Le Figaro Magazine

PARIS, C’EST FINI

Un gros volume rassemble l’intégrale des chroniques parisienne­s de Léon-Paul Fargue (1876-1947) : une machine à arpenter un Paris disparu.

- LE LIVRE DE FRÉDÉRIC BEIGBEDER

Ayant quitté la capitale en 2017, j’en redécouvre avec délice la beauté à chacune de mes visites. Je suis désormais accueilli comme un revenant provincial, un plouc flâneur, un évadé basque, un fantôme du monde d’avant… Il m’est impossible de ne pas songer au Piéton de Paris à chaque fois que je surfe sur la Seine. C’est ainsi que se surnommait le Vialatte des faubourgs, Léon-Paul Fargue. Les Éditions du Sandre publient le tome I de ses oeuvres complètes, L’Esprit de Paris, immense somme rassemblan­t l’intégrale de ses chroniques parisienne­s (dont de nombreux inédits, notamment les textes datant de l’Occupation) : 700 pages de descriptio­ns légères et détaillées de la Ville-autrefois-Lumière, de

1934 à 1947. « Je parle, je marche, je me souviens, c’est tout un. » Si, comme moi, vous aimez vous lamenter sur Paris défiguré, Paris pollué, Paris déserté, ce monument va vous régaler. « Il n’est bon spleen que de Paris. » Fargue a le regard furtif et le jargon précis. Il voit tout, et devine le reste. Il connaît la ville sur le bout des pieds. Il l’arpente surtout la nuit, avec ivresse et mélancolie. Il regrette ce qui change, alors imaginez : le lire, c’est additionne­r notre regret au sien. C’est une déploratio­n au carré ! Je me demande parfois si la nostalgie n’est pas indispensa­ble au talent. Un écrivain heureux écrit mal ; il faut souffrir pour être bon.

Dans sa jeunesse, Fargue a fréquenté les décadents et les salons, les cabarets et les maisons closes. S’il préfère son 10e arrondisse­ment (« un quartier de poètes et de locomotive­s »), il a tout bu, tout connu, de Montmartre à Saint-Germain-des-Prés, des gargotes des Halles aux palaces des Champs-Élysées. Beaucoup de ses chroniques furent griffonnée­s au Boeuf sur le Toit, mais son endroit de prédilecti­on était le canal Saint-Martin – « une eau calme comme un potage de jade » – ce qui en fait l’ancêtre des bobos. Il a fait découvrir les hauteurs de Ménilmonta­nt à Colette et les bas-fonds de Pigalle aux lecteurs du Figaro. Fargue est un Morand pas snob, un Cendrars sans mythomanie, un Kessel qui se prendrait pour Toulet. Au départ poète, il s’improvise journalist­e nocturne pour payer ses notes de bar. Ce qu’il prenait pour une déchéance sera son passeport pour l’éternité. « Alors, saisissant d’une main de feu mon chapeau des vieux jours […], je me hâte vers ces rues, vers ces toits, vers ces kiosques, vers ces piles de taxis qui m’attendent, qui m’absorbent et me noient dans l’insensible tourbillon… » L’insensible tourbillon : voilà bien la seule chose qui n’ait pas changé.

L’Esprit de Paris, de Léon-Paul Fargue, Éditions du Sandre, 744 p., 35 €.

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