“MONTAIGNE NOUS DIT : TU NE MEURS PAS DE CE QUE TU ES MALADE, TU MEURS DE CE QUE TU ES VIVANT ”
Après s’être courageusement exprimé pendant le confinement pour s’étonner du règne d’un nouveau « pan-médicalisme », il propose un « Dictionnaire amoureux de Montaigne ». Mais que dirait « le plus libre des esprits libres » de notre peur planétaire face à une pandémie de grippe ?
Montaigne, est-ce la France ? André Gide, qui s’y connaissait en littérature, jugeait que Montaigne était « le plus grand écrivain français ». Je dirais : « l’un des deux plus grands », l’autre étant Victor Hugo. Cela dit assez le niveau où il se situe. Surtout, Gide ajoutait que Montaigne était l’équivalent pour notre pays de Shakespeare pour l’Angleterre, de Dante pour l’Italie, de Cervantès pour l’Espagne, de Goethe pour l’Allemagne, et cela est très vrai. Il est le tronc commun de toute notre littérature. Puis il n’est pas seulement un écrivain de génie ; c’est aussi un excellent philosophe, « qui a lu tous les Anciens et que tous les Modernes ont lu », comme on l’a dit. À ce titre, il est la plaque tournante de la culture française, là où s’invente notre modernité. Enfin, ce n’est pas seulement un génie : c’est un homme formidablement attachant, qu’on ne peut lire sans avoir le sentiment de rencontrer un ami.
On a souvent tracé un parallèle entre son époque et la nôtre. Est-il notre contemporain capital ?
Les idées vieillissent, les doctrines meurent, et c’est parce qu’il ne croit à aucune que Montaigne ne vieillit pas ! Il apprend à aimer la vérité plus que la certitude, le débat (la « conférence », comme il dit) plus que les dogmes, le doute plus que le fanatisme, dont il a horreur.
« L’obstination et ardeur d’opinion est la plus sûre preuve de bêtise, écrit-il. Est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplatif, grave, sérieux comme l’âne ? » Montaigne, lui, est le contraire de nos ânes dogmatiques. Il ne pense qu’à l’essai, qu’à la première personne, sans autre guide que sa sensibilité et sa raison, toujours prêt à remettre en cause ce qu’il crut vrai jadis ou naguère. Il écrit au plus près de lui-même. C’est pourquoi il est si proche de nous. Montaigne a connu la peste, qui fut bien plus tueuse que le Covid -19. Le taux de létalité était de 60 % pour les personnes infectées. Celui du Covid oscille entre 0,3 et 0,5 % selon les épidémiologistes. Si l’homme des Essais revenait aujourd’hui, ne serait-il pas interloqué par notre intolérance au risque de la mort ?
Montaigne, qui ne disposait pas de vos statistiques, écrit même, à propos de la peste qui sévissait dans le Bordelais, que « la centième partie des âmes ne se put sauver » ! Et pourtant, aucun affolement chez lui. Certes, il prend ses précautions, en l’occurrence en fuyant les zones infestées. Mais c’est une mort, écrit-il, qui ne lui paraît pas « des pires », étant ordinairement « courte, d’étourdissement, sans douleur ». Surtout, il accepte tellement d’être mortel, spécialement dans sa vieillesse, qu’aucune mort ne peut vraiment l’effrayer. J’ai souvent cité sa formidable formule : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant. » La mort fait partie de la vie. Comment aimer celle-ci sans accepter celle-là, qui en est indissociable ? Donc oui, bien sûr, il serait surpris de voir l’espèce d’affolement qui saisit nos médias, nos politiques et nos concitoyens devant une maladie qui ne tue, selon les statistiques les plus récentes, que 0,3 ou 0,5 % des personnes contaminées, avec une moyenne d’âge, lors du décès, de 81 ans ! En même temps, il nous rappellerait que cela a toujours été peu ou
prou le cas. Les humains font tout pour oublier qu’ils vont mourir : « Le remède du vulgaire, c’est de n’y penser pas. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent ; de mort, nulles nouvelles ! » Mais quand la mort les frappe, eux ou leurs proches, « quels tourments, quels cris, quelle rage et quel désespoir les accablent » ! Nous en sommes-là. Contre quoi il est urgent de réapprendre à accepter notre finitude, donc notre mortalité. En s’enfermant dans l’angoisse, dans « l’être-pour-la-mort », comme Heidegger ? Surtout pas ! Mais en acceptant sereinement de devoir mourir un jour. C’est peut-être, dans toute la littérature française, la phrase qui me touche le plus : « Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. » La nonchalance montaignienne, c’est le contraire et de la forclusion de la mort
(n’y penser jamais) et de l’affolement (ne penser qu’à ça). Quelle leçon pour notre époque !
Porterait-il le masque ?
Dans le métro, certainement, par prudence. Dans la rue ? Sans doute, dès lors qu’un décret l’impose, mais plus par obéissance, à ce que je crois, que par conviction. Il nous apprend à obéir, lorsqu’il le faut, sans adorer. « Toute inclination et soumission est due au roi, sauf celle de l’entendement. Ma raison n’est pas duite [formée] à se courber et fléchir, ce sont mes genoux. » Cela reste vrai quand le roi est élu au suffrage universel, et quand bien même il serait le peuple luimême. Montaigne, comme son ami La Boétie, préfère les républiques aux monarchies. Mais il n’envisage nullement de soumettre son esprit aux opinions majoritaires ou à ce qu’on appelle aujourd’hui le « politiquement correct ». « Est-ce raison de faire dépendre la vie d’un sage du jugement des fols ? » Et de citer Démétrius, le philosophe cynique, qui « disait plaisamment, de la voix du peuple, qu’il ne faisait non plus recette de celle qui lui sortait par en haut, que de celle qui lui sortait par en bas »…
À suivre Montaigne, il ne faudrait pas trop en vouloir à ceux qui s’épouvantent d’une pandémie somme toute peu létale même si elle est extrêmement contagieuse. Et accepter stoïquement que les maximalistes de la précaution étendent leur empire sur les esprits pendant que l’économie se délite. Pourtant, vous-même avez manifesté votre étonnement devant le nouveau « pan-médicalisme » et « l’affolement obscène des médias »…
“Il est urgent de réapprendre à accepter notre finitude, pas en s’enfermant
dans l’angoisse, mais en acceptant de devoir mourir un jour”
Oui, et pas seulement parce que je suis moins sage que Montaigne ! C’est aussi que je ne vis pas à la même époque. Les médecins, du temps de Montaigne, ce sont à peu près les mêmes, en pire, que les médecins de Molière : des cuistres plus pontifiants qu’efficaces. Nous avons la chance, nous, d’avoir des médecins très savants, très bien équipés et souvent formidablement efficaces. Tant mieux ! Mais du même coup, la tentation naît de leur confier la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal, mais de nos vies et de notre société, ce qui est beaucoup plus inquiétant ! C’est ce que j’appelle le pan-médicalisme, qui me paraît un contresens et sur la vie (qui n’est pas une maladie) et sur la médecine (qui ne tient pas lieu de sagesse, ni de philosophie, ni de spiritualité, et encore moins de politique !). C’est ce qui m’a le plus inquiété, au moment du confinement : à force de voir des dizaines de médecins sur nos écrans de télévision, et aussi à force de voir les journalistes en rajouter toujours plus dans les discours anxiogènes, j’avais le sentiment que le politique perdait toute autonomie, qu’à la limite Macron n’avait plus aucune marge de manoeuvre, qu’il ne pouvait que se soumettre au diktat des médecins, quitte – par les conséquences économiques du confinement – à sacrifier toute une génération, les jeunes d’aujourd’hui, à la santé de leurs parents ou grands-parents ! Le père de famille que je suis ne pouvait s’en satisfaire ! Ma priorité à moi, ce sont les jeunes en général et les enfants en particulier. Ma santé, je m’en charge. Mais je ne vais pas demander à mes enfants – qui sont des trentenaires – de renoncer à sortir, à danser ou à voir leurs copains pour protéger la santé de leur vieux papa ! Bref, inquiétons-nous du chômage des jeunes plus que de leurs fêtes. Ne sacrifions pas l’amour de la vie à la peur de la mort ! Un peu d’indignation fait du bien…
Soyons indulgents, aussi. Montaigne nous apprend à accepter notre faiblesse, notre misère, nos ridicules. « La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et en même temps la plus orgueilleuse », écrit-il. Mais il préfère en rire qu’en pleurer. C’est ce que j’ai appelé un humanisme de la miséricorde : il s’agit moins de célébrer la grandeur de l’homme que de nous pardonner mutuellement notre petitesse, « notre imbécillité et imperfection », qui tiennent moins à quelque volonté délibérée de mal agir qu’à « la nihilité de l’humaine condition ».