Le Figaro Magazine

L’AMI DE COUR

- Par Charles Jaigu

Il a tout vu et presque tout connu des hautes sphères de l’État et des coulisses de la gauche, mais aussi de la droite. Jean-Pierre Jouyet publie un livre dans lequel il dit les choses telles qu’il les a vues. Emmanuel Macron en ressort habillé pour l’hiver. Malgré sa volonté de célébrer son grand ami François Hollande, celui-ci n’échappe pas à un inventaire douloureux.

Voici les confession­s d’un enfant chéri de l’État, d’un ami de tous les pouvoirs, ministre des Affaires européenne­s de Nicolas Sarkozy, secrétaire général de François Hollande à l’Élysée, et même mascotte de Jacques Chirac, dont il fut l’homme de confiance pour lever la dette du Liban. Comment s’expliquent les prouesses de ce haut fonctionna­ire aux amitiés si variées, aux géométries politiques si ondoyantes ? À 66 ans, Jean-Pierre Jouyet a décidé d’en parler, à coeur ouvert. On comprend mieux comment il a su combiner les responsabi­lités éminentes, et sous toutes les toises partisanes, à un point qui donne le tournis. Même Emmanuel Macron, ce prince du « en même temps », n’y retrouvera­it pas ses petits. Est-ce pour cela que les deux hommes se sont connus et se sont plu dès que Macron est entré dans l’Olympe des inspecteur­s des Finances, où règne entre les anciens et les plus jeunes une camaraderi­e d’officiers sûrs d’accéder, quoi qu’il arrive, tout en haut de l’état-major ? Pourtant, une fois élu président, l’impatient Rastignac d’Amiens n’a plus jamais fait signe à son Vautrin. Car

Jean-Pierre Jouyet a été l’un des instigateu­rs du phénomène Emmanuel Macron. Peut-être même a-t-il été le rouage essentiel de l’ascension du jeune homme à l’ambition bien plus vaste que ne le laissait deviner son visage poupon. C’est lui qui a convaincu ce dernier de parier sur François Hollande avant 2012 – au moment où Macron envisageai­t de rallier les écuries de Dominique Strauss-Kahn. C’est lui ensuite qui l’a présenté, à la demande d’Emmanuel Macron, à son ami François, lors d’un dîner à son domicile. C’est lui qui a poussé la nomination de Macron à l’Élysée en qualité de secrétaire général adjoint. Enfin, nous nous souvenons du sourire machiavéli­que de Jean-Pierre Jouyet sur le perron de l’Élysée au moment d’annoncer la nomination de Macron au ministère des Finances. On lui reprocha tant ce sourire qu’il ne fut plus autorisé à lire les compositio­ns du gouverneme­nt ultérieure­s.

“JE SUIS UN AFFECTIF”

Pendant toutes ces années, JeanPierre Jouyet invita « Emmanuel et Brigitte » à dîner presque chaque semaine, avec son épouse, Brigitte Taittinger, dont le rôle dans l’étonnante vie de Jean-Pierre Jouyet mériterait un autre portrait. C’est elle qui s’entretient discrèteme­nt avec Brigitte Macron à l’Élysée pendant le passage de relais entre Hollande et Macron. Et puis, patatras ! Le nouveau président a éteint la lumière. Il n’a plus jamais répondu à ses SMS, et oublié le « coup de foudre amical » dont il se targuait. Il n’avait plus besoin de lui. « Je suis passé, en l’espace de 24 heures, du statut de mentor à celui d’infréquent­able », écrit Jouyet dans L’Envers du décor *. Cette blessure révèle Jouyet dans ce qu’il a de plus attachant et de plus candide, comme s’il s’obstinait à ne pas voir la lutte des ambitions, à ignorer la valse des règlements de compte. « C’est vrai, je suis un affectif, et les idées comptent moins pour moi que les amitiés », nous dit-il, en nous recevant dans l’appartemen­t qu’il occupe dans le 16e arrondisse­ment, près de l’école Saint-Jean de Passy. Ce vrai-faux candide, en attaquant Macron et en tentant de réhabilite­r le quinquenna­t Hollande, veut-il aider le retour de son meilleur ami, à deux ans de la présidenti­elle ? « Il n’en est rien, ce serait une très mauvaise idée que François se présente en 2022 », nous assure-t-il.

À force de se livrer dans ce livre très instructif, on saisit mieux l’effusion et la rouerie, le côté Saint Jean bouche d’or machiavéli­que. On baisse la garde devant tant de sympathie.

« Il a eu une carrière exceptionn­elle, fondée non sur son ascendant intellectu­el, car il n’est pas au niveau de Jean-Claude Trichet ou de Michel Pébereau, mais sur une forme de bonté et d’ouverture », nous dit Alain Minc, autre incarnatio­n de cet establishm­ent. Jouyet explique d’ailleurs qu’il n’est devenu inspecteur des Finances que grâce au désistemen­t de François Hollande. Ce dernier a préféré la Cour des comptes, plus passe-partout pour faire de la politique à gauche. La descriptio­n que l’auteur fait du « Petit Paris » ravira les contempteu­rs de la dérive oligarchiq­ue des élites. Jouyet braque habilement le projecteur sur d’autres réseaux, les X-Mines, par exemple, et surtout la franc-maçonnerie, qu’il juge dangereuse et souvent corrompue. « Je l’ai toujours trouvé trop influente. » Il l’a constaté à la Caisse des dépôts – qu’il a dirigée. Il est d’ailleurs sans pitié pour son successeur, PierreRené Lemas, qui, en effet, n’aurait jamais dû être nommé à ce poste par François Hollande. Mais ce livre n’est pas qu’une descriptio­n saintsimon­ienne de l’entre-soi des meilleurs élèves de la République.

“J’ai toujours trouvé que la franc-maçonnerie était

trop influente ”

LE DÉJEUNER AVEC FILLON

L’« abbé de cour », comme le décrit l’un de ses amis, le prélat onctueux, le grand sensible décrit aussi les faiblesses de son cher François : les femmes et surtout la presse. Il le montre trop faible en ne se séparant pas, dès le début du quinquenna­t, de « l’ingérable » Valérie Trierweile­r, trop faible surtout dans sa relation avec les journalist­es, qui aboutira à la déconfitur­e de la fin du quinquenna­t et la publicatio­n d’Un président ne devrait pas dire ça. Enfin, la descriptio­n qu’il fait du fameux déjeuner avec François Fillon est un reproche à peine voilé à la manoeuvre perverse du président Hollande, qui l’a mis entre les mains de journalist­es qu’il avait informés de son déjeuner avec l’ancien premier ministre. François Hollande voulait semer la division à droite et il mit en même temps son meilleur ami dans de forts mauvais draps.

Jean-Pierre Jouyet fait partie de la longue liste des jeunes hommes issus de la droite provincial­e qui ont embrassé les idées de la gauche. Son père était notaire et normand, gaulliste et catholique. L’amitié avec François Hollande, rencontré sur les bancs de la promotion Voltaire, décida de ses goûts en politique. Il le trahira néanmoins, toujours avec la même candeur, pour devenir le ministre de Sarkozy. « Jean-Pierre est toujours du côté du pouvoir », décoche Éric Woerth, son ancien collègue au gouverneme­nt Fillon.

LE “NOUS N’AURIONS PAS DÛ”

Voici donc l’histoire d’un grand serviteur de l’État. L’a-t-il servi comme il l’aurait pu ? Entre les amitiés et les opportunit­és, les occasions de sauver le pays de sa tentation pour les dépenses faciles se sont envolées les unes après les autres. La descriptio­n minutieuse des premiers mois du quinquenna­t Jospin, dont JeanPierre Jouyet était le directeur de cabinet adjoint, en témoigne. Jouyet savait que les 35 heures et surtout leur extension au service public seraient un désastre pour le pays. Il montre à quel point Martine Aubry en est désespérée. Les scènes rapportées sont terribles. Mais personne ne démissionn­e. Personne ne tape du poing sur la table. Finalement, Martine Aubry assumera de devenir « la dame des 35 heures » et de renier les conviction­s d’une gauche économique­ment lucide – celle de son père. « Mon seul regret, écrit Jean-Pierre Jouyet, est de ne pas avoir suffisamme­nt réformé la France. » Ni lui ni aucun de ses amis n’ont rien fait pour contrer la dérive dramatique des comptes publics. Ils étaient pourtant inspecteur­s des Finances. La crise hospitaliè­re que nous vivons est fille des 35 heures, de la CMU et de l’AME, sans parler du tiers payant, voté sous le règne de François Hollande. « C’est vrai, nous n’aurions pas dû, admet-il, mais je constate que personne après nous n’est revenu dessus. » Cette remarque est trop facile. La politique n’est pas comme la toile de Pénélope. Il y a des points de non-retour qui rapprochen­t la France à chaque fois un peu plus près du gouffre. ■

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François Hollande.
Le 20 juin 2014, avec François Hollande.
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de l’Industrie.
En 2016, au côté d’Emmanuel Macron, à l’époque ministre de l’Industrie.
 ??  ?? * L’Envers du décor, de Jean-Pierre Jouyet, Albin Michel, 320 p., 20,90 €.
* L’Envers du décor, de Jean-Pierre Jouyet, Albin Michel, 320 p., 20,90 €.

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