Le Figaro Magazine

FUNÉRAILLE­S DU MONDE D’AVANT

Le dernier roman de Simon Liberati est son meilleur.

- LE LIVRE DE FRÉDÉRIC BEIGBEDER

Dans son Journal, le 1er janvier 1926, l’écrivain grec Georges Seféris (prix Nobel de littératur­e en 1963) note ceci : « Une opulente salle de danse ; vaste et brillant de tous ses feux ; des bijoux. Quelqu’un s’est assoupi dans un fauteuil ; il se réveille ; tout le monde est parti. Les lustres sont encore allumés, quoique ternis par la lumière de l’aube. » Cette lueur féerique d’un lustre suspendu au-dessus d’une piste de bal désertée représente très précisémen­t ce que j’ai ressenti à la lecture du neuvième roman de Simon Liberati, Les Démons – de très loin le livre le mieux écrit de la rentrée. Il décrit Serge, Alexis et Nathalie Tcherepaki­ne, deux frères et leur soeur, trois beaux gosses livrés à eux-mêmes dans un château en ruine à Fontainebl­eau. Avec leur ami Donatien, ils rêvent de devenir de grands artistes mais ne parviennen­t qu’à s’autodétrui­re. Serge meurt au début du roman dans un accident de Maserati, sa soeur défigurée fuit à New York, et le benjamin, avec son copain arriviste, mendie de l’argent pour lui refaire un visage… C’est un roman sur l’impuissanc­e, l’espoir et la déchéance. C’est surtout un tableau somptueuse­ment décadent, plus proche de Huysmans que de Proust, représenta­nt les années 1970, cette décennie où l’on a commencé à s’apercevoir que la libération sexuelle ne conduirait pas à la félicité promise.

Lire Les Démons, c’est regarder une succession de tableaux orgiaques et troublants comme les peintures de Terry Rodgers ou Tamara de Lempicka. Simon Liberati est un prosateur classique, d’une exigence formelle unique au monde. La fascinatio­n naît du décalage entre son style cristallin et la vanité absolue de ce qu’il raconte : un concert de James Brown à l’Olympia avec Louis Aragon et Johnny Hallyday, une visite chez Paul et Hélène Morand avenue Charles-Floquet, une soirée sadomaso à Bangkok avec Emmanuelle Arsan… L’objection attendue (« mais qui ça intéresse ? ») est balayée par la beauté de la langue et la légèreté des dialogues. Liberati n’est pas un auteur pour snobs : il accomplit avec les seventies ce que Modiano a fait aux années 1940, à savoir transmuter la pourriture en féerie. Ce n’est pas non plus un romancier nihiliste. On ne sait jamais si ses personnage­s se vautrent dans la fange ou cherchent le salut de leur âme. Comme François Mauriac, Liberati est tiraillé entre le péché et la grâce. Il est ce lustre qui éclaire un dancefloor abandonné. Pourquoi Liberati plane-t-il au-dessus de la mêlée de septembre ? On ne le répétera jamais assez, surtout en ce moment : parce que les plus grands romans sont ceux qui ne nous donnent pas de leçons de morale.

Les Démons, de Simon Liberati, Stock, 333 p., 20,90 €.

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