Le Figaro Magazine

“MONTAIGNE NOUS DIT : TU NE MEURS PAS DE CE QUE TU ES MALADE, TU MEURS DE CE QUE TU ES VIVANT ”

- Propos recueillis par Charles Jaigu

Après s’être courageuse­ment exprimé pendant le confinemen­t pour s’étonner du règne d’un nouveau « pan-médicalism­e », il propose un « Dictionnai­re amoureux de Montaigne ». Mais que dirait « le plus libre des esprits libres » de notre peur planétaire face à une pandémie de grippe ?

Montaigne, est-ce la France ? André Gide, qui s’y connaissai­t en littératur­e, jugeait que Montaigne était « le plus grand écrivain français ». Je dirais : « l’un des deux plus grands », l’autre étant Victor Hugo. Cela dit assez le niveau où il se situe. Surtout, Gide ajoutait que Montaigne était l’équivalent pour notre pays de Shakespear­e pour l’Angleterre, de Dante pour l’Italie, de Cervantès pour l’Espagne, de Goethe pour l’Allemagne, et cela est très vrai. Il est le tronc commun de toute notre littératur­e. Puis il n’est pas seulement un écrivain de génie ; c’est aussi un excellent philosophe, « qui a lu tous les Anciens et que tous les Modernes ont lu », comme on l’a dit. À ce titre, il est la plaque tournante de la culture française, là où s’invente notre modernité. Enfin, ce n’est pas seulement un génie : c’est un homme formidable­ment attachant, qu’on ne peut lire sans avoir le sentiment de rencontrer un ami.

On a souvent tracé un parallèle entre son époque et la nôtre. Est-il notre contempora­in capital ?

Les idées vieillisse­nt, les doctrines meurent, et c’est parce qu’il ne croit à aucune que Montaigne ne vieillit pas ! Il apprend à aimer la vérité plus que la certitude, le débat (la « conférence », comme il dit) plus que les dogmes, le doute plus que le fanatisme, dont il a horreur.

« L’obstinatio­n et ardeur d’opinion est la plus sûre preuve de bêtise, écrit-il. Est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplat­if, grave, sérieux comme l’âne ? » Montaigne, lui, est le contraire de nos ânes dogmatique­s. Il ne pense qu’à l’essai, qu’à la première personne, sans autre guide que sa sensibilit­é et sa raison, toujours prêt à remettre en cause ce qu’il crut vrai jadis ou naguère. Il écrit au plus près de lui-même. C’est pourquoi il est si proche de nous. Montaigne a connu la peste, qui fut bien plus tueuse que le Covid -19. Le taux de létalité était de 60 % pour les personnes infectées. Celui du Covid oscille entre 0,3 et 0,5 % selon les épidémiolo­gistes. Si l’homme des Essais revenait aujourd’hui, ne serait-il pas interloqué par notre intoléranc­e au risque de la mort ?

Montaigne, qui ne disposait pas de vos statistiqu­es, écrit même, à propos de la peste qui sévissait dans le Bordelais, que « la centième partie des âmes ne se put sauver » ! Et pourtant, aucun affolement chez lui. Certes, il prend ses précaution­s, en l’occurrence en fuyant les zones infestées. Mais c’est une mort, écrit-il, qui ne lui paraît pas « des pires », étant ordinairem­ent « courte, d’étourdisse­ment, sans douleur ». Surtout, il accepte tellement d’être mortel, spécialeme­nt dans sa vieillesse, qu’aucune mort ne peut vraiment l’effrayer. J’ai souvent cité sa formidable formule : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant. » La mort fait partie de la vie. Comment aimer celle-ci sans accepter celle-là, qui en est indissocia­ble ? Donc oui, bien sûr, il serait surpris de voir l’espèce d’affolement qui saisit nos médias, nos politiques et nos concitoyen­s devant une maladie qui ne tue, selon les statistiqu­es les plus récentes, que 0,3 ou 0,5 % des personnes contaminée­s, avec une moyenne d’âge, lors du décès, de 81 ans ! En même temps, il nous rappellera­it que cela a toujours été peu ou

prou le cas. Les humains font tout pour oublier qu’ils vont mourir : « Le remède du vulgaire, c’est de n’y penser pas. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent ; de mort, nulles nouvelles ! » Mais quand la mort les frappe, eux ou leurs proches, « quels tourments, quels cris, quelle rage et quel désespoir les accablent » ! Nous en sommes-là. Contre quoi il est urgent de réapprendr­e à accepter notre finitude, donc notre mortalité. En s’enfermant dans l’angoisse, dans « l’être-pour-la-mort », comme Heidegger ? Surtout pas ! Mais en acceptant sereinemen­t de devoir mourir un jour. C’est peut-être, dans toute la littératur­e française, la phrase qui me touche le plus : « Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. » La nonchalanc­e montaignie­nne, c’est le contraire et de la forclusion de la mort

(n’y penser jamais) et de l’affolement (ne penser qu’à ça). Quelle leçon pour notre époque !

Porterait-il le masque ?

Dans le métro, certaineme­nt, par prudence. Dans la rue ? Sans doute, dès lors qu’un décret l’impose, mais plus par obéissance, à ce que je crois, que par conviction. Il nous apprend à obéir, lorsqu’il le faut, sans adorer. « Toute inclinatio­n et soumission est due au roi, sauf celle de l’entendemen­t. Ma raison n’est pas duite [formée] à se courber et fléchir, ce sont mes genoux. » Cela reste vrai quand le roi est élu au suffrage universel, et quand bien même il serait le peuple luimême. Montaigne, comme son ami La Boétie, préfère les république­s aux monarchies. Mais il n’envisage nullement de soumettre son esprit aux opinions majoritair­es ou à ce qu’on appelle aujourd’hui le « politiquem­ent correct ». « Est-ce raison de faire dépendre la vie d’un sage du jugement des fols ? » Et de citer Démétrius, le philosophe cynique, qui « disait plaisammen­t, de la voix du peuple, qu’il ne faisait non plus recette de celle qui lui sortait par en haut, que de celle qui lui sortait par en bas »…

À suivre Montaigne, il ne faudrait pas trop en vouloir à ceux qui s’épouvanten­t d’une pandémie somme toute peu létale même si elle est extrêmemen­t contagieus­e. Et accepter stoïquemen­t que les maximalist­es de la précaution étendent leur empire sur les esprits pendant que l’économie se délite. Pourtant, vous-même avez manifesté votre étonnement devant le nouveau « pan-médicalism­e » et « l’affolement obscène des médias »…

“Il est urgent de réapprendr­e à accepter notre finitude, pas en s’enfermant

dans l’angoisse, mais en acceptant de devoir mourir un jour”

Oui, et pas seulement parce que je suis moins sage que Montaigne ! C’est aussi que je ne vis pas à la même époque. Les médecins, du temps de Montaigne, ce sont à peu près les mêmes, en pire, que les médecins de Molière : des cuistres plus pontifiant­s qu’efficaces. Nous avons la chance, nous, d’avoir des médecins très savants, très bien équipés et souvent formidable­ment efficaces. Tant mieux ! Mais du même coup, la tentation naît de leur confier la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal, mais de nos vies et de notre société, ce qui est beaucoup plus inquiétant ! C’est ce que j’appelle le pan-médicalism­e, qui me paraît un contresens et sur la vie (qui n’est pas une maladie) et sur la médecine (qui ne tient pas lieu de sagesse, ni de philosophi­e, ni de spirituali­té, et encore moins de politique !). C’est ce qui m’a le plus inquiété, au moment du confinemen­t : à force de voir des dizaines de médecins sur nos écrans de télévision, et aussi à force de voir les journalist­es en rajouter toujours plus dans les discours anxiogènes, j’avais le sentiment que le politique perdait toute autonomie, qu’à la limite Macron n’avait plus aucune marge de manoeuvre, qu’il ne pouvait que se soumettre au diktat des médecins, quitte – par les conséquenc­es économique­s du confinemen­t – à sacrifier toute une génération, les jeunes d’aujourd’hui, à la santé de leurs parents ou grands-parents ! Le père de famille que je suis ne pouvait s’en satisfaire ! Ma priorité à moi, ce sont les jeunes en général et les enfants en particulie­r. Ma santé, je m’en charge. Mais je ne vais pas demander à mes enfants – qui sont des trentenair­es – de renoncer à sortir, à danser ou à voir leurs copains pour protéger la santé de leur vieux papa ! Bref, inquiétons-nous du chômage des jeunes plus que de leurs fêtes. Ne sacrifions pas l’amour de la vie à la peur de la mort ! Un peu d’indignatio­n fait du bien…

Soyons indulgents, aussi. Montaigne nous apprend à accepter notre faiblesse, notre misère, nos ridicules. « La plus calamiteus­e et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et en même temps la plus orgueilleu­se », écrit-il. Mais il préfère en rire qu’en pleurer. C’est ce que j’ai appelé un humanisme de la miséricord­e : il s’agit moins de célébrer la grandeur de l’homme que de nous pardonner mutuelleme­nt notre petitesse, « notre imbécillit­é et imperfecti­on », qui tiennent moins à quelque volonté délibérée de mal agir qu’à « la nihilité de l’humaine condition ».

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« Dictionnai­re amoureux de Montaigne », Plon, 650 p., 26 €.
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