LE GRAND RETOUR DU LOUP
Reportage
Depuis la réapparition du loup en France au début des années 1990, le pastoralisme a changé radicalement de visage. Dans les Alpes,
éleveurs, défenseurs du loup et autorités tentent de trouver un équilibre entre la prédation du grand carnivore et le maintien
des troupeaux dans les alpages et les estives.
Le soleil fait encore scintiller quelques instants une boule àfacettes oubliée sous la terrasse de la Cabane, l’un des restaurants d’altitude de l’Alpe-d’Huez (Isère). Puis, il disparaît derrière les sommets du massif des Grandes-Rousses, au-dessus de l’Oisans. Dans la station de sport d’hiver, déserte en ce début d’automne, les rares ouvriers et artisans qui profitent de l’intersaison pour travailler sur leurs chantiers ont pris le chemin du retour. Dans les rues vides, la plupart des commerces, des hôtels et des restaurants sont fermés et seul résonne au loin le tintement des clochettes des brebis et des chèvres de la bergerie de Brandes qu’Angelo, le berger, vient de rassembler derrière un filet de protection au-dessus de l’altiport, à environ un kilomètre de Pierre Ronde. C’est là que ses bêtes passeront la nuit.
Car, depuis la réapparition du loup en
France au début des années 1990, via l’Italie et les Alpes du Sud, tout a changé dans les estives et les alpages. À présent, plus aucune brebis ne passe la nuit en dehors d’une étable, quand il y en a une, ou d’un filet mobile électrifié et déployé spécialement chaque soir. En plus des traditionnels chiens de conduite, souvent joyeux et sociables, d’ombrageux chiens de protection, principalement des patous et des bergers d’Anatolie, veillent désormais sur les troupeaux. Au risque parfois de provoquer des conflits avec les autres usagers de la montagne, qui ne comprennent pas toujours que les choses ont changé. En août dernier, un randonneur a ainsi été gravement blessé dans le massif de la Chartreuse (Isère) par un patou qui l’a mordu au mollet, au cou et à une cuisse. « C’est absolument regrettable, reconnaît Angélique, à la fois éleveuse de patous et de brebis. Les chiens sont là pour protéger les bêtes des attaques. C’est leur métier. Au début, c’est vrai, beaucoup n’ont pas toujours été socialisés correctement et leurs propriétaires ont sans doute manqué de formation. Aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas et je pense sincèrement que le nombre d’incidents va baisser rapidement. »
« Chacun doit comprendre qu’il a désormais un rôle actif à jouer pour que le pastoralisme puisse se poursuivre, assure Angelo. Celui du randonneur ou du vététiste est de rester sur les chemins et de respecter les règles. Celui du chien est de surveiller et de menacer pour nous mettre en garde en cas de danger. Et nous, les bergers, nous luttons pour continuer à faire notre métier. Nous n’avons pas d’autre choix. Nous devons partager l’espace. C’est pour nous une question de survie dans ce monde où le loup est dans les montagnes.»
Rares pourtant sont ceux qui l’ont vu de leurs yeux. Furtif, le loup chasse plutôt la nuit, seul ou en meute. Si son
“Depuis le retour du
loup, les bergers luttent pour continuer
à faire leur métier. C’est une question de
survie”
régime alimentaire est généralement composé à 76 % d’animaux sauvages (mouflons, chamois, cervidés et sangliers), selon l’Office français de la biodiversité (OFB), le Canis lupus lupus est sans conteste le principal prédateur des troupeaux ovins, caprins et bovins dans notre pays. C’est en été et pendant l’émancipation des jeunes, à l’automne, que ses attaques sont les plus nombreuses et, parfois, pris de frénésie, il tue et blesse davantage de brebis qu’il ne peut en manger. Un comportement préoccupant attesté par l’OFB, qui le nomme « surplus killing ».
« La population de loups en France est aujourd’hui estimée à environ 580 adultes, contre 530 l’année dernière. Environ 84 meutes ont été recensées sur 100 zones de présence permanente, précise Nicolas Jean, directeur adjoint à la Direction nationale des grands prédateurs terrestres à l’OFB. Si la plupart des individus se concentrent dans les Alpes, le Sud-Est et l’Est, certains loups solitaires ont pu cependant être observés dans d’autres départements, comme cet été en Seine-Maritime, dans les villages ruraux du pays de Bray, au sud de Dieppe. Aujourd’hui, la meute “cantonnée”
C’est surtout en été et en automne que
les attaques sur les troupeaux sont les plus fréquentes
localisée la plus à l’ouest du territoire français se situe actuellement dans la Drôme et un animal est installé depuis deux ans en haute vallée du Béarn dans les Pyrénées-Atlantiques. » L’année dernière, et pour la première fois depuis près d’un siècle, un loup a même été aperçu près d’Angoulême (Charente).
12 500 ANIMAUX D’ÉLEVAGE TUÉS CHAQUE ANNÉE PAR LES LOUPS
Une bonne nouvelle pour les uns, une catastrophe pour les autres. Car la présence de ce grand prédateur a un prix. En 2019, selon la Fédération nationale ovine, « le coût financier du loup a atteint plus de 30 millions d’euros, soit 3 070 000 € pour l’indemnisation des pertes, 26 840 000 € pour la mise en place des moyens de protection, 110 000 € de crédits d’urgence et 2 000 000 € au moins pour rémunérer les agents de l’État affecté à plein temps au dossier ». Depuis 2017, en moyenne, environ 12 500 animaux, dont une majorité écrasante d’ovins, sont tués chaque année par des loups et plus de 3 600 constats officiels donnant droit à indemnisation aux éleveurs sont dressés, selon la préfecture d’Auvergne-Rhône-Alpes, chargée de la gestion du loup sur le plan national. « Mais il faudrait aussi ajouter toutes les attaques qui ne peuvent pas faire l’objet d’un constat, parce qu’elles n’ont pas fait de victimes directes, fait remarquer Claude, un éleveur établi de longue date dans le vallon de la Rama, près du col du Festre, dans le Dévoluy, qui a déjà perdu des dizaines de brebis. Très souvent, des bêtes ne sont pas retrouvées et celles qui ont été blessées finissent pratiquement toutes par mourir de leurs blessures. Et quand j’entends des gens dire que les éleveurs s’en fichent de perdre des agneaux ou des brebis puisqu’ils sont remboursés, je suis écoeuré. Comment peut-on prétendre des choses pareilles !
Lorsque j’ai découvert une de mes bêtes égorgée et éventrée mais toujours vivante, j’ai été marqué à vie. Pourquoi ne parle-t-on pas de bien-être animal dans ce cas-là ? Au départ, le retour du loup, moi je n’étais pas contre. Mais là, c’est devenu n’importe quoi. Si cette folie se poursuit, bientôt il n’y aura plus ni troupeau ni berger dans la montagne et il ne faudra pas venir pleurer. » Une inquiétude d’autant plus grande qu’« une dizaine » de loups originaires du Canada, d’Alaska et d’Europe centrale viennent de s’échapper d’un parc zoologique après les terribles inondations qui ont frappé les Alpes-Maritimes.
APPRENDRE À VIVRE AVEC UN GRAND PRÉDATEUR NATUREL
De fait, malgré les nombreuses mesures de protection imposées aux éleveurs, le loup parvient presque toujours à prélever sa dîme. Comme la nuit dernière où un troupeau voisin de celui d’Angelo a été une nouvelle fois victime d’une attaque. Bilan : deux brebis tuées, une dizaine manquantes et trois blessées qui devront être euthanasiées le lendemain par le jeune gardien du troupeau. Face à cela et dans le cadre du « plan national loup », les autorités françaises permettent depuis plusieurs années le tir d’un certain nombre d’individus jugés trop menaçants. Une position vigoureusement combattue par certains défenseurs du loup, persuadés que les éleveurs doivent apprendre à vivre avec ce « prédateur naturel » dont chaque représentant doit être « sanctuarisé. » « Le loup demeure une espèce strictement protégée en France. Et seuls peuvent être effectués des tirs dérogatoires dans le cadre du plan national d’actions sur le loup et les activités d’élevage. Ce dispositif est encadré par arrêté interministériel et chaque opération est autorisée par un arrêté préfectoral. Rien, absolument rien n’est laissé au hasard, insiste Nicolas Jean. La gestion du loup dans notre pays est tout sauf irrationnelle. Elle répond à un objectif de coexistence avec une réponse pragmatique en cas de dommages importants. » Dans cette logique, cette nuit-là, une dizaine de lieutenants de louveterie – des bénévoles auxiliaires de l’État nommés par le préfet –, dont l’institution a été créée par Charlemagne, se préparent à faire un affût autour du troupeau d’Angelo dans le cadre juridique très strict des « tirs de défense renforcés ». « Le tir d’un loup est presque toujours une forme de constat d’échec, expliquent ensemble Philippe et Hugues, deux louvetiers de l’Isère dont l’expertise et l’expérience sont reconnues dans le département. Le loup est un animal fascinant. Intelligent, opportuniste et d’une vraie beauté sauvage. Dans les faits, nous intervenons quand aucune autre solution n’a pu être trouvée. Quand ni la protection passive du troupeau, ni le “tir d’effarouchement”, ni le “tir de défense simple” n’ont eu de résultat et que seul un “tir de défense renforcée” doit être envisagé, exactement comme ici ce soir. »
Mais aucun des lieutenants de louveterie mobilisés pour l’opération n’apercevra la bête cette nuit. Ni eux ni aucun membre de la brigade d’intervention contre les grands prédateurs de l’OFB, dite « brigade loup » – chargée également de protéger les troupeaux, mais aussi d’opérer un suivi scientifique du prédateur –, qui, surveillaient un autre troupeau, à une cinquantaine de kilomètres de l’Alped’Huez. Ils ont bien eu un doute quand une longue silhouette furtive est apparue dans leurs jumelles à vision nocturne… Mais personne n’a eu le temps de l’identifier formellement. « C’est souvent comme cela,
reconnaît Angelo. Mais pour une fois, j’ai pu dormir sans craindre pour mes brebis et sans me réveiller toutes les cinq minutes. Les louvetiers l’ont fait pour moi et je les en remercie ! »
Aussi rusé soit-il, le loup ne gagne pas toujours la partie. En 2019, 98 d’entre eux ont été abattus légalement, contre 51 en 2018. En 2020, 84 loups sur un quota maximal autorisé de 90 ont déjà été prélevés, dont un individu
Le loup est une espèce strictement protégée en France. Seuls peuvent être
effectués des tirs dérogatoires extrêment encadrés par les autorités
particulièrement agressif, dans la nuit du 22 au 23 septembre dernier, dans les Vosges, sur la commune du Val-d’Ajol. Capable de s’en prendre à des bovins et même d’entrer directement dans des bâtiments d’élevage, l’animal était responsable de plus de 20 attaques mortelles. « Malgré l’organisation des éleveurs pour défendre leurs troupeaux et l’intervention des lieutenants de louveterie sur des tirs d’effarouchement, les attaques se sont poursuivies, assure la préfecture. Nous n’avions donc pas d’autre choix. » Au printemps dernier, à Saint-Paul-deVarces, au sud de Grenoble, deux troupeaux d’ovins ont été attaqués à deux reprises en plein milieu du village et à quelques mètres de l’école communale. « Pour nous, qui ne sommes ni en montagne ni vraiment totalement à la campagne, ce fut un choc, explique David Richard, le maire de la commune. Jamais nous n’aurions cru que le loup viendrait aussi prêt des maisons. Si on a l’habitude de penser qu’il s’agit d’un animal de montagne ou évoluant dans des zones très isolées, c’est une erreur : le loup peut vivre dans des milieux très variés et sa présence est avérée dans des zones périurbaines. »
C’est à Presles, dans le Vercors, que l’exaspération de certains éleveurs a sans doute atteint son paroxysme cette année. « Plus de 260 bêtes ont été tuées par le loup et indemnisées aux éleveurs en 2020, s’emporte Annette Jouvent, la secrétaire de l’Association des éleveurs et bergers du Vercors DrômeIsère. Nous sommes à bout. Cette année, les attaques se sont multipliées et nous avons l’impression d’être lâchés par l’État et assiégés par des associations de défense qui ne veulent pas comprendre ce qui se passe vraiment. Aujourd’hui, c’est le pastoralisme qui est en danger d’extinction, pas le loup ! » De fait, la présence de ce carnassier divise profondément. Et si la louve italienne est toujours la mère de Rome dans l’imaginaire italien, en France, elle demeure pour beaucoup « la bête du Gévaudan ». Victoire éclatante du monde sauvage sur la civilisation moderne pour les uns, fléau pour l’élevage et danger potentiel pour la vie rurale pour les autres, le loup cristallise les passions. On est souvent pour ou contre, et la tiédeur est rarement de mise. À celui qui pose des questions, éleveurs au bord de la crise de nerfs et protecteurs ultras d’Isengrin demandent d’abord s’il est pour ou contre le loup. Et parfois, faute d’une réponse claire et tranchée de sa part, les visages se ferment et la conversation s’arrête. Par voie de presse, ou sur les réseaux sociaux, on dénonce la partialité et la cruauté de ceux qui n’en veulent pas ou qui veulent moins de loups dans la nature. Tout comme on accuse d’angélisme ceux qui se plaisent à observer son comportement ou qui se passionnent pour lui. On se jette mutuellement des chiffres contradictoires à la figure, prouvant que les loups sont en danger ou qu’ils sont en fait bien plus nombreux qu’on
“C’EST LE PASTORALISME QUI EST EN DANGER D’EXTINCTION !”
Dans l’imaginaire français, il demeure
encore pour beaucoup
“la bête du Gévaudan”
le dit. Certains naturalistes plus médiatiques que d’autres utilisent la prédation du loup pour dénoncer le rôle des chasseurs comme régulateurs de la faune sauvage et des animateurs de télévision, toujours à la recherche d’un scoop environnemental, relancent un débat qui, vu des villes, a rarement le même sens que dans les montagnes. Au début du mois de juillet, à Monêtier-les-Bains, dans les HautesAlpes, des louvetiers ont ainsi été violemment pris à partie après le prélèvement légal d’un animal pour lequel ils étaient missionnés par arrêté préfectoral. Après avoir fait l’objet « d’insultes diverses et de menaces de mort » par des membres d’un petit groupe de défenseurs du loup qui ont filmé et diffusé le tir sur les réseaux sociaux, provoquant la colère des défenseurs des animaux, les deux bénévoles assermentés ont porté plainte auprès du procureur de la République de Gap, qui a ordonné l’ouverture d’une enquête pour « outrages et menaces de mort sur personne chargée de mission de service public ». La pression médiatique a été si forte que la préfète des Hautes-Alpes, Martine Clavel, a dû rappeler à plusieurs reprises que tout avait été fait « dans le plus strict respect des lois et réglementations destinées à préserver le meilleur équilibre possible entre la protection du loup et la sauvegarde du pastoralisme ».
DES EXTRÉMISTES DE PLUS
EN PLUS MARGINALISÉS
« Le loup est un sujet passionnant, aussi clivant que rassembleur, si je puis le dire ainsi, explique Jean-Paul Celet, le préfet référent national sur la politique du loup (en appui au préfet coordonnateur du « plan loup » Pascal Mailhos). Toutefois, je constate une évolution positive dans sa gestion globale. On arrive enfin à se parler. Éleveurs et associations de défense de l’environnement sont en train de dépasser les postures et chacun s’accorde sur des choses pratiques. On sait désormais que le loup a atteint dans notre pays son seuil de viabilité. C’est une bonne nouvelle pour cet animal qui a toute sa place en France. Il n’a jamais été question de l’éradiquer comme cela a été fait par le passé. Mais il est aussi indispensable de faire baisser sa prédation sur les animaux d’élevage. En clair, nous protégeons l’espèce et maintenons sa population, tout en luttant contre les loups qui attaquent. C’est pourquoi, poursuit le haut fonctionnaire, des protocoles de tir, à proximité des troupeaux et dans des conditions d’attaques, ont été négociés avec l’interprofession de l’élevage et les associations de protection de la nature. Enfin, d’un côté comme de l’autre, il me semble que les extrémistes sont de plus en plus marginalisés. Ils s’expriment hors des canaux officiels et ne sont plus autant relayés qu’auparavant. Et c’est aussi une bonne nouvelle pour le loup. » Le temps de la raison serait-il enfin arrivé ? ■