“Pendant la guerre, l’aide du Vatican aux Juifs a été massive”
Quel sentiment avez-vous éprouvé en mettant au jour les archives inédites du pontificat de Pie XII ?
C’est assez indescriptible. J’éprouvais à la fois de l’indignation et de la tristesse face aux actes d’horreur, d’inhumanité impitoyable que je découvrais, et d’autre part une forme de soulagement et de « satisfaction » en découvrant les actes d’héroïsme souvent silencieux de ceux qui, sous une terreur constante, ont tenu à défendre la dignité et la liberté humaine. Il faut être conscient, qu’après plus de soixante-dix ans, il est peu probable qu’un des acteurs mentionné soit encore vivant : seuls ces documents nous transmettent la réalité vécue.
Quels sont les éléments les plus inattendus que vous avez découverts ?
La perception positive portée sur Pie XII juste après la guerre a été balayée par la pièce de Hochhuth, Le Vicaire, une création des services secrets soviétiques qui a joué un grand rôle dans le retournement de l’opinion publique dans tout l’Occident. Tous les historiens ont pris l’acte d’accusation de cette invention théâtrale – ami des nazis, Pie XII aurait sciemment détourné le regard et gardé le silence sur la persécution et l’extermination des Juifs – comme point de départ pour construire leur « vérité », mais sans connaître les pièces essentielles et originales que j’expose et développe dans mon livre. Sans compter qu’ils se sont souvent appuyés sur un seul document, étudié à la loupe quand celui-ci semblait aller dans le sens de leur « cause ».
Le livre est plein d’éléments nouveaux, mais je voudrais en mentionner trois en particulier. D’abord, la réalité d’une aide constante du Vatican aux Juifs de toute l’Europe – individus ou familles, via l’action d’un desk officer de la secrétairerie d’État, à qui avait été spécifiquement confiée cette mission quotidienne : Mgr Dell’Acqua. Et il est à noter qu’il y a seulement quelques mois, cette personne chargée de sauver les Juifs a subi soudain une campagne de diffamation et a été traité d’antisémite… C’est une diffamation lourde, même post mortem. Cela montre bien combien on continue à « créer » de l’Histoire sur Pie XII. C’est la même technique depuis cinquante ans : délégitimer auprès du grand public les personnages autour de Pie XII pour projeter indirectement une ombre accusatrice sur le pape.
Deuxième élément, très important, qui mérite d’être étudié par les spécialistes : la rupture diplomatique définitive entre l’Église catholique et le gouvernement nazi le 17 mars 1943, après la découverte d’une note du Saint-Siège critiquant la persécution religieuse pratiquée en Allemagne et dans les territoires occupés. Resté secret jusqu’à aujourd’hui, c’est un fait important parce qu’à partir de cette date, le Saint-Siège, qui a été diplomatiquement déclaré en guerre, est mis hors-jeu dans tous les pays occupés par les nazis. À partir de cette date, la « guerre froide » entre le Vatican et le régime nazi a commencé. Enfin, j’ai trouvé la confirmation du fil rouge qui lie la Seconde à la Première Guerre mondiale : ses figures cardinales (Hitler, Pacelli, certains cardinaux et les Juifs qui ont servi leur patrie pendant la Grande Guerre), certaines réalités (déportations et camps de concentration), la pensée même du futur pape autour du peuple juif (expliqué dans un document officiel du Saint-Siège en 1916 et considéré, par le Comité juif américain à New York comme « encyclique » !), quand il était le ministre des Affaires étrangères du Vatican. Il est surprenant de voir comment tous ces éléments retracent ou trouvent leur genèse dans et pendant la Première Guerre mondiale.
Comment fonctionnait exactement le Bureau durant les années 1939-1945 ? Jusqu’à présent, les pensées et opinions intimes des collaborateurs du pape étaient diffusées au public sur bases de données incomplètes et souvent fausses. Les propos échangés dans les bureaux et dans les antichambres, grâce à un accès direct aux documents, aux notes et commentaires originaux des protagonistes, donnent enfin un vrai visage aux acteurs autour
“Depuis cinquante ans, certains s’emploient à délégitimer les personnages
autour de Pie XII pour projeter une ombre accusatrice sur le pape”
du pape qui, depuis cinquante ans et jusqu’à aujourd’hui, se sont vu attribuer des opinions et des discours inventés et imaginaires. Nous pouvons voir que ce « ministère des Affaires étrangères du pape » était un groupe compact de personnes, avec des compétences différentes et chacun avec ses propres opinions (l’Américain Mgr Hurley avait certainement d’autres idées et opinions que son collègue Italien Mgr Lombardi) et les critiques internes à la politique du pape ne manquaient pas, mais tous ont convergé et étaient prêts à servir le programme et le leitmotiv du pape : la charité, d’abord, et surtout la charité. Dans l’historiographie sur Pie XII, ce concept a été et est souvent attribué dans un sens théorique et vide, suggérant une indifférence de la part du pontife, qui aurait regardé, impuissant, à travers ses fenêtres de son palais. L’action menée au niveau individuel pour des milliers de personnes dans toutes les nations et la protection organisée à Rome elle-même contredit cette image.
Peut-on désormais affirmer que le Vatican a su très tôt l’ampleur des massacres de masse qui se déroulaient notamment en Pologne et en Ukraine ? Une chose était de connaître l’existence des camps de concentration et une autre était de savoir ce qui se déroulait exactement dans ces camps. Il me semble que le Saint-Siège avançait au même rythme que les autres ministères des Affaires étrangères britannique et américain en ce qui concerne l’acquisition des notices et informations. La différence s’articule peut-être à un autre niveau : celui de la vérification des informations. Là, le Saint-Siège peinait à atteindre son but et, pour le moment, je suis dans l’impossibilité de vérifier cette situation chez les Anglais et Américains. Mais on a une lettre de 1940, envoyée par l’ambassade de Pologne – il s’agit donc de matériel diplomatique partagé – qui parle d’un grand camp de concentration à côté de « Oswiecim/ Auschwitz ». Il y est écrit : « La vie y est terrible. Il s’y trouve un grand four crématoire où, chaque semaine, on brûle cent cadavres. » Comme mon livre le dévoile, en 1941, le monde diplomatique des Alliés et du SaintSiège était bien au courant des déportations et exécutions de masses.
On découvre dans votre livre le haut degré de persécutions subies durant la guerre par l’Église catholique. Vous attendiez-vous à cela ?
J’étais au courant de cette persécution de l’Église catholique, déjà entamée en Allemagne dans les années
“Dès 1941, le Vatican, comme les Alliés,
est au courant des déportations et exécutions de masse”
1930, avec notamment des décapitations de prêtres, mais je dois avouer que les dimensions réelles lors de la Seconde Guerre mondiale racontées par les documents des Archives historiques m’ont laissé perplexe. À l’Est en particulier, d’innombrables innocents, hommes, femmes et enfants ont été confrontés à l’horreur des tortures et des massacres, d’abord perpétrés par les Soviétiques puis par les nazis. Il me semble que dans l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale il existe encore une lacune à cet égard. Je raconte dans un chapitre le danger constant pour n’importe quel fidèle catholique et l’élimination des classes intellectuelles et savantes dans les territoires occupés, surtout en Pologne. Le réseau d’informateurs, des hommes qui souvent
méprisaient la mort, est remarquable. Du début de l’invasion en Pologne les massacres commis par les nazis sur la population sont rapportés soit par l’ambassade de Pologne près du Saint-Siège, soit par des membres du clergé et des catholiques polonais. Ils décrivent une cascade de terreur et de massacres sur la population catholique.
Peut-on mesurer le niveau d’aide apportée par le Vatican aux Juifs, et le rôle précis de Pie XII dans cette aide ? A-t-il fait, à vos yeux, tout ce qu’il pouvait faire ?
L’aide du Vatican a été massive. Ma réponse peut surprendre le lecteur, mais il faut voir la réalité. Le SaintSiège a mis en branle un réseau international d’aide et de secours qui a continué à fonctionner là ou d’autres organisations ont cessé d’agir (par impossibilité) 24 heures sur 24. De plus, les nonces et les représentants diplomatiques du pape Pie XII ont cherché, non sans suivre les instructions directes, à trouver toutes les voies possibles pour sauver des Juifs. Le mot-clé dans tout cela est « possible », car celui qui vivait la réalité du nazisme féroce ne « pouvait » presque rien faire.
Pensez-vous que votre livre va permettre à nos contemporains de jeter un regard neuf sur Pie XII ?
Cela dépendra sans doute du regard qu’ils ont eu jusqu’à maintenant. Mais sans aucun doute, beaucoup d’éléments invitent à une réflexion critique sur l’image que l’on porte sur Pie XII et l’attitude du Saint-Siège et de l’Église catholique face au nazisme et dans son aide aux Juifs. Il y a certainement de quoi faire réfléchir sur certains lieux communs et entrevoir « le mensonge historiographique » et la « manipulation moraliste » au sujet de la figure de Pie XII. Sur son « silence », par exemple. Il faudra bien enfin distinguer les choses. Son « silence verbal » ne correspond pas aux faits : Pie XII, comme l’ont fait presque au même moment la Société des nations (avec en tête les Anglais, les Américains et les Soviétiques) et le Comité national français, s’est exprimé clairement et sans demi-teinte sur les déportations
“Le silence politique, tactique, de Pie XII était bien compris par la majorité des Juifs pendant la guerre”
et les exécutions en masse. Le pape a choisi de ne pas se faire séduire par la diplomatie anglaise et américaine en se mettant devant la charrette des nations alliées, car il voulait à tout prix sauver, comme son prédécesseur pendant la Première Guerre mondiale, l’impartialité du Saint-Siège. Mais il a parlé à la radio (qui était en 1942 le véhicule de communication le plus puissant), citant même les mots du prophète de l’Ancien Testament Jérémie (captatio benevolentiae pour les Juifs et horreur pour les oreilles nazies) « innombrables exilés que l’ouragan de la guerre a transplantés hors de leur patrie et dispersés en terre étrangère et qui pourraient faire leur la plainte du prophète :
».
« des milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, parfois uniquement en raison de leur nationalité ou de leur race, ont été condamnées à mort ou à un long déclin ». Les archives nous font comprendre la diffusion mondiale qu’a connue ce message de Noël 1 942. Il faut être sourd et aveugle pour ne pas en entrevoir la subtilité et le comprendre. Il faut surtout considérer son
“Notre héritage est passé à des étrangers, nos maisons à des inconnus” Il a ensuite poursuivi en parlant
« silence politique », c’est-à-dire son attitude publique non interventionniste, comme un choix stratégique. « Le silence est d’or », et c’était le cas pendant la guerre, avec les espions et les mouchards, et dans le cadre d’une contre-offensive contre un ennemi totalitaire. Ne voulant compromettre la vie de personne ni les actions humanitaires elles-mêmes, une circonspection stricte était obligatoire. Il semble, d’après les histoires et chroniques dans mon livre, qu’à cette époque, entre 1939 et 1945, cette attitude était bien comprise par la majorité des Juifs. Sinon, comment expliquer pourquoi ils continuaient à frapper à sa porte et à le remercier ? Bref, il s’agissait d’un silence politique comme tactique politique, oui, mais pas un silence verbal. Reste un dernier silence : celui entretenu depuis par le Saint-Siège luimême après la guerre sur sa contribution au sauvetage des Juifs par le Bureau de Pie XII. Pour quelle raison ? Mgr Tardini, prosecrétaire de Pie XII, puis secrétaire d’État de Jean XXIII, et le nonce apostolique en Roumanie durant la guerre Andrea Cassulo l’ont donnée à travers l’aphorisme : « Le Bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien. » ■