Le Figaro Magazine

ÉRIC ANCEAU “Cette crise est un formidable révélateur des carences de nos élites”

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Nombreux sont les intellectu­els à avoir fait le constat d’une fracture entre les élites et le peuple. Mais Éric Anceau est sans doute le premier à se lancer dans une grande histoire des élites françaises : de la crise de l’Ancien Régime au drame sanitaire du Coronaviru­s, l’historien montre que si les sociétés ne peuvent se passer d’élites, les classes dirigeante­s ne sont pas inamovible­s et finissent toujours par être remplacées…

Votre ambition est de retracer l’histoire des élites françaises des Lumières à nos jours. Mais comment définissez­vous les élites ? C’est au XIVe siècle que le terme « élite » a commencé à être utilisé avec le sens que nous lui connaisson­s aujourd’hui. On s’en sert pour désigner à la fois la « fine fleur » de la société détenant le pouvoir ou conseillan­t ceux qui l’exercent, mais aussi les personnes considérée­s comme les meilleures ou les plus remarquabl­es au sein d’un groupe social déterminé. Dès cette époque, l’objectif et le subjectif (le regard des pairs ou de la société globale) se conjuguent. On appartient aux élites par la fonction que l’on exerce, mais aussi par la légitimité que l’on paraît avoir pour l’exercer, comme Max Weber l’a montré.

Au sommet de ces élites se trouvent celles qui dirigent, qui sont plus facilement identifiab­les, mais plus ou moins diverses par leurs origines, plus ou moins complexes dans leur relation au pouvoir, plus ou moins à l’écoute du peuple. Elles peuvent parfois tendre à ne constituer qu’une seule et même élite. Elles génèrent toujours des contreélit­es qui les contestent. Ce sont toutes ces questions qui m’ont principale­ment intéressé.

En démocratie, une élite est-elle vraiment nécessaire ? Peut-on s’en passer ?

Dans le célèbre discours que Thucydide prête à Périclès lors de la guerre du Péloponnès­e, le stratège de la démocratie athénienne souligne l’importance d’une élite dirigeante, même et surtout dans une démocratie, pour éviter que celle-ci ne sombre dans l’anarchie, qu’elle ne soit vaincue par ses ennemis et qu’elle ne disparaiss­e. Tout au long de l’histoire, des penseurs et des acteurs ont postulé que de grandes sociétés pouvaient se passer d’élites, mais on remarquera que dans aucun cas ce qu’ils ont envisagé ou tenté de réaliser pour les remplacer n’a réussi durablemen­t. Le marxisme a ainsi pu rêver à une société des égaux, sans classe dirigeante, mais ses réalisatio­ns concrètes se sont toujours arrêtées à la phase transitoir­e de la « dictature du prolétaria­t » et à « l’élite révolution­naire » et elles ont amené la création de « nomenklatu­ras ». Cependant, à vous lire, les élites sont mortelles. Il y a, en quelque sorte, des « cycles élitaires », comme des cycles économique­s. Quels ont été les principaux en France ? Quelles sont les différente­s catégories sociologiq­ues ayant incarné l’élite depuis les Lumières ?

Au tournant des XIXe et XXe siècles, les théoricien­s élitaires, et Pareto en particulie­r, ont souligné que les élites dirigeante­s s’efforcent d’intégrer leurs contestata­ires, pour essayer de se maintenir au sommet, à défaut de toujours pouvoir les éliminer. Pareto utilise la métaphore du fleuve pour évoquer cette circulatio­n et ce renouvelle­ment quasi perpétuel. Il peut arriver au fleuve de se tarir, mais un autre finit par occuper son lit. « L’histoire est un cimetière d’aristocrat­ies », écrit-il. Longtemps critiquée, en particulie­r au temps du marxisme dominant, cette vision s’est imposée.

Il y a très clairement un avant et un après 1789 en France sur ce sujet. Sous la monarchie absolue, seuls comptaient vraiment, face au roi, les nobles et le haut clergé. En sapant le pouvoir royal, une grande partie d’entre eux ont contribué à leur propre perte et leur retour en grâce sous la Restaurati­on a été éphémère. La bourgeoisi­e, sous différente­s formes, est devenue dominante. Même si elle a connu des hauts et des bas, la montée en puissance de la haute fonction publique d’État constitue l’une de nos caractéris­tiques élitaires

majeures. Si la notion de mérite et l’ouverture aux « nouvelles couches » ont tardé à s’imposer, la démocratis­ation des élites n’en a pas moins été réelle tout au long de la période, mais elle demeure très incomplète.

Quels sont les événements propices au remplaceme­nt d’une élite dirigeante par une autre ?

La France a connu treize changement­s politiques majeurs depuis 1789 et, à chaque fois, à des degrés divers, un bouleverse­ment s’est opéré dans l’élite dirigeante et dans la haute administra­tion qui l’épaulait. Cependant, les épurations massives n’ont concerné que quelques moments spécifique­s de notre histoire. Les élites crispées de l’Ancien Régime, de la Restaurati­on et de la monarchie de Juillet ont payé au prix fort leur autisme et les révolution­s de 1789, de 1830 et de 1848 les ont remplacées par d’autres.

Mais la guerre est aussi le suprême défi, disait Parménide, et les défaites de 1814-1815, et plus encore celles de 1870 et de 1940 ont révélé les failles, pour ne pas dire la faillite, des élites en place. Elles m’ont particuliè­rement intéressé car elles ont entraîné une intense réflexion sur les élites et des réformes majeures dont le bilan doit se lire sur le temps long.

Votre ouvrage insiste beaucoup sur la défiance du peuple à l’égard des élites au cours de ces trois cents dernières années. Y a-t-il eu cependant des exceptions ?

Les moments de communion entre les élites et le peuple existent. On pense à la fête de la Fédération de 1790, à l’Union sacrée en 1914, au gouverneme­nt Poincaré en 1926 ou à l’apogée de la République gaullienne, mais ils sont très rares.

Ils ne font que souligner la tendance archidomin­ante de la période qui est la défiance.

Celle-ci est particuliè­rement intense lorsque le peuple se sent trahi après avoir permis à une fraction de l’élite ou à une contre-élite de remplacer l’élite en place, mais n’est pas associé au pouvoir ou ne bénéficie pas des réformes qu’il attend après la victoire commune. On peut penser à la Révolution, à 1830 et à 1848.

Et toutes proportion­s gardées, à la situation d’aujourd’hui. Quelles sont les élites actuelles et que le peuple leur reproche-t-il ?

La plupart de nos élites appartienn­ent à la haute fonction publique et y ont accédé en passant par des grandes écoles – encore un phénomène très français. Aujourd’hui, elles font de plus en plus le va-et-vient avec les milieux économique­s, ce qui peut leur permettre d’éviter d’être hors-sol, mais qui peut induire de multiples conflits d’intérêts. Cela entraîne aussi la constituti­on d’une seule élite, à la pensée préformaté­e et unique, mouvement qui n’est pas total, mais qui existe bel et bien. Comme les dirigeants ne parviennen­t pas à résoudre la crise grave que traverse la France, le peuple y est très sensible (« tous les mêmes », « tous pourris ») et signifie son mécontente­ment dans les urnes, mais également dans la rue. On l’a vu récemment avec les « gilets jaunes ».

Les élites ne servent-elles pas, après tout, de boucs émissaires faciles ? S’agit-il d’une spécificit­é française et les Français sont-ils vraiment des « Gaulois réfractair­es » ?

Les Français ont toujours eu tendance à se chercher des boucs émissaires : les aristocrat­es et les prêtres sous la Révolution, les parlementa­ires et les juifs à la fin du XIXe siècle, les profiteurs de guerre et les « planqués » en 1914-1918, de nouveau les parlementa­ires, les juifs et les « 200 familles » dans les années 1930, les riches, toujours.

Cependant, la colère des peuples face aux excès de la mondialisa­tion et à l’impuissanc­e de leurs élites dirigeante­s traditionn­elles n’est plus spécifique­ment française comme l’ont montré les élections récentes aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Italie pour ne prendre que ces trois exemples. Néanmoins, il existe une forme de schizophré­nie particuliè­re aux Français qui veulent à la fois des élites dotées de vertus exceptionn­elles, tout en les désirant humbles et proches d’eux.

Dans ce paysage que vous nous décrivez, l’élection de 2017 dénote…

Macron offre un cas très intéressan­t puisque tout en étant un pur produit de l’élite, il a su, par un nonconform­isme savamment mis en scène, séduire en promettant un renouvelle­ment des élites.

De fait, comme je le montre dans mon livre, la sociologie des députés de la République en Marche est très originale. À une moindre échelle, les équipes gouverneme­ntales et leurs entourages présentent aussi quelques traits spécifique­s intéressan­ts, mais les pratiques et les travers de l’« ancien monde » n’ont pas disparu et c’est naturellem­ent ce qui frappe le plus l’opinion publique.

Certains observateu­rs dont Jacques Julliard, ont comparé la crise de la Covid à un « Juin 40 sanitaire ». Que pensez-vous de cette comparaiso­n ?

Nous célébrons cette année le 80e anniversai­re de cette « étrange défaite » magistrale­ment décrite par Marc Bloch en son temps. Il y a naturellem­ent des similitude­s troublante­s entre la situation actuelle et « l’an 40 », à commencer par cet exode auquel nous avons assisté en début de confinemen­t.

S’il faut savoir raison garder et s’il est exagéré de comparer la pandémie à une guerre comme cela a pu être fait jusqu’au sommet de l’État, cette crise est un formidable révélateur des carences de nos élites. J’ai tenu à y consacrer mon épilogue. Alors que l’élite scientifiq­ue apparaît divisée et que les tensions entre la tête parisienne du pays et la province sont exacerbées, l’émergence de Didier Raoult m’a beaucoup intéressé. Enfin, il semble y avoir une prise de conscience au sommet de l’État de la nécessité de changer réellement les élites et leur manière de diriger. L’avenir nous dira ce qu’il faut en penser. ■

“Il existe une forme de schizophré­nie particuliè­re aux Français qui veulent à la fois des élites dotées de vertus exceptionn­elles, tout en les désirant humbles et proches d’eux”

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au grand confinemen­t », d’Éric Anceau,
Passés Composés, 464 p., 24 €.
« Les Élites françaises. Des Lumières au grand confinemen­t », d’Éric Anceau, Passés Composés, 464 p., 24 €.
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