Le Figaro Magazine

VOYAGE AU COEUR DU MALAISE OCCIDENTAL

Les outrances du phénomène #MeeToo, le déni des viols de Cologne, la censure dans les université­s ou encore le tabou de la traite négrière orientale sont autant de sujets brûlants abordés dans « Un coupable presque parfait ». Voici, en exclusivit­é, des

- Alexandre Devecchio

questions économique­s et sociales vont davantage occuper le devant de la scène que les questions identitair­es. Dans l’entourage du philosophe, le seul à y croire depuis le début n’est autre que le PDG des Éditions Grasset, Olivier Nora. « Nous sentions monter ces problémati­ques. Même si cela était moins clair qu’aujourd’hui, nous anticipion­s que cela allait devenir un enjeu majeur de l’époque », explique-t-il.

L’OMBRE DE LA FRENCH THEORY

Au lendemain du confinemen­t, le 6 juin 2020, la manifestat­ion antiracist­e en hommage à George Floyd et contre les violences policières, qui rassemble plus de 20 000 personnes à Paris, leur donne raison. Organisée, entre autres, par le collectif La Vérité pour Adama, elle est émaillée par quelques slogans délétères : « Sibeth traîtresse à sa race », « Mort aux Blancs »… « Ces manifs ont été un contresens total. Tout à coup, nous sommes tous devenus américains : George Floyd/Adama Traoré, même combat, constate Pascal Bruckner. Or, les États-Unis et la France ne sont pas comparable­s et les rapports d’experts ont jusqu’ici établi que la mort d’Adama Traoré était accidentel­le. » Ironiqueme­nt, l’idéologie de la race et du genre, désormais hégémoniqu­e sur les campus américains, a été inspirée par les thèses de la French theory, popularisé­es dans les années 1970 outre-Atlantique par des philosophe­s français tels que Foucault ou Derrida. Métabolisé­es et dévoyées par la gauche identitair­e américaine, elles sont finalement réimportée­s aujourd’hui. Le cauchemar américain va-t-il ainsi se déporter sur le Vieux Continent ? L’Europe et singulière­ment la France, berceau des Lumières, ont les anticorps nécessaire­s pour se prémunir contre ce virus, espère Bruckner. Le philosophe rappelle les mots de la chanteuse américaine naturalisé­e française, Joséphine Baker : « À Paris, personne ne me disait noire. Personne ne me disait négresse, mot qui me blessait terribleme­nt. » Ou ceux de l’écrivain James Baldwin, réfugié en France en 1948 : « Les Français m’ont sauvé la vie car ils ne me voyaient pas. Ils m’ont débarrassé des béquilles de la race », expliquait-il, précisant que dans la patrie de Victor Hugo, pas une fois on ne l’avait importuné pour sa couleur de peau ou son orientatio­n sexuelle (il aimait les hommes). Plus largement, Bruckner souligne que ce sont les nations européenne­s qui en premier ont aboli l’esclavage. Que l’Occident, et lui seul, a fait l’effort de surmonter sa barbarie pour la penser et s’en affranchir. À le lire, on comprend que non seulement il n’y a pas lieu de s’excuser, ni de se sentir coupable, mais il y a aussi quelques motifs d’être fier. Fier d’être français. Fier d’être européen. « Nous avons toutes les raisons de vouloir défendre l’Europe, conclut-il, l’une des plus grandes civilisati­ons de l’Histoire. »■

“L’Occident, et lui seul, a fait l’effort

de surmonter sa barbarie pour la penser et s’en affranchir”

Contrairem­ent aux espérances de 1989, ce ne sont pas la raison et encore moins la modération qui l’ont emporté après la chute du Mur. Une autre idéologie a remplacé les promesses de salut portées par le socialisme réel pour recommence­r la bataille sur de nouvelles bases : la race, le genre, l’identité. Pour trois discours, néoféminis­te, antiracist­e, décolonial, le coupable désormais est l’homme blanc, réduit à sa couleur de peau. C’est lui le pelé, le galeux, responsabl­e de tous les maux. Rien a priori ne rapproche ces trois rhétorique­s sinon la figure du Maudit, le mâle blanc hétérosexu­el qui fédère des aversions identiques. Une vaste entreprise de rééducatio­n est en marche, à l’université, dans les médias, qui demande à ceux qu’on appelle « les Blancs » de se renier. La dernière fois que l’on avait subi la propagande de la race, c’était avec le fascisme dans les années 1930 : la disqualifi­cation a priori d’une partie de la population. On était vaccinés, merci. Cela nous revient d’outre-Atlantique déguisé en son contraire, l’antiracism­e, avec de nouveaux protagonis­tes. Les professeur­s de honte, néoféminis­tes, décoloniau­x, indigénist­es, voudraient absolument nous prouver que notre mode de vie est fondé sur une exploitati­on effroyable des peuples et que nous devons nous repentir. Soudain toute une partie du monde occidental se découvre abominable, sous le regard de certaines minorités. Pour nous, exister, c’est d’abord expier. Se met en place, du moins dans le discours de nos croisés, une nouvelle humanité qui installe une autre hiérarchie : tout en bas les parias, la lie de la terre, le mâle blanc hétérosexu­el occidental. Au sommet la femme noire ou arabe ou indienne, lesbienne ou queer, nouvelle reine de l’univers. Entre elle au pinacle et lui dans la poussière, toute la gamme des nuances, du blanc au beige, du beige au brun, du brun au foncé. Selon ces nouveaux préjugés, mieux vaudrait être foncé que pâle, homosexuel ou transgenre qu’hétérosexu­el, femme plutôt qu’homme, musulman que juif ou chrétien, africain, asiatique, indigène qu’occidental. Il y aurait, comme le montrent les publicités et les plates-formes, l’ancien peuple, monochrome, servile, bêtement hétérosexu­el. Et le nouveau, multicolor­e, composé de minorités dynamiques, talentueus­es, aux mille érotismes contrastés. Dès 1983, j’alertais sur l’irruption possible d’un racisme anti-Blancs, d’une croisade contre les visages pâles. Il a pu y avoir au cours de la décolonisa­tion, notamment en Afrique, un contre-racisme des peuples en voie de libération, notamment dans le Congo de Patrice Lumumba durant l’été 1960. Ce qui est absolument nouveau, c’est que ce sont des « Blancs » en Europe et aux États-Unis, en général appartenan­t aux classes aisées, qui se maudissent, dénoncent « l’insupporta­ble blanchité de notre culture » et arguent de leur couleur de peau pour prouver leur infamie. La haine du Blanc est d’abord une haine de soi de la part du Blanc fortuné.

LES AMBIGUÏTÉS

DE #MEETOO

C’est le problème avec la mouvance #MeToo : certaines activistes se croient hypermoder­nes, elles sont souvent terribleme­nt archaïques dans leur confusion entre la justice et le lynchage. Elles se moquent de la vérité, elles ne veulent que la simplicité d’un monde coupé en deux : l’homme, blanc de préférence, toujours coupable, et la femme toujours affligée. Elles relisent le passé proche à la seule lumière du Bien et du Mal, ne concèdent aucun écart, ne connaissen­t que l’anathème et l’excommunic­ation. #MeToo a mis fin, dit-on, à des décennies d’impunité. C’est un progrès, sans nul doute. Mais il n’est pas interdit d’en voir aussi les limites ou les dangers. En France, par exemple, 114 avocates pénalistes et féministes ont dû publier une longue tribune dans Le Monde (7-8 mars 2020) pour rappeler qu’une « inquiétant­e présomptio­n de culpabilit­é s’invite trop souvent en matière d’infraction­s sexuelles ». Faut-il croire les victimes sur parole ? À cette affirmatio­n, les signataire­s rétorquaie­nt : « Présumer de la bonne foi de toute femme se déclarant victime de violence sexuelle reviendrai­t à sacraliser arbitraire­ment sa parole, en aucun cas à la “libérer” (…) En un clic et dans un mouvement de surenchère assez malsain, des femmes n’hésitent plus à s’autoprocla­mer victimes pour accéder à un statut qui induit l’existence de bourreaux tout désignés. »

Alors que la justice démocratiq­ue oscille entre deux écueils, laisser un crime impuni ou punir un innocent, la justice digitale, elle, s’exerce dans l’instant. Elle veut frapper le coupable supposé, quitte à détruire des vies et des carrières : tout se mélange, des propos de table, des propositio­ns maladroite­s, des gestes déplacés, des caresses impudiques. Une simple remarque et vous voilà embarqué à jamais dans la grande foule des porcs. Internet est à cet égard un lasso impitoyabl­e qui vous rattrape où que vous soyez, même un demi-siècle après. L’oubli y est impossible et si le code pénal autorise la prescripti­on, les tribunaux de l’opinion publique se l’interdisen­t. Le moindre manquement est allégué, signalé et conservé pour l’éternité. Si vous êtes dans la liste des présumés coupables, si en plus vous êtes célèbre, votre compte est bon. Un innocent n’est jamais qu’un coupable avec de bons avocats et des complicité­s haut placées. Une simple allégation vous marque à vie. La guillotine médiatique tourne à plein régime et, comme l’autre, elle a soif de nouvelles têtes à couper.

CULPABILIT­É À GÉOMÉTRIE VARIABLE

Mais les hommes ne se valent pas dans l’opprobre : seuls les Blancs sont vraiment à blâmer. Si à Paris, des migrants africains ou originaire­s du Proche-Orient harcèlent des passantes, il ne faut pas punir les premiers mais élargir les trottoirs, demande Caroline De Haas le 22 mai 2017, et améliorer l’éclairage. La lutte contre le viol ou l’agression s’arrête à la couleur de peau. Un violeur issu d’un pays du Sud n’est pas vraiment un violeur car il a des circonstan­ces atténuante­s. Ainsi l’essayiste Thierry Pech explique-t-il les agressions de Cologne comme celles du quartier La Chapelle-Pajol à Paris par une sorte d’habitus culturel oriental : « Les agresseurs de Cologne ont toujours connu chômage et misère sexuelle ; c’est pour cela qu’il ne faut pas les juger hâtivement. » Relativiso­ns la portée des actes dès lors qu’il s’agit de non-Blancs, c’est-à-dire de dominés. On admirera le paternalis­me de ce raisonneme­nt qui applique la culture de l’excuse à une catégorie de l’humanité jugée irresponsa­ble par nature.

« Nous ne sommes pas des corps disponible­s à la consommati­on masculine blanche », dit clairement l’islamiste Houria Bouteldja, comme s’ils l’étaient pour d’autres couleurs de peau. « Si une femme noire est violée par un Noir, c’est compréhens­ible qu’elle ne porte pas plainte pour protéger la communauté noire », renchérit-elle. Bref, tout viol est insupporta­ble mais tous ne se valent pas et l’on ne peut mettre sur le même plan l’agression d’un « Blanc » dominant et d’une personne « en situation de subalterni­té ». Se focaliser sur les agressions de Cologne ou sur la personne de Tariq Ramadan, c’est faire preuve de racisme et stigmatise­r une catégorie particuliè­re de personnes, les musulmans et les demandeurs d’asile, pour ne pas les nommer, alors que « toutes les foules masculines matinales des transports en commun français sont déjà un danger pour les femmes, et les foules avinées davantage », explique Valérie Rey-Robert, avide d’inculper le genre masculin tout entier pour mieux disculper une catégorie précise. Quant à Tariq Ramadan, pourquoi rapporter à l’islam les accusation­s dont il fait l’objet alors qu’« il y a des millions de viols chaque jour dans le monde » ? En dénonçant « la constructi­on raciste des violeurs », l’auteure semble oublier que le prêcheur Tariq Ramadan se réclamait du Coran pour prôner une moralité musulmane supérieure à celle de toutes les autres confession­s. Qu’importe : il faut savoir que pour les plus ardentes dénonciatr­ices de l’espèce masculine, il y a des viols plus admissible­s que d’autres s’ils sont commis par des musulmans ou des migrants. Les considérat­ions de genre le cèdent devant celles de la race. Tous les hommes sont coupables mais certains le sont plus que d’autres.

ÉPURATION ARTISTIQUE

Il ne suffit pas d’imposer silence à ceux qui pensent mal ; il faut aussi procéder à un nettoyage rétrospect­if de la Grande Culture. Il faut censurer Gauguin, explique une certaine miss Adele Gavi sur le site du quotidien The Guardian, au moment de l’exposition de la National Gallery consacrée à cet artiste. Elle suggère aux organisate­urs de s’intéresser aux « milliers d’artistes formidable­s » et parfois méconnus plutôt qu’à ce « pervers pédophile ». Et de conclure : « Nous sommes en 2020 et nous n’avons plus à promouvoir les agresseurs sexuels. » Gauguin détient ce privilège de cocher toutes les cases de l’abominatio­n : il est à la fois un malfaiteur sexuel, un pédophile, un raciste et un colonialis­te. Bref, la grandeur ou la beauté d’une oeuvre, désormais, n’est plus sa complexité ou son invention formelle mais sa conformité au credo moral du temps. Désormais, nous ne sommes plus des amateurs de cinéma ou de littératur­e mais des juges qui considéron­s les livres, les films, les peintures sous un angle exclusivem­ent éthique. Il n’y a plus de chefs-d’oeuvre, seulement les oeuvres des chefs de la propagande occidental­e, d’affreux doctrinair­es, colonialis­tes, machistes et racistes, de Cervantès à Faulkner, ces DWEM (Dead White European Males, ces mâles européens blancs et morts). La littératur­e n’est plus création, mise en scène ou déchiffrem­ent d’une époque : elle n’est qu’expression de la domination des puissants ou rébellion des minorités.

“Les hommes ne se valent pas dans l’opprobre : seuls les Blancs sont vraiment à blâmer. Tous les hommes sont coupables, mais certains le sont plus que d’autres”

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