ÉRIC ANCEAU “Cette crise est un formidable révélateur des carences de nos élites”
Nombreux sont les intellectuels à avoir fait le constat d’une fracture entre les élites et le peuple. Mais Éric Anceau est sans doute le premier à se lancer dans une grande histoire des élites françaises : de la crise de l’Ancien Régime au drame sanitaire du Coronavirus, l’historien montre que si les sociétés ne peuvent se passer d’élites, les classes dirigeantes ne sont pas inamovibles et finissent toujours par être remplacées…
Votre ambition est de retracer l’histoire des élites françaises des Lumières à nos jours. Mais comment définissezvous les élites ? C’est au XIVe siècle que le terme « élite » a commencé à être utilisé avec le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. On s’en sert pour désigner à la fois la « fine fleur » de la société détenant le pouvoir ou conseillant ceux qui l’exercent, mais aussi les personnes considérées comme les meilleures ou les plus remarquables au sein d’un groupe social déterminé. Dès cette époque, l’objectif et le subjectif (le regard des pairs ou de la société globale) se conjuguent. On appartient aux élites par la fonction que l’on exerce, mais aussi par la légitimité que l’on paraît avoir pour l’exercer, comme Max Weber l’a montré.
Au sommet de ces élites se trouvent celles qui dirigent, qui sont plus facilement identifiables, mais plus ou moins diverses par leurs origines, plus ou moins complexes dans leur relation au pouvoir, plus ou moins à l’écoute du peuple. Elles peuvent parfois tendre à ne constituer qu’une seule et même élite. Elles génèrent toujours des contreélites qui les contestent. Ce sont toutes ces questions qui m’ont principalement intéressé.
En démocratie, une élite est-elle vraiment nécessaire ? Peut-on s’en passer ?
Dans le célèbre discours que Thucydide prête à Périclès lors de la guerre du Péloponnèse, le stratège de la démocratie athénienne souligne l’importance d’une élite dirigeante, même et surtout dans une démocratie, pour éviter que celle-ci ne sombre dans l’anarchie, qu’elle ne soit vaincue par ses ennemis et qu’elle ne disparaisse. Tout au long de l’histoire, des penseurs et des acteurs ont postulé que de grandes sociétés pouvaient se passer d’élites, mais on remarquera que dans aucun cas ce qu’ils ont envisagé ou tenté de réaliser pour les remplacer n’a réussi durablement. Le marxisme a ainsi pu rêver à une société des égaux, sans classe dirigeante, mais ses réalisations concrètes se sont toujours arrêtées à la phase transitoire de la « dictature du prolétariat » et à « l’élite révolutionnaire » et elles ont amené la création de « nomenklaturas ». Cependant, à vous lire, les élites sont mortelles. Il y a, en quelque sorte, des « cycles élitaires », comme des cycles économiques. Quels ont été les principaux en France ? Quelles sont les différentes catégories sociologiques ayant incarné l’élite depuis les Lumières ?
Au tournant des XIXe et XXe siècles, les théoriciens élitaires, et Pareto en particulier, ont souligné que les élites dirigeantes s’efforcent d’intégrer leurs contestataires, pour essayer de se maintenir au sommet, à défaut de toujours pouvoir les éliminer. Pareto utilise la métaphore du fleuve pour évoquer cette circulation et ce renouvellement quasi perpétuel. Il peut arriver au fleuve de se tarir, mais un autre finit par occuper son lit. « L’histoire est un cimetière d’aristocraties », écrit-il. Longtemps critiquée, en particulier au temps du marxisme dominant, cette vision s’est imposée.
Il y a très clairement un avant et un après 1789 en France sur ce sujet. Sous la monarchie absolue, seuls comptaient vraiment, face au roi, les nobles et le haut clergé. En sapant le pouvoir royal, une grande partie d’entre eux ont contribué à leur propre perte et leur retour en grâce sous la Restauration a été éphémère. La bourgeoisie, sous différentes formes, est devenue dominante. Même si elle a connu des hauts et des bas, la montée en puissance de la haute fonction publique d’État constitue l’une de nos caractéristiques élitaires
majeures. Si la notion de mérite et l’ouverture aux « nouvelles couches » ont tardé à s’imposer, la démocratisation des élites n’en a pas moins été réelle tout au long de la période, mais elle demeure très incomplète.
Quels sont les événements propices au remplacement d’une élite dirigeante par une autre ?
La France a connu treize changements politiques majeurs depuis 1789 et, à chaque fois, à des degrés divers, un bouleversement s’est opéré dans l’élite dirigeante et dans la haute administration qui l’épaulait. Cependant, les épurations massives n’ont concerné que quelques moments spécifiques de notre histoire. Les élites crispées de l’Ancien Régime, de la Restauration et de la monarchie de Juillet ont payé au prix fort leur autisme et les révolutions de 1789, de 1830 et de 1848 les ont remplacées par d’autres.
Mais la guerre est aussi le suprême défi, disait Parménide, et les défaites de 1814-1815, et plus encore celles de 1870 et de 1940 ont révélé les failles, pour ne pas dire la faillite, des élites en place. Elles m’ont particulièrement intéressé car elles ont entraîné une intense réflexion sur les élites et des réformes majeures dont le bilan doit se lire sur le temps long.
Votre ouvrage insiste beaucoup sur la défiance du peuple à l’égard des élites au cours de ces trois cents dernières années. Y a-t-il eu cependant des exceptions ?
Les moments de communion entre les élites et le peuple existent. On pense à la fête de la Fédération de 1790, à l’Union sacrée en 1914, au gouvernement Poincaré en 1926 ou à l’apogée de la République gaullienne, mais ils sont très rares.
Ils ne font que souligner la tendance archidominante de la période qui est la défiance.
Celle-ci est particulièrement intense lorsque le peuple se sent trahi après avoir permis à une fraction de l’élite ou à une contre-élite de remplacer l’élite en place, mais n’est pas associé au pouvoir ou ne bénéficie pas des réformes qu’il attend après la victoire commune. On peut penser à la Révolution, à 1830 et à 1848.
Et toutes proportions gardées, à la situation d’aujourd’hui. Quelles sont les élites actuelles et que le peuple leur reproche-t-il ?
La plupart de nos élites appartiennent à la haute fonction publique et y ont accédé en passant par des grandes écoles – encore un phénomène très français. Aujourd’hui, elles font de plus en plus le va-et-vient avec les milieux économiques, ce qui peut leur permettre d’éviter d’être hors-sol, mais qui peut induire de multiples conflits d’intérêts. Cela entraîne aussi la constitution d’une seule élite, à la pensée préformatée et unique, mouvement qui n’est pas total, mais qui existe bel et bien. Comme les dirigeants ne parviennent pas à résoudre la crise grave que traverse la France, le peuple y est très sensible (« tous les mêmes », « tous pourris ») et signifie son mécontentement dans les urnes, mais également dans la rue. On l’a vu récemment avec les « gilets jaunes ».
Les élites ne servent-elles pas, après tout, de boucs émissaires faciles ? S’agit-il d’une spécificité française et les Français sont-ils vraiment des « Gaulois réfractaires » ?
Les Français ont toujours eu tendance à se chercher des boucs émissaires : les aristocrates et les prêtres sous la Révolution, les parlementaires et les juifs à la fin du XIXe siècle, les profiteurs de guerre et les « planqués » en 1914-1918, de nouveau les parlementaires, les juifs et les « 200 familles » dans les années 1930, les riches, toujours.
Cependant, la colère des peuples face aux excès de la mondialisation et à l’impuissance de leurs élites dirigeantes traditionnelles n’est plus spécifiquement française comme l’ont montré les élections récentes aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Italie pour ne prendre que ces trois exemples. Néanmoins, il existe une forme de schizophrénie particulière aux Français qui veulent à la fois des élites dotées de vertus exceptionnelles, tout en les désirant humbles et proches d’eux.
Dans ce paysage que vous nous décrivez, l’élection de 2017 dénote…
Macron offre un cas très intéressant puisque tout en étant un pur produit de l’élite, il a su, par un nonconformisme savamment mis en scène, séduire en promettant un renouvellement des élites.
De fait, comme je le montre dans mon livre, la sociologie des députés de la République en Marche est très originale. À une moindre échelle, les équipes gouvernementales et leurs entourages présentent aussi quelques traits spécifiques intéressants, mais les pratiques et les travers de l’« ancien monde » n’ont pas disparu et c’est naturellement ce qui frappe le plus l’opinion publique.
Certains observateurs dont Jacques Julliard, ont comparé la crise de la Covid à un « Juin 40 sanitaire ». Que pensez-vous de cette comparaison ?
Nous célébrons cette année le 80e anniversaire de cette « étrange défaite » magistralement décrite par Marc Bloch en son temps. Il y a naturellement des similitudes troublantes entre la situation actuelle et « l’an 40 », à commencer par cet exode auquel nous avons assisté en début de confinement.
S’il faut savoir raison garder et s’il est exagéré de comparer la pandémie à une guerre comme cela a pu être fait jusqu’au sommet de l’État, cette crise est un formidable révélateur des carences de nos élites. J’ai tenu à y consacrer mon épilogue. Alors que l’élite scientifique apparaît divisée et que les tensions entre la tête parisienne du pays et la province sont exacerbées, l’émergence de Didier Raoult m’a beaucoup intéressé. Enfin, il semble y avoir une prise de conscience au sommet de l’État de la nécessité de changer réellement les élites et leur manière de diriger. L’avenir nous dira ce qu’il faut en penser. ■
“Il existe une forme de schizophrénie particulière aux Français qui veulent à la fois des élites dotées de vertus exceptionnelles, tout en les désirant humbles et proches d’eux”