Le Figaro Magazine

DANS LE SECRET DES CHÂTEAUX DE LA RÉPUBLIQUE En couverture

- Par Fabien Oppermann

Comme nombre de ses prédécesse­urs, Emmanuel Macron a passé ses vacances estivales au fort de Brégançon. Depuis un siècle et demi, la République héberge le chef de l’État au palais de l’Élysée, mais elle lui offre aussi châteaux et manoirs, dans lesquels, le temps d’un week-end, de vacances ou d’une saison, les présidents peuvent, en toute discrétion, se reposer en famille et recevoir leurs homologues. Promenade dans les couloirs du pouvoir, à l’abri des regards.

Samedi 6 novembre 1982. Le vent souffle fort sur la France en ce week-end d’automne. Sous les feuilles qui tombent, dans un village au milieu d’un domaine forestier à une soixantain­e de kilomètres au sud de Paris, une Citroën CX de la présidence de la République escortée par des motards franchit un lourd portail, qui se referme aussitôt. François Mitterrand en sort, suivi d’une jeune femme et d’une petite fille de 8 ans. Le Président, élu un an et demi plus tôt, a enfin trouvé son refuge pour abriter sa vie de famille, en toute discrétion. Fini les photos de paparazzis qui l’avaient surpris, peu après son élection, au bras d’Anne Pingeot, lors d’une promenade dans la propriété de François de Grossouvre. À Souzy-la-Briche, protégée par de hauts murs, la seconde famille du Président va pouvoir passer au calme ses week-ends, pendant treize ans, jusqu’au départ de l’Élysée.

Gilles Ménage et André Rousselet, les collaborat­eurs du chef de l’État, n’ont pas ménagé leur peine pour trouver ce havre secret dans le catalogue des résidences de la République.

RAMBOUILLE­T ET MARLY, LIEUX DES CHASSES PRÉSIDENTI­ELLES

Le château de Rambouille­t, rattaché à la présidence de la République depuis 1883, aurait été parfait, mais il est trop connu et trop utilisé pour des raisons officielle­s. C’est, depuis un siècle, le lieu des chasses présidenti­elles. Tous les présidents de la IIIe et de la IVe République y ont passé la saison estivale, à la manière des rois de France qui allaient de château en château au gré des saisons – en République, les habitudes monarchiqu­es ne sont jamais bien loin. D’un simple rendez-vous de chasse, Rambouille­t est devenu la résidence de campagne des présidents, pour l’été ou pour le week

end ; à l’époque de Vincent Auriol, on y a aménagé des dizaines de chambres pour pouvoir accueillir des délégation­s entières. Le confort moderne y est installé, un appartemen­t d’apparat y est décoré par Jean Pascaud dans la tour François Ier – confort qui ne suffit pas à Khrouchtch­ev, qui, en prenant son bain lors de son séjour en 1960, se retrouve sans eau chaude. Pompidou aimait y convier ses proches, dès le vendredi soir, avant une journée entière consacrée à la chasse, y compris le pique-nique dans une clairière au milieu de la forêt, préparé par la cuisine de l’Élysée. Giscard d’Estaing apprécie également Rambouille­t, pour la chasse, qu’il pratique avec ses invités le samedi et seul ou en famille le dimanche, mais aussi pour recevoir. Reprenant une tradition d’avant-guerre, il y reçoit le Conseil des ministres à plusieurs reprises, et lorsqu’il a l’idée d’organiser, pour la première fois, un sommet des dirigeants des pays les plus puissants du bloc de l’Ouest, Rambouille­t s’impose comme le lieu idéal des débats, avec le président américain Gerald Ford en invité d’honneur. Pendant quelques jours, la petite ville des Yvelines devient le centre du monde occidental et inaugure les sommets du G7. Marly était une autre possibilit­é. Au coeur d’un ancien domaine royal, le petit pavillon est lui aussi dévolu à la chasse. Plus rustique que Rambouille­t, il a le charme de l’intimité ; c’est là que de Gaulle s’est réfugié, en 1946, pour échapper au « retour des partis » qui menaçaient la reconstruc­tion de la France. En attendant que La Boisserie, dévastée par les Allemands, ne soit restaurée, il s’installe pendant quatre mois à Marly avec Yvonne et leur fille Anne. Au fond du jardin, un petit pavillon est transformé en bureau, où le Général reçoit ses compagnons et jette sur le papier les premiers mots de ses Mémoires de guerre. Une fois revenu au pouvoir, de Gaulle réserve Marly à la discrétion ; quelques chasses, peu de réceptions. Seul Adenauer est convié, en toute simplicité – les lieux ne permettent pas vraiment d’y déployer le faste de la République –, au point que de Gaulle s’assied pour le dîner à côté du chancelier allemand, en dépit du protocole, comme une marque de confiance et d’amitié. Le président du Dahomey et celui du Pakistan sont les seuls à venir chasser, privilège d’autant plus grand que de Gaulle n’y assiste pas, pour leur épargner sa présence.

CHEZ LE ROI-SOLEIL

Mais Marly est étriqué, au milieu d’un domaine ouvert aux promeneurs. Trop risqué pour abriter une vie de famille secrète. Mitterrand ne s’y installe pas, mais il y tient, dans les premières semaines de 1988, de discrets conciliabu­les pour préparer sa réélection. Chaque lundi, après sa partie de golf hebdomadai­re à Saint-Cloud ou à Villacoubl­ay, le Président réunit les caciques du Parti socialiste ; autour d’un copieux buffet, Pierre Bérégovoy, Roland Dumas, Édith Cresson, Laurent Fabius, Pierre Joxe, Louis Mermaz, Jean-Louis Bianco se rassemblen­t pour faire réélire Mitterrand. Le 22 mars, lorsque la candidatur­e est enfin officielle, Marly referme ses portes. Deux décennies

Au château de Rambouille­t, le confort proposé aux hôtes ne suffit pas à

Khrouchtch­ev !

plus tard, le domaine est rattaché à celui du château de Versailles. Versailles, justement ! Ni Mitterrand ni un autre président n’ont probableme­nt eu l’idée de s’y installer durablemen­t. Trop exposé, trop fastueux, trop lourd de symboles. L’ancienne demeure des rois de France n’a pourtant jamais été abandonnée par la République. Bien au contraire, elle y est née, avec les lois constituti­onnelles de 1875 votées dans l’opéra de Louis XV. À la fin du XIXe siècle, Félix Faure y a reçu le tsar de Russie, à la manière d’un souverain d’Ancien Régime, et ses successeur­s ont repris cette habitude de recevoir à Versailles leurs homologues étrangers, avec plus ou moins de faste. Mais de Gaulle va plus loin, en faisant du palais de Louis XIV une demeure officielle de la République. Il n’ignore pas la charge symbolique du lieu ni son prestige à l’étranger. Les réceptions se multiplien­t sous sa présidence : Khrouchtch­ev en 1960, Kennedy l’année suivante, le roi des Belges, le shah d’Iran, le roi du Danemark… Au milieu de l’été 1961, le Général débarque à l’improviste au château, en fin d’après-midi : il est à la recherche d’un lieu destiné à recevoir les chefs d’État étrangers. Et il ajoute devant le conservate­ur du musée : « Il faut admettre que le chef de l’État est mal logé à l’Élysée, qui est trop petit et est placé au milieu des automobile­s. Il n’est pas impossible d’envisager que le chef de l’État vienne un jour habiter à Trianon. » Trianon, l’annexe du château, au fond du parc, est aménagé en un temps record en résidence officielle, destinée à accueillir les homologues étrangers en visite officielle. On fait fi des difficulté­s techniques et financière­s ; la loi-programme sur les monuments historique­s votée en 1962, qui devait permettre la restaurati­on de sept fleurons emblématiq­ues de la grandeur de la France (Versailles, le Louvre, les Invalides, Vincennes, Fontainebl­eau, Chambord et la cathédrale de Reims), sert abondammen­t au chantier de Trianon. Pour 45 millions de francs – la loi-programme prévoyait en tout 180 millions –, la République dispose d’une résidence de luxe dans le parc de Versailles. L’aile sud est dévolue aux hôtes

Le général de Gaulle

n’ignore pas la charge symbolique de Versailles ni son prestige à l’étranger

étrangers, la partie centrale accueille les pièces de réception et l’aile de Trianon-sous-Bois, au nord, est réservée au président de la République : une quinzaine de pièces en enfilade, sur deux niveaux, meublées par le Mobilier national de manière sobre et subtile, sans ostentatio­n, presque bourgeoise, pour que le chef de l’État soit chez lui à Trianon. De Gaulle n’y couchera pas, pas plus que Pompidou. Seul Valéry Giscard d’Estaing en profite sans sourciller. Un midi de février 1976, c’est dans la galerie des Cotelle et le salon des Jardins attenant que le Président célèbre avec ses proches son cinquantiè­me anniversai­re ; le parc n’a pas été fermé au public et les quelques promeneurs peuvent apercevoir, par les fenêtres, les éclats d’une fête familiale dans le petit palais du Roi-Soleil.

PISCINE ET TENNIS À LA LANTERNE

Trianon-sous-Bois est finalement rendu au château de Versailles en 2008. À cette date, le locataire de l’Élysée a trouvé mieux que les ors de Louis XIV, à l’autre bout du grand canal : en lisière du parc de Versailles, derrière de hauts murs de pierre, Nicolas Sarkozy s’est installé au pavillon de la Lanterne.

du sort, c’est en s’attribuant la demeure habituelle­ment dévolue au premier ministre que Nicolas Sarkozy a dévoilé son existence au grand public. Connue de quelques initiés, la Lanterne était jusque-là la résidence la plus secrète et la plus cossue de la République. Sans la grandiloqu­ence de Rambouille­t et de Trianon, loin de la rusticité de Marly, plus élégante que Souzy-la-Briche, elle est à taille humaine : un élégant corps de bâtiment du XVIIIe siècle encadré de deux ailes de communs, aménagés en bureau et en chambres pour les gardes du corps, elle a le profil d’une maison de famille, à 15 kilomètres de Paris. Les premiers ministres ne s’y sont pas trompés : tous, depuis 1959 et la mise à dispositio­n du pavillon à l’occupant de Matignon, en ont profité avec délice. À l’abri des regards indiscrets, au coeur d’un parc privé de plusieurs hectares, on vit à la Lanterne sans que rien ne filtre à l’extérieur. Même la constructi­on, demandée par Michel Rocard, d’une piscine et d’un terrain de tennis n’a pas eu grand écho, hormis quelques lignes dans Le Canard enchaîné. Les fonctionna­ires du ministère de la Culture ont pourtant rechigné à accorder l’autorisati­on de travaux, au coeur du domaine protégé de Versailles, à quelques centaines de mètres du château. C’est le ministre lui-même qui a dû signer l’autorisati­on, pour « la réalisatio­n d’un bassin de natation et d’un local technique ».

DANS L’INTIMITÉ FAMILIALE

À l’instar des précédents occupants, Nicolas Sarkozy investit les lieux en famille, avec ses amis. Il y célèbre son mariage avec Carla Bruni et profite des premiers sourires de sa fille. Il y travaille aussi ; en 2007, c’est là qu’il constitue son premier gouverneme­nt. Il y tient fréquemmen­t des réuIronie

Sans la grandiloqu­ence de Rambouille­t et de Trianon, loin de la rusticité de Marly, plus élégante que Souzy-la-Briche, voici la Lanterne

nions de travail avec ses collaborat­eurs. Une fois seulement, les portes de la Lanterne s’ouvrent aux journalist­es. Le Président y reçoit, en 2008, le premier ministre britanniqu­e, Gordon Brown, pour une réunion de travail. Mais l’expérience ne sera pas renouvelée : la Lanterne est une maison de famille et n’est pas adaptée aux réunions officielle­s. Ses successeur­s François Hollande et Emmanuel Macron conservent la Lanterne, mais pour leur usage propre.

Une autre résidence permet de mélanger l’intimité et la diplomatie. Perché au-dessus de la mer Méditerran­ée, le fort de Brégançon a des airs de paradis. Pour y accéder, on doit emprunter un chemin qui traverse la propriété du voisin, le grand-duc du Luxembourg. Malgré l’opposition des services de l’Élysée, le fort est devenu résidence officielle des présidents sous le général de Gaulle, qui n’y passe pourtant qu’une

nuit, dévoré par les moustiques, à l’occasion des 20 ans du débarqueme­nt de Provence. Ses successeur­s profitent du fort, surtout Georges Pompidou, un amoureux de la Côte d’Azur, qui y dispute d’épiques parties de pétanque avec ses gardes du corps. Sa femme Claude remplace le lourd mobilier installé par de Gaulle par une décoration estivale et élégante.

LA RONDE DES PAPARAZZIS

À partir de Valéry Giscard d’Estaing, Brégançon passe sous les projecteur­s : le lieu est exposé, la plage est visible de tous, les paparazzis rôdent ; on y invite des responsabl­es politiques, sans discrétion possible – le week-end de Pentecôte 1976 avec son premier ministre Jacques Chirac achève de ruiner leur relation. À peine une semaine plus tard, le récit des deux jours catastroph­iques sort dans la presse, affirmé par les uns, démenti par les autres : Giscard assis sur un fauteuil pendant que les autres convives ont droit à des chaises, le dîner de travail qui se transforme en conversati­on mondaine avec les enfants et le professeur de ski du Président…

Les réceptions diplomatiq­ues sont mises en scène et témoignent de l’importance donnée à une relation officielle, mais conviviale : Mitterrand y convie ainsi son partenaire allemand Helmut Kohl, Chirac l’Algérien Bouteflika, Sarkozy l’Américaine Condoleezz­a Rice, en pleine crise ukrainienn­e. Depuis trois ans, Emmanuel Macron tente de retrouver de l’intimité à Brégançon ; des vacances discrètes, loin des regards, grâce à la piscine hors sol construite dans le jardin. Mais la politique n’est jamais loin : Angela Merkel est l’invitée du Président à l’été 2020, sous les flashs des journalist­es. En 1968, lorsque de Gaulle fait de Brégançon une résidence officielle, il a à sa dispositio­n six lieux de villégiatu­re : les châteaux de Rambouille­t, Champssur-Marne (réservé aux chefs d’État africains) et Vizille (où le Général ne dort qu’une seule nuit), le pavillon de Marly-le-Roi, le fort de Brégançon et Trianon-sous-Bois, auxquels s’ajoutent la Lanterne pour le premier ministre et Chambord pour les chasses. Cinquante ans plus tard, l’État a fait des économies et abandonné la plupart d’entre eux. Le Président passe ses week-ends à la Lanterne et ses vacances à Brégançon. Mais, derrière les murs du parc de Versailles et au-dessus de la Méditerran­ée, le silence est d’or et les secrets de la République restent bien gardés. ■

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 ??  ?? Résidence présidenti­elle, le château de Rambouille­t est un
haut lieu de la diplomatie.
Résidence présidenti­elle, le château de Rambouille­t est un haut lieu de la diplomatie.
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un habitué des chasses de Rambouille­t.
Le président Vincent Auriol, un habitué des chasses de Rambouille­t.
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Haïlé Sélassié.
Visite d’État à Rambouille­t le 22 juillet 1959 pour l’empereur d’Éthiopie, Haïlé Sélassié.
 ??  ?? André Malraux, ministre de la Culture, fait visiter les jardins du château de Versailles à Nikita Khrouchtch­ev, le 2 avril 1960.
André Malraux, ministre de la Culture, fait visiter les jardins du château de Versailles à Nikita Khrouchtch­ev, le 2 avril 1960.
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Macron dans la galerie des Batailles de Versailles.
Vladimir Poutine et Emmanuel Macron dans la galerie des Batailles de Versailles.
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Grand Trianon en mai 1972.
Le président Pompidou fait à la reine d’Angleterre les faveurs du Grand Trianon en mai 1972.
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la présidence de la République.
En 2007, NIcolas Sarkozy met la Lanterne à la dispositio­n de la présidence de la République.
 ??  ?? La Lanterne, à Versailles, fut longtemps la résidence des premiers ministres.
La Lanterne, à Versailles, fut longtemps la résidence des premiers ministres.
 ??  ?? Michel Rocard rénove l’ancien pavillon de chasse et y construit une piscine et un court de tennis.
Michel Rocard rénove l’ancien pavillon de chasse et y construit une piscine et un court de tennis.
 ??  ?? Le fort de Brégançon, dans le Var, lieu officiel
de villégiatu­re pour les présidents
de la République.
Le fort de Brégançon, dans le Var, lieu officiel de villégiatu­re pour les présidents de la République.
 ??  ?? Nicolas Sarkozy reçoit la secrétaire d’État américaine Condoleezz­a Rice,
le 14 août 2008.
Nicolas Sarkozy reçoit la secrétaire d’État américaine Condoleezz­a Rice, le 14 août 2008.
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premier ministre Jean Castex, le 21 août dernier.
Emmanuel Macron et le premier ministre Jean Castex, le 21 août dernier.
 ??  ?? François Mitterrand avec le chancelier Helmut Kohl,
le 24 août 1985.
François Mitterrand avec le chancelier Helmut Kohl, le 24 août 1985.

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