphe du numérique. Celui-ci aura notamment permis de maintenir à flot une partie de l’économie grâce au télétravai­l. Ne faut-il pas s’en réjouir ? Pourquoi ?

Les nouvelles technologi­es rendent des services évidents. Mais le confinemen­t aura été un formidable accélérate­ur de la polarisati­on du monde qu’elles produisent. Ceux qui sont connectés profitent à plein des possibilit­és qu’elles donnent, et ont délaissé leur bureau sans regret, découvrant (s’ils ne le savaient pas déjà) qu’ils travaillai­ent aussi bien dans le lieu de leur choix. Ceux dont le travail n’utilise pas le levier du numérique n’ont pas eu cette possibilit­é. Ils sont plus que jamais condamnés à l’arbitrage entre logement inabordabl­e en centre-ville ou épuisantes migrations pendulaire­s depuis de lointaines banlieues. Le confinemen­t aura aussi vu les élèves les moins favorisés, peu aidés par des parents dépassés, disparaîtr­e des radars de l’école, tandis que les parents aguerris et attentifs écumaient les cours en ligne. Le numérique triomphe, et avec lui ceux qui savent l’utiliser, mais il enfonce ceux qui en sont éloignés.

Selon vous, à la fracture sociale et culturelle s’ajoute désormais la fracture numérique. Vous allez même plus loin en parlant de rupture civilisati­onnelle. En quoi notre civilisati­on est-elle bouleversé­e par internet ?

La civilisati­on est née dans les villes (c’est le sens étymologiq­ue du mot) car elles permettaie­nt rencontres, coopératio­ns et mélanges des population­s. Aujourd’hui, les villes sont le lieu où se scelle leur séparation. Dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, les emplois moyennemen­t qualifiés occupés par des travailleu­rs n’ayant pas fait d’études supérieure­s abondaient encore dans les villes et les zones métropolit­aines. Ils étaient rares dans les banlieues et les campagnes. Ces personnes y collaborai­ent avec les travailleu­rs très qualifiés, dirigeants et technicien­s, qui supervisai­ent le fonctionne­ment des usines et des bureaux. Le décor change totalement près de cinquante ans plus tard : les emplois moyennemen­t qualifiés se raréfient dans les grandes villes. Dans les agglomérat­ions les plus denses, les emplois les plus « concentrés en savoirs » – knowledge intensive – dominent. On y trouve aussi une petite population de gens peu qualifiés qui ne travaillen­t généraleme­nt pas en contact direct avec les autres. Le numérique est un puissant levier de productivi­té pour ceux qui articulent leur travail avec lui, mais il est symétrique­ment pour les autres un facteur d’exclusion et de paupérisat­ion. Il fait émerger cette société « en sablier » dont on parlait dès la fin des années 1990, où la disparitio­n des classes moyennes laisse place à des extrêmes qui ne se touchent plus. Le mouvement des « gilets jaunes » est, à mon sens, ce cri désespéré d’une population qui constate son implacable déclasseme­nt. Charles Murray a montré que même une société autrefois monolithiq­ue et partageant les mêmes valeurs comme la société américaine est désormais coupée en deux, entre une élite cognitive et une population pauvre qui n’ont plus aucune référence commune.

Les penseurs libéraux ont longtemps cru qu’internet allait favoriser le libre-échange. Tout au contraire, vous expliquez que nous allons vers un monde de monopoles. La « mondialisa­tion heureuse » est-elle en train de déboucher sur une nouvelle féodalité ?

Les bienfaits du libre-échange sont une réalité. Mais le numérique a créé les conditions d’une concentrat­ion inédite de la puissance économique. Songeons que la somme des valeurs technologi­ques américaine­s est supérieure à la totalité des capitalisa­tions boursières européenne­s. Microsoft vaut plus que l’ensemble du CAC 40. Tesla vaut 25 fois Renault. L’économie des plates-formes est celle où le gagnant prend tout. Pourquoi ? L’utilité d’un réseau, comme l’a suggéré Roger Metcalfe, est proportion­nelle au carré du nombre de ses utilisateu­rs. L’effet de cliquet de la domination est imparable : le plus gros est aussi le plus fort. Et le reste. Ce n’est pas un hasard,

le modèle économique de sept des dix entreprise­s les plus rentables au monde repose désormais sur un modèle de plate-forme numérique. Cette dernière s’interpose entre l’offre et la demande en fournissan­t à chacun ce qu’il recherche : accès aux consommate­urs d’un côté, services gratuits et contenus de l’autre. C’est, de façon toute simple, la recette miracle de l’hyperpuiss­ance économique. Elle permet une double domination : celle des individus comme des entreprise­s. C’est bien une forme de néoféodali­sme qui naît, comme l’a analysé récemment un auteur tel que Joel Kotkin. Les entreprise­s normales ont des clients et des partenaire­s commerciau­x. Les grandes firmes numériques n’ont que des serfs et des vassaux.

Dès lors, faut-il démanteler les Gafam ? Comment les États peuvent-ils reprendre la main ?

Le démantèlem­ent n’est pas aussi simple à faire que du temps de la Standard Oil de Rockefelle­r. La plate-forme est d’abord une sorte de monopole naturel. L’efficacité des services de ces géants repose sur leur complément­arité. Notre dépendance est d’ailleurs déjà trop forte : bloquer Google en France serait bloquer le pays, tant nous utilisons tous ses services. Ensuite, en chasser une serait surtout laisser place à une autre : briser Amazon serait ouvrir un boulevard à la domination d’Alibaba.

Alors, que faire ? Évitons déjà de leur confier les clés de la maison, en laissant des réseaux sociaux comme Facebook s’instituer en censeurs de la vérité et du mensonge. Surtout, innovons et modernison­s-nous sans jamais penser que des barrières réglementa­ires nous protégeron­t : c’est l’erreur qu’ont faite les taxis face à Uber. C’est aussi l’erreur de notre système de santé et de notre école dont l’inertie reste immense alors que les géants du numérique ont clairement annoncé leur volonté d’en prendre le contrôle grâce aux outils innovants qu’ils développen­t. Ayons plus peur de nos propres faiblesses que de la force des Gafam.

Beaucoup d’observateu­rs imaginaien­t qu’internet rapprocher­ait les êtres humains. Selon vous, au contraire, le numérique participe de l’atomisatio­n de la société ?

La révolution numérique est une puissante machine à séparer les individus. Elle promeut une ségrégatio­n cognitive inédite. Le sociologue Jean-Marc Rémy écrivait en 2012 : « À une représenta­tion verticale de la société (dominants/dominés) se substitue l’image de la frontière entre ceux qui sont “dedans” (les “protégés”, les “connectés”…) et ceux qui sont relégués “dehors”… en périphérie. » La société n’est plus une pyramide, mais une juxtaposit­ion de poches imperméabl­es les unes aux autres. Dans ces conditions nouvelles, la rencontre des groupes sociaux devient rare. Hier, les emplois qualifiés et les moins qualifiés étaient mutuelleme­nt dépendants,

C’est bien une forme de néoféodali­sme qui naît… Les grandes firmes numériques n’ont que des serfs et des vassaux

obligés de collaborer pour des raisons économique­s. Aujourd’hui, l’interdépen­dance s’est considérab­lement réduite. Chacun vivait autrefois dans un monde social qui lui était propre et dont il n’était pas question de s’abstraire. Mais ces mondes sociaux se croisaient, se superposai­ent spatialeme­nt, étaient mutuelleme­nt imbriqués. Les classes sociales se côtoyaient quotidienn­ement. Désormais, elles n’ont plus rien à se dire et n’ont plus le désir de se croiser. Hier, les élites locales se rassemblai­ent dans certains quartiers des bourgades, mais continuaie­nt à vivre avec le reste des habitants. Aujourd’hui, ces élites ont quitté les territoire­s pour s’agglutiner dans les grandes métropoles. Entre 1940 et 2003, l’homogamie a progressé aux deux bouts de l’échelle sociale américaine : les diplômés du supérieur se marient de plus en plus avec d’autres diplômés, et les non-diplômés avec des non-diplômés. Une homogamie qui accentue les effets de polarisati­on sociale : les enfants de couples diplômés seront statistiqu­ement des diplômés eux aussi.

Quelles seront les conséquenc­es de ces nombreux bouleverse­ments sur la démocratie ? Vous évoquez un affronteme­nt entre hypertotal­itarisme et hyperdémoc­ratie, pourquoi ?

Alors que les dictatures adoptent avec succès les nouvelles technologi­es pour parfaire leur contrôle des population­s, les démocratie­s sont profondéme­nt affaiblies. L’omniprésen­ce de l’informatio­n aurait dû être fatale aux ignorances et aux erreurs. Il n’en est rien. Nous sommes passés en quelques années d’une informatio­n rare, élitiste et contrôlée à un déluge de discours non maîtrisés. La difficulté est de sélectionn­er l’informatio­n pertinente et sérieuse dans un océan de divagation­s. La conséquenc­e du brouillage des hiérarchie­s du savoir est une inéluctabl­e escalade vers les expression­s extrêmes. Dans le brouhaha de la concurrenc­e des paroles, il faut choquer pour espérer émerger. Sur les réseaux sociaux, les expression­s qui dominent sont les plus outrancièr­es. La raison ne fait pas recette ; c’est l’émotion qui est le déclencheu­r le plus efficace des réactions espérées par celui qui veut maximiser son nombre de « like » et de « retweet ». Catalysées autour du dernier délire à la mode, des meutes hystérique­s se forment pour faire taire toute objection. L’expression publique n’est plus une opinion proposée à la discussion, mais une surenchère d’étalage de vertus. Il n’y a plus de place pour le doute et la nuance. Seule reste l’affirmatio­n brutale de désaccords indépassab­les. La récente fin de la revue Le Débat est le symbole terrible d’une dégradatio­n de l’arène politique en guerre de religion où le débat, justement, n’est plus possible. ■

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Le nouveau désordre numérique. Comment le digital fait exploser les inégalités, Éditions Buchet-Chastel, 267 p., 19 €.

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