PASCAL BRUCKNER CONTRE LES NOUVEAUX RACISTES
Dans son nouvel essai, « Un coupable presque parfait » (Grasset), Pascal Bruckner dénonce la montée en puissance d’une nouvelle idéologie raciste et sexiste. Sous couvert d’« antiracisme », de « néoféminisme » et de « décolonialisme », elle prend pour bouc émissaire, selon lui, « le mâle blanc hétérosexuel ».
C’était il y a environ un an. L’idée de son nouvel essai est née alors qu’il écoutait la matinale de France Culture. « Vieux mâle occidental blanc » : en entendant ces mots, prononcés par un chroniqueur comme une injure à son égard, le flegmatique Pascal Bruckner a manqué de s’étouffer avec son café. Le philosophe avait pris l’habitude de s’entendre qualifier de « réac », s’en faisant même « un titre de fierté », la preuve d’une certaine indépendance d’esprit. Mais pour ce dandy aux cheveux longs et à l’éternelle silhouette de jeune homme, se voir rappeler qu’il n’avait plus 20 ans était particulièrement déplaisant. Plus sérieusement, jamais il n’aurait imaginé qu’en France, au XXIe siècle, il verrait resurgir ainsi des préjugés liés au sexe et à l’épiderme. Qui plus est sur une antenne du service public !
RÉCIDIVISTE
Que lui était-il reproché exactement ? Ses critiques à l’encontre de l’« adolescente star », Greta Thunberg, dans Le Figaro. « Mais quel rapport entre la militante du climat et la couleur de peau ? se demandait-il. Aucun ! Si un intellectuel africain critiquait la jeune Suédoise, le traiterait-on de vieux mâle noir ? » D’autres à sa place, mus par un certain conformisme ou effrayés à l’idée d’être envoyés à l’Ehpad par le système médiatique, se seraient sentis disqualifiés, auraient cédé à l’air du temps et demandé pardon. Bruckner, lui, refuse d’être un « bouc émissaire ». Pour l’auteur de La Tyrannie de la pénitence, il n’est pas question de s’excuser d’avoir 71 ans ou de se repentir d’être un homme. Encore moins d’expier en raison de sa couleur de peau. Ce serait aussi absurde que de s’excuser d’être noir, arabe ou juif. Le philosophe qui, derrière une apparente nonchalance, n’aime rien tant que se nourrir des critiques de ses adversaires, y voit, au contraire, une occasion de porter la plume dans la plaie. Au « sanglot de l’homme blanc » doit succéder son sursaut. D’autant qu’au-delà de son propre cas, Bruckner l’a déjà constaté, le discours racialiste, que l’on croyait banni à tout jamais, fait son retour et se banalise.
L’EFFACEMENT DES LUMIÈRES
Quelques semaines plus tard, la cérémonie des César, marquée par les polémiques autour des récompenses attribuées au réalisateur Roman Polanski, condamné en 1977 pour rapports sexuels illégaux avec une mineure, ainsi que par les propos de l’actrice Aïssa Maïga, expliquant qu’elle « ne (pouvait) pas (s’)empêcher de compter le nombre de Noirs dans la salle », lui en apporte la confirmation et achève de le convaincre de se lancer dans un nouveau projet d’écriture. « Polanski est d’abord le nom d’une haine de l’homme “blanc, vieux, hétérosexuel, androcentré” », écrit-il alors dans Le Point, reprenant les mots de l’actrice « féministe » Adèle Haenel dans une interview au New York Times.
Avec Un coupable presque parfait. La construction du bouc émissaire blanc (Grasset), Bruckner s’attend à être traité de tous les noms d’oiseaux. D’aucuns y verront sans doute le pamphlet rageur d’un « dominant ». D’autres la complainte d’un intellectuel vieillissant cédant à la compétition victimaire qu’il entend dénoncer. Ce serait ne rien comprendre à cet essai aussi dense que percutant, exempt d’amertume mais expression d’une angoisse profonde qui
traverse son oeuvre depuis plusieurs décennies : celle de l’effacement de l’Occident et de son projet universaliste issu des Lumières au profit d’une société tribalisée en proie à la lutte des « genres », des « races » et des « communautés ». S’il avait pu choisir son époque, Bruckner se serait probablement téléporté au XVIIIe siècle. À son modèle inavoué, Voltaire, dont il partage le goût de la vie en société et du voyage, il tente d’emprunter le style faussement désinvolte, la rapidité d’esprit et les traits d’ironie. Le paradoxe est qu’il n’a cessé de se battre, non contre le retour du conservatisme, mais contre les dérives d’un certain progressisme et contre ceux qui se présentent comme les héritiers des Lumières. Un scénario qu’il ne pouvait imaginer lorsque à 20 ans, en mai 68, il pensait défier l’autorité et l’ordre moral.
LES VIEUX DÉMONS RESSURGISSENT
Dès 1983 et la publication du Sanglot de l’homme blanc, Bruckner a rompu cependant avec une certaine gauche occidentale. Il s’en prend alors à l’idéologie tiers-mondiste qu’il juge manichéenne, opposant un Sud radieux et idéalisé à un Nord rapace et oppresseur, et, à ses yeux, reposant derrière une solidarité affichée, sur la haine de soi. En 2006, dans La Tyrannie de la pénitence, il poursuit son exploration du malaise occidental. En ressassant les crimes du passé – esclavage, guerres, fascisme –, les nations européennes se complaisent, selon lui, dans une autoculpabilisation à bon compte, et se condamnent au déclin et à la dépression. Un coupable presque parfait conclut en quelque sorte sa trilogie sur le « masochisme occidental » et marque le franchissement inquiétant d’une nouvelle étape. Car, explique Bruckner, tout se passe comme si, en voulant combattre les vieux démons de l’Occident, la gauche les avait ressuscités. Sous couvert de progressisme, c’est l’obscurantisme qui fait son retour et l’homme blanc, autrefois persécuteur, pourrait en être la principale victime : le « bouc émissaire ». Ce retournement paradoxal passe, selon Bruckner, par le dévoiement de trois causes nobles défendue par l’Occident : le féminisme, l’antiracisme et l’anticolonialisme.
Pour commencer, « le féminisme de progrès » est trop souvent devenu « un féminisme de procès », analyse-t-il. Si le féminisme traditionnel était universaliste et entendait instaurer une égalité aussi bien économique que symbolique entre hommes et femmes, le néoféminisme est ouvertement séparatiste, voire suprématiste et dresse les sexes l’un contre l’autre. La militante féministe et LGBT, élue au Conseil de Paris, Alice Coffin, a ainsi récemment créé la polémique en écrivant dans son livre, Le Génie lesbien, « il faut éliminer les hommes de nos esprits : ne plus lire leurs livres, ne plus regarder leurs films, ne plus écouter leurs musiques ».
Simple provocation isolée ou symptôme d’une véritable tendance ? Bruckner pointe les excès du mouvement #MeToo et « la jouissance iconoclaste à démolir certaines figures masculines connues », quand bien même la justice les aurait innocentés (Philippe Caubère, Luc Besson, Woody Allen). Par nature, le deuxième sexe serait innocent tandis que par essence, le sexe masculin serait criminel. Le philosophe regrette que beaucoup de féministes nordaméricaines, mais aussi françaises, présentent désormais tout homme comme un « prédateur » aliéné par « la culture du viol ». Mais si pour la militante Caroline De Haas, « un homme sur deux ou trois est un agresseur », les agresseurs sont toujours blancs. Ce qui explique son silence, comme la majorité des féministes, après les viols de Cologne par des migrants lors de la nuit du Nouvel An 2016. Le néoféminisme va de pair avec un néo-antiracisme tout aussi manichéen, analyse Bruckner. L’antiracisme d’autrefois défendait l’idée d’une humanité commune au-delà de la diversité des origines et des cultures. Le nouvel antiracisme exacerbe les identités, se focalise sur la couleur de peau et va même jusqu’à ressusciter le concept de race que l’on croyait aboli, créant ainsi les conditions d’un nouvel apartheid. « On se contente, dans un stupéfiant mimétisme, d’inverser la rhétorique de la ségrégation qui exaltait les seuls Blancs au détriment des Noirs, observe le philosophe. Ici, c’est le contraire : on dénigre “les faces de craie” pour célébrer les autres couleurs de peau en leur attribuant toutes les vertus. » L’antiracisme se double d’un anticolonialisme d’autant plus délirant et virulent que le colonialisme n’existe plus. Mais pour la gauche identitaire, il faut désormais décoloniser les pays occidentaux de l’intérieur, les débarrasser de leurs préjugés historiques et culturels, lesquels enfermeraient à tout jamais les enfants de l’immigration ou les descendants d’esclaves dans un statut d’infériorité. C’est ce que l’on appelle « la culture de l’effacement », autrement dit l’effacement de la culture et de l’histoire occidentale au nom de l’utopie multiculturelle. Pour ne pas heurter la « sensibilité » des « minorités intersectionnelles », on débaptisera des rues, on déboulonnera des statues et on réécrira des classiques de la littérature.
VISIONNAIRE ?
“L’antiracisme se double d’un anticolonialisme d’autant plus délirant et virulent que le colonialisme n’existe plus”
Cette folie « progressiste », qui conduit aujourd’hui les États-Unis au bord de la guerre civile, pouvait encore, il y a peu, sembler exotique et lointaine pour les Européens. Si bien que lorsque Pascal Bruckner entame l’écriture de son livre, il y a un an, on peut se demander s’il n’accorde pas trop d’importance à un mouvement qui apparaît encore comme ultraminoritaire. Par la suite, le déclenchement de la crise du coronavirus laisse penser que les