LA BRENNE, BAIN D’AUTOMNE AU PAYS DES 1001 ÉTANGS
Carnets de voyage
Aux confins du Berry et de la Touraine, le Parc naturel régional de la Brenne, en Indre, célèbre son trentième anniversaire. Immersion dans un paysage rural et aquatique parmi les plus beaux du monde.
L’Indre, que bien peu d’entre nous savent parfaitement situer sur la carte de France, ne nous dit pas grand-chose. Et pourtant, ce département possède deux trésors. Le Berry et la Brenne. Si le premier enflamme l’imagination des romantiques, le second révèle une merveille de la nature. Quadrillé de routes droites qui semblent sans fin, le territoire dévoile une multitude d’étangs. Combien au juste ? « Mille et un étangs » ? Cette petite invention marketing reproduite à foison sur les publications associe dans l’imaginaire Les Mille et Une Nuits avec lesquelles le territoire partage le complet dépaysement. Mais on est loin de la réalité. Selon un comptage plus précis, réalisé par une université de la région Centre-Val de Loire, on en dénombrerait 3 500 ! Le GPS de la voiture qui nous y emmène ne se trompe pas et se colore de taches sombres aux formes diverses comme la peau d’un dalmatien. Ce paysage étonnant – le mot est faible tant l’accumulation paraît extraordinaire – a été entièrement façonné par l’homme. La Brenne se dessine au Moyen Âge.
L’ÂGE D’OR DE LA PISCICULTURE
L’inondation de terres pauvres, impropres aux cultures traditionnelles, activa l’élevage spéculatif du poisson. Les paysans devinrent des pêcheurs. Et la carpe leur première prise. « On maîtrisait parfaitement sa production. La grande résistance de la carpe au voyage, roulée dans de la paille humide, permettait d’alimenter en poissons vivants les foyers urbains, explique l’historien Renaud Benarrous. On pouvait livrer du poisson frais jusqu’à Tours ou Poitiers, alors distantes de plus de 80 kilomètres. C’était d’ailleurs la seule possibilité d’en manger, le poisson pêché en mer demeurait intransportable. » Du XIVe au XVIIe siècle, les étangs poissonneux se multiplient. Ils se comptent en milliers. Un âge d’or de la pisciculture dont va largement profiter la Brenne. En témoigne l’émergence d’un bâti exceptionnel de châteaux de conte de fées, d’abbayes silencieuses et de fermes cossues. La Révolution y mettra fin. « Sur le plan sanitaire les étangs avaient une mauvaise réputation. On leur attribuait l’émergence de maladies et de multiples infections, les Brennous (habitants de la Brenne, NDLR) buvaient peu de vin et directement l’eau des étangs, ce qui n’arrangeait rien… », précise encore Arnaud Benarrous. L’interdiction sera de courte durée. Et tout au long du XIXe siècle, la pisciculture de la Brenne renoue avec la prospérité. L’administration impériale de Napoléon III prend les choses en main, réduit le nombre d’étangs et crée des routes agricoles pour favoriser leur exploitation. Elles seront un jour autant d’atouts pour accélérer le développement touristique. On parcourt aujourd’hui avec gourmandise ces langues de bitume qui semblent se pourlécher d’étendues inondées de toute beauté, à la
UN PAYSAGE ÉTONNANT, ENTIÈREMENT FAÇONNÉ PAR LA MAIN DE L’HOMME
végétation touffue et brouillonne. De cet ensemble, mille tonnes de poissons sont retirées encore chaque année, vendues essentiellement pour le rempoissonnement. Si la carpe a disparu de nos tables, exception faite dans les restaurants de la région, les Allemands et certaines populations de l’Est, destinataires de la production, en restent friands. Les étangs sont pour le plus grand nombre des propriétés privées, mais, par un petit miracle administratif, les digues et les chemins qui y conduisent demeurent dans le domaine public, terrain de jeu des randonneurs à pied, à cheval et à bicyclette…
UNE MOSAÏQUE DE MILIEUX COMPLÉMENTAIRES
L’été finissant, le soleil inonde les paysages de la Brenne d’une première lumière automnale qui ne dit pas encore tout à fait son nom. Car l’automne, jusqu’aux portes brumeuses de l’hiver, est la belle saison pour parcourir une contrée libérée des chaleurs excessives de la haute saison. Les migrations d’oiseaux créent l’événement. La Maison du Parc, avec restaurant, boutique et espace d’exposition, d’où partent chemins de randonnée et initiatives en tout genre, s’est choisi une ancienne ferme, joliment restaurée, pour accueillir le public. C’est de là que nous partons pour découvrir une des trois réserves naturelles, celle de Massé-Foucault. La route étroite se faufile, encadrée de talus butoir, créé par l’accumulation de dépôt, lors du curage des étangs. Des digues plantées de roseaux, boisées de chênes rabougris et de pins protègent d’un ourlet de verdure les étendues d’eau immobile. Un battement d’ailes et le souffle de l’air en rident parfois la surface. Des joncs en partie immergés oxygènent l’étang sur lequel flottent des bancs de nénuphars. Des filets protègent les nymphéas réintroduits par l’administration du parc contre l’appétit des ragondins. « Les nénuphars sont essentiels pour la reproduction de certaines espèces, comme la guifette moustac, petit oiseau qui y dépose ses oeufs et ne le ferait nulle part ailleurs… » s’émerveille Thibaut Michel, enfant de la Brenne, notre guide.
Les paysages que traverse la route du domaine de Montiacre jusqu’au hameau du Bois-Retrait révèlent une singulière diversité. Aux nombreux étangs se mêlent des prairies herbeuses et sèches, à la manière d’un causse. Rien ne semble y pousser. Des vaches désoeuvrées guettent notre passage comme si cela était leur seule occupation. Cette mosaïque de milieux complémentaires favorise la diversité des espèces. Au cours de notre balade, l’observation est récompensée d’émotions simples. Devant nous, sur un arbre, un grimpereau, minuscule oiseau, monte à la verticale du tronc, la tête pointée vers le haut pour gober des insectes. Au même moment décolle une aigrette, légère et sautillante. À grandes enjambées, notre passage dans les chemins fait jaillir, telles des étincelles, des bouquets de sauterelles joyeuses, tandis qu’une nuée de papillons
uNAPOLÉON III RÉDUIT LE NOMBRE D’ÉTANGS ET CRÉE DES ROUTES AGRICOLES POUR FAVORISER LEUR EXPLOITATION
colorés s’envolent. Le terrain est propice aux cistudes, minuscules tortues d’eau, dont plus de 100 000 peupleraient la Brenne. C’est à la gestion du parc, créé en 1989 (183 000 hectares sur 51 communes), et aux efforts de protection des trois réserves naturelles (Chérine, Massé-Foucault, Le Bois des Roches) que l’on doit ces beautés. La nature a repris partout ses droits dans un silence total, que rompt parfois le chant d’une mouette rieuse. La boucle de la Héronnière – 11 kilomètres –, sur laquelle nous nous sommes engagés, est réputée comme un des plus beaux parcours de la Brenne, qui en a balisé soixante à pied et douze à vélo (tracés téléchargeables sur Parc-naturel-brenne.fr). Des observatoires, libres d’accès, au ras des berges, permettent de contempler la faune sans la déranger, ni être vu.
CHEZ MADAME DE MONTESPAN
L’automne promet du grand spectacle avec l’arrivée de 3 000 à 4 000 grues cendrées du fin fond de la Scandinavie. À la majesté de ces grands oiseaux s’oppose la finesse des pouillots. Quelques grammes mais quelle endurance pour cette espèce qui traverse les mers jusqu’en Afrique dans un vol prodigieux. Partager l’espace et respecter les rythmes de la nature s’imposent alors comme une évidence. Voilà qui devrait séduire les familles, un public particulièrement choyé. Quand on parcourt la Brenne, apparaissent encore dans le proche horizon des plaines humides les buttons, roches dures qui émergent comme de petites collines. Une curiosité géologique unique au monde. Parfois modestes, quelques mètres seulement, les buttons ont aussi leur point culminant. Celui du Bouchet est un des plus spectaculaires, 135 mètres de hauteur, sur lequel est posée une incroyable forteresse.
Juché sur son tertre depuis des centaines d’années, le château du Bouchet, auquel nous amène notre sentier, est tout à côté de la Maison du Parc. On le voit de loin. Élevé à partir du XIIe siècle, il entre dans l’histoire en 1669, date à laquelle Gabriel de Rochechouart de Mortemart en devient le propriétaire. Il sera le père de Françoise-Athénaïs, future Madame de Montespan, la plus célèbre des favorites de Louis XIV. Lancelot Durand, un trentenaire entreprenant, à l’origine de l’association Adopte un château, est tombé amoureux du site que sa famille a acheté il y a deux ans. « C’est un château d’enfant, avec pont-levis, remparts et mâchicoulis, dans un environnement exceptionnel et j’irai jusqu’au bout du projet de restauration que ma famille et moi avons engagé », assène le jeune châtelain. La tâche est immense mais conduite avec un grand respect du site, comme en témoignent les travaux menés dans la cour intérieure, qui retrouvera bientôt son pavage d’origine. « On aurait pu choisir de mettre du gravier c’eut été plus simple, concède Lancelot Durant, mais notre démarche et le respect que l’on porte à ces murs excluaient toute solution de facilité. » Les pelleteuses donnent de la voix devant un public à qui est offert de visiter le chantier et de parcourir
LA SILHOUETTE DES MOINES DÉCOUPÉE DANS L’AUBE LUMINEUSE AJOUTE AU SECRET DES LIEUX
d’immenses salles en devenir, un peu iconoclastes. Lancelot, écumant les salles des ventes, a commencé par les remeubler dans le goût de l’époque. Un des salons, aux murs recouverts d’un décor XIXe siècle, fleurdelisé à souhait, est l’écrin d’un rare tableau des trois soeurs Rochechouart jeunes filles, dont Françoise-Athénaïs, enchâssé dans une boiserie de cheminée. Protégée, comme le reste du château, au titre des Monuments historiques, la toile a connu la favorite de Louis XIV et semble veiller sur ses vieilles pierres, comme la vigie d’un temps oublié. Il faut encore parcourir la grande galerie, dont la terrasse s’ouvre sur le panorama féerique de l’étang de la mer Rouge, le plus vaste de la Brenne (160 hectares), ainsi baptisé par un des premiers seigneurs du Bouchet, à son retour des croisades.
SPLENDEUR DE LA VALLÉE DE LA CREUSE
Ce géant de la Brenne n’est pas sans rappeler la puissance de cette province au Moyen Âge. Une époque où s’élève le château Guillaume, dont la silhouette grandiose, dans le val d’Anglin, a été revisitée par un élève de Viollet-le-Duc. On en doit la construction à Guillaume d’Aquitaine, père d’Aliénor, qui y serait peut-être née. Ouvert au public, on parcourt des salons bourrés de charme et d’un mobilier éclectique… On a ici quitté la Brenne des étangs pour celle des vallées. Dans la même veine patrimoniale, deux autres éléments majeurs sont dignes d’être remarqués. Le château d’Azay-le-Ferron, que la ville de Tours, son actuel propriétaire, a reçu en legs dans les années 1950. L’état général de la bâtisse et de son parc, pourtant labélisé Jardin remarquable, témoigne d’un évident manque de moyens et du besoin de moderniser un accueil obsolète. Dommage. Ce n’est pas le cas de l’abbaye Notre-Dame de Fontgombault, une splendeur de la vallée de la Creuse, fondée par Pierre de l’Étoile, son premier abbé, en 1091. En partie détruit sous la Révolution, l’édifice, reconstruit patiemment, a retrouvé, depuis leur retour en 1948, les bénédictins qui en sont à l’origine. Reclus derrière une clôture hermétique, fidèles à la règle de saint Benoît, une soixantaine de moines assurent les offices psalmodiés. Ces chants grégoriens jouissent d’une grande réputation (grand-messe à 10 heures, vêpres à 18 heures, sauf le dimanche, à 17 heures). Les offices sont une invitation à pénétrer dans la majestueuse église abbatiale, dont la nef, vaisseau central austère, baignée d’une clarté intense, rejette au loin un choeur de toute beauté, inaccessible et mystérieux. La silhouette des moines en robe de bure découpée dans l’aube lumineuse ajoute au secret des lieux. L’environnement de grandeur et de paix est propice au recueillement. « Il y a une alchimie singulière entre des bâtiments solennels, des hommes simples et la radicalité de leur quotidien. Par une absence de théâtralisation, on entre dans la vérité, au plus près de la part sacrée du genre humain », remarque un habitué des lieux, l’écrivain Nicolas Diat, qui publie un ouvrage sur la vie des moines de l’abbaye (Le Grand Bonheur, Fayard).
L’expérience ne peut laisser indifférent le visiteur, impressionné par la spiritualité du lieu dont les bâtiments conventuels et l’église tapissent un fond de vallée verdoyant, où coule la Creuse. Le Parc naturel régional de la Brenne semble tout à coup à l’unisson de Fontgombault. La beauté des lieux, celle des paysages, ce retour à l’état sauvage qui en protège la flore et la faune, du fragile criquet comme des grands échassiers, séduisent. Un hymne la vie. ■