Le Figaro Magazine

SÉNÉGAL, LES ENFANTS JOCKEYS DE LA SAVANE Reportage

- Par Manon Quérouil-Bruneel (texte) et Franck Renoir (photos)

Venue de France, la passion des courses hippiques suscite des vocations

chez de jeunes Sénégalais qui rêvent de s’arracher à la misère. Plutôt que l’école, ils misent tout sur les chevaux. Comme dans ce haras à une trentaine de kilomètres de Dakar, où des enfants jockeys

s’entraînent d’arrache-pied en attendant la gloire.

Niaga, petit village posé aux abords du lac Rose, à l’ouest du Sénégal. Longtemps, les bolides du Paris-Dakar venaient ici terminer leur course. Aujourd’hui, les nuages de poussière qui tourbillon­nent dans la savane s’élèvent depuis les sabots de pur-sang lancés au grand galop. Perchés au-dessus de leur selle, des adolescent­s en baskets et tee-shirts élimés réduisent le train pour se diriger vers un portail bleu et blanc. Au-dessus se dresse le nom du haras Ibra Déguène Tanor, aux lettres écaillées par le temps. Ouvert en 2003, le lieu accueille une vingtaine de chevaux de course, ainsi que leurs jeunes cavaliers, âgés de 13 à 25 ans, venus des villages voisins.

Le front perlé de sueur, Yamar, le plus jeune d’entre eux, saute de sa haute monture pour la conduire dans son box attenant au manège, où les jockeys s’entraînent tous les jours.

Au-dessus d’une botte de fourrage, l’adolescent a accroché des grigris et le poster d’un marabout pour protéger son animal contre les mauvais sorts. « Nous avions un cheval qui refusait de se nourrir, explique-t-il dans un français hésitant mâtiné de wolof. Nous avons glissé une amulette autour de son encolure et, dès le lendemain, il était guéri ! »

L’ACCOMPLISS­EMENT D’UN RÊVE

Au Sénégal, l’amour des chevaux éclipserai­t presque celui du ballon rond. La ferveur populaire qui entoure les courses hippiques depuis une vingtaine d’années a fait naître de nouvelles vocations, principale­ment parmi les classes les plus défavorisé­es de la population. Sur les pistes sableuses des hippodrome­s, les jeunes jockeys rêvent de défier un avenir tout tracé.

Yamar n’était pas destiné à devenir cavalier profession­nel. Son père, chauffeur de taxi, rêvait de le voir poursuivre sa scolarité dans un établissem­ent français, contrairem­ent aux autres enfants du village qui ne fréquenten­t habituelle­ment que la madrasa et commencent à travailler dès l’âge de 10 ans. Mais, victime d’un accident, le patriarche s’est brusquemen­t retrouvé sans emploi il y a trois ans, et Yamar a dû renoncer à l’école. Un matin, sa mère lui demande de l’aide pour transporte­r ses lourdes marmites jusqu’au haras voisin, où elle travaille comme cantinière. D’une petite voix, l’adolescent confie sa fascinatio­n immédiate pour les chevaux. Il passe la journée derrière la barrière du manège à observer les jeunes cavaliers dompter leur monture. Sa mère doit le traîner par le bras pour le ramener à la maison. Il revient le lendemain, puis les jours suivants. Ce jeune garçon amoureux des pur-sang attire l’attention de l’entraîneur, Mamadou Ndiaya, comme un écho à sa propre histoire.

Le coach de 32 ans raconte que l’année de ses 7 ans, un propriétai­re de chevaux s’était installé juste à côté de

Au Sénégal, l’amour des chevaux éclipserai­t presque celui du ballon

rond, faisant naître des vocations chez les plus défavorisé­s

chez ses parents, dans un quartier populaire de Dakar. Tous les soirs après l’école, l’enfant prit l’habitude de s’arrêter pour admirer les équidés. Au bout de quelques semaines, sans rien demander à personne, il décida de nettoyer les boxes. Le propriétai­re finit par s’étonner de la présence du garçon, qui lui répondit avec aplomb : « J’aime m’occuper des chevaux. Je veux en faire mon métier. » Impression­né, l’homme alla trouver les parents de Mamadou, qui refusèrent d’interrompr­e sa scolarité si jeune. Le gamin se résigna en apparence, mais sécha les cours pour rejoindre le haras en catimini. Sa famille finit par céder et Mamadou poursuivit une formation de jockey pendant trois ans. Hélas, le jour de sa première course, il fut disqualifi­é à la pesée. Trop lourd, trop grand. Il décida alors de se reconverti­r en entraîneur. Depuis, il s’occupe de former les nouvelles recrues d’Ibra Déguène Tanor. Mamadou Ndiaya ne s’étend pas sur les nombreuses carrières avortées, les risques de chute, les accidents, parfois graves, inhérents à ce sport exigeant. Il préfère parler de la chance qu’ont ces enfants d’être logés, nourris et de recevoir une centaine d’euros par mois pendant les trois ans que dure leur formation, soit à peine moins que le salaire moyen au Sénégal. Leur licence de profession­nel acquise, les jockeys négocient ensuite leur contrat avec une écurie. Ceux qui parviennen­t à se hisser sur une marche du podium reçoivent 15 % de la dotation de la course, le reste revenant au propriétai­re du haras. « Quand ils deviennent trop lourds, ils se reconverti­ssent en palefrenie­r ou en technicien au sein des hippodrome­s. Il y a toujours un avenir avec les chevaux », assure Mamadou.

DES JOURNÉES À LA DURE

Au petit matin, les jeunes jockeys s’extraient péniblemen­t de matelas jetés à même le sol, où ils ont passé la nuit, serrés les uns contre les autres. Les yeux encore gonflés de sommeil, ils se lavent au seau, torse nu dans la cour poussiéreu­se, avant d’avaler une tasse de café Touba, mélange détonant de graines de café et de piment noir. Puis, c’est au tour des chevaux de passer à la toilette. Licol à la main, Yamar entraîne Morfall, un jeune hongre puissant, et l’attache solidement à un mur jouxtant le puits. À l’aide d’un vieux tee-shirt déchiré, il lave méticuleus­ement son cheval, des sabots à l’encolure, et le masse avec du beurre de karité. Le frêle adolescent ploie sous les lourdes couverture­s et la selle dont il recouvre le dos de sa monture, avant de l’entraîner dehors. Contrairem­ent aux écoles d’équitation en France, les enfants ne portent pas leur tenue bleue et blanche, aux couleurs du haras, lors des entraîneme­nts. Ils n’en possèdent qu’une, qu’ils conservent soigneusem­ent pour les jours de course. Pendant quatre heures, Yamar et ses condiscipl­es montent au pas, enchaînant les huit et les diagonales non loin d’une mosquée. Parfois, ils en profitent pour ramasser des plantes destinées à

Au cours de leurs trois années de formation, les enfants sont logés,

nourris et reçoivent l’équivalent du salaire moyen du pays

préparer des onguents de massage ou des décoctions pour soigner leurs chevaux. Deux fois par semaine, les jockeys s’entraînent au galop sur une piste naturelle de 1 000 mètres perdue au milieu de la savane.

Ces jours-là, le réveil sonne à 4 h 30, car les équidés sont plus performant­s quand les températur­es sont fraîches. En file indienne, les enfants marchent plus d’une heure dans le sable et l’obscurité silencieus­e, s’éclairant à la lumière d’un téléphone portable. Parvenu sur place, Yamar ramasse des brindilles pour allumer un feu, attendant que le jour pointe pour apercevoir les reliefs de la piste. Venus d’autres haras de la région, des dizaines de cavaliers ont déjà commencé l’entraîneme­nt. Dans la pâleur de l’aube, leurs montures passent à plus de 50 kilomètres/heure, naseaux fumants et bouches écumantes. Par groupe de trois, les élèves de Mamadou s’élancent à leur tour sur la piste. Capuche sur la tête, le coach surveille le chronomètr­e. Quatre tours chacun, puis les jockeys reprennent le chemin du haras. Là, le même rituel recommence : laver les chevaux, remplir leur boxe de paille de cacahuète et les abreuver.

En fin de journée, les femmes du village font irruption pour préparer le repas, toujours le même : du thiéboudiè­ne, le plat national à base de riz, servi dans une grande gamelle posée à même le sol. Elles lavent également le linge des petits jokers et tentent parfois de leur vendre des friandises. Mais le coach veille au grain. Ses élèves n’ont pas le droit de dépasser 55 kilos. Régulièrem­ent, Mamadou impose à ses troupes des séances de jogging, sous un soleil impitoyabl­e, et les conduit chaque semaine à la pharmacie du village pour une pesée réglementa­ire. Yamar, qui pèse à peine la moitié du poids limite, est autorisé à prendre un kilo par course gagnée. L’adolescent se plie aux règles sans rechigner. Son entraîneur dit de lui que c’est un passionné promis à un bel avenir, toujours à l’écoute des conseils et doté d’un caractère de battant.

LA VIE DEVANT SOI

Enfin, arrive le grand jour pour le coach et son élève : Yamar va disputer sa première course en tant que profession­nel. Autour de l’hippodrome de Thiès, situé à une heure de route du haras, c’est l’effervesce­nce. Jockeys et chevaux sont présentés à tour de rôle au public afin de déterminer les paris, activité de la plus haute importance au Sénégal. La bourgeoisi­e locale se presse dans les gradins, où il s’agit autant de voir que d’être vu. Les femmes paradent dans leurs boubous chatoyants, sacs griffés sur les genoux et énormes lunettes de soleil sur le nez. Ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter une place escaladent les murs pour profiter du spectacle. Pendant que les « starting-blocks » sont installés, les jockeys passent à la pesée et les commentate­urs prennent place sur la pelouse.

C’est au tour de Yamar de concourir. Le visage fermé par la concentrat­ion, il jette un dernier coup d’oeil vers son coach pendant que la clameur de la foule s’estompe. Un silence religieux tombe sur l’hippodrome. Dans les gradins, le propriétai­re du haras se raidit. Yamar réalise un départ fracassant, laissant le peloton sur place. Mais, progressiv­ement, ses concurrent­s le rattrapent, pour finir par le dépasser, les uns après les autres. L’adolescent a péché par manque d’expérience : parti trop vite, il n’a pas su tenir la distance sur 1 200 mètres. Alors qu’il rumine son échec, Mamadou pose une main réconforta­nte sur l’épaule de son élève. Yamar a la vie devant lui pour devenir le champion qu’il s’est juré d’être. ■

C’est le grand jour pour le jeune Yamar : il va disputer dans l’hippodrome sa première course en tant que profession­nel

 ??  ?? Deux fois par semaine, les apprentis jockeys s’entraînent au galop sur une piste naturelle.
Deux fois par semaine, les apprentis jockeys s’entraînent au galop sur une piste naturelle.
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 ??  ?? Le jeune Yamar devant l’entrée du haras Ibra Déguène Tanor,
dans le village de Niaga.
Le jeune Yamar devant l’entrée du haras Ibra Déguène Tanor, dans le village de Niaga.
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rêve de devenir jockey.
Yamar a renoncé à l’école pour assouvir son rêve de devenir jockey.
 ??  ?? Course à l’hippodrome de Thiès. Le gagnant percevra 15 % de la dotation de la course.
Course à l’hippodrome de Thiès. Le gagnant percevra 15 % de la dotation de la course.
 ??  ?? Yamar et son cheval Morfall qu’il soigne, nourrit et nettoie chaque jour.
Yamar et son cheval Morfall qu’il soigne, nourrit et nettoie chaque jour.
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Pour tenir aux aurores, on avale une tasse de café Touba.
 ??  ?? Yamar et son entraîneur Mamadou Ndiaya.
Yamar et son entraîneur Mamadou Ndiaya.
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Pendant quatre heures, Yamar et ses condiscipl­es enchaînent les exercices.
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Réveil au petit matin pour une séance d’entraîneme­nt.
 ??  ?? Hippodrome de Thiès. Les courses se tiennent sur une distance de 1 200 m.
Hippodrome de Thiès. Les courses se tiennent sur une distance de 1 200 m.

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