L’ÉDITORIAL
Et c’est reparti. La fermeture des bars et les menaces de nouvelles restrictions sanitaires nous replongent depuis quelques jours dans l’atmosphère pesante du printemps dernier. Avec un risque non négligeable : que la « distanciation sociale » imposée par la pandémie s’érige progressivement en nouvelle norme de notre vie en société. Il n’est pas du tout certain, en effet, que la période actuelle, malgré son caractère inédit, soit une simple parenthèse qui se refermera dès qu’on aura trouvé un vaccin contre la Covid-19. Peut-être accélère-t-elle au contraire une tendance lourde de notre monde contemporain, celle qui tend à isoler toujours plus les individus. Les masques, le télétravail, l’interdiction des rassemblements, le contingentement des visites à l’hôpital ou dans les Ehpad, les quarantaines… : tout concourt à reclure chacun dans une bulle sanitaire, certes triste, mais en même temps si rassurante qu’on pourrait n’avoir jamais envie d’en sortir. C’est si facile de sauver des vies en restant dans son canapé. « Le virus, tempête Bernard-Henri Lévy, voudrait nous condamner à une vie de zombies, gagnés par la méfiance, l’égoïsme, le repli et le sacrifice, hâtivement consenti sur l’autel de l’hygiénisme. » Les jeunes gens qui persistent à faire la fête ou les cafetiers marseillais qui se rebellent sans se préoccuper ni des consignes gouvernementales ni de leurs contemporains sont à l’évidence irresponsables, mais cette insubordination exprime aussi un refus, estimable, de cette vie de zombie.
Ce n’est pas un hasard si les grands gagnants économiques de cette crise sont, une fois de plus, les Google, Netflix et autres Amazon. La pandémie ne fait que hâter la digitalisation du monde à l’oeuvre depuis des années et dont on pouvait croire qu’elle allait réunir les hommes alors qu’elle les confine surtout devant un écran. « La société toujours plus mondialisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères », constatait avec justesse Benoît XVI dans une de ses encycliques.
Alors, que peut-on faire pour essayer de donner tort à Michel Houellebecq qui nous assure, avec son pessimisme coutumier, que la pandémie ne débouchera pas sur un nouveau monde mais sur « le même, en un peu pire » ? Pas question, bien sûr, de se soustraire aux nécessités de santé publique mais plutôt se remémorer ces moments où on applaudissait chaque soir les soignants, où l’on prenait des nouvelles de ses proches avec une fréquence inédite, où le confinement révélait des liens familiaux insoupçonnés. Autant de signes que l’offensive commune de la Covid-19 et de la virtualisation du monde n’a pas encore tout emporté. Sans doute faut-il aussi accepter de vivre avec le virus sans rêver d’un hypothétique risque zéro : l’existence ne se résume pas au principe de précaution.