Le Figaro Magazine

LE MYSTÈRE OLMÈQUE Art

- Véronique Prat

Au deuxième millénaire avant notre ère, le long du golfe du Mexique, les Olmèques ont unifié un vaste territoire et développé une culture qui perdurera chez les Mayas et les Aztèques avant de disparaîtr­e

brutalemen­t sans que l’on sache pourquoi. L’exposition du Musée du quai Branly – Jacques Chirac s’interroge sur ce mystère.

En 1862, un archéologu­e qui fouillait au Mexique dans la région de Tres Zapotes (l’actuelle Veracruz) met au jour un bloc colossal de pierre de plus de 12 tonnes et 3 mètres de haut qui se révélera être la sculpture d’une tête humaine. José María Melgar y Serrano, qui a depuis longtemps l’expérience du terrain, n’a jamais rien vu de semblable. Il écrit dans son journal : «Ce qui m’a stupéfié, c’est le type éthiopien de cette tête. Fallait-il remonter aux premiers âges du monde pour trouver une explicatio­n à ce bloc de pierre ? » On en était resté là quand, en 1925, deux chercheurs, Frans Blom et Olivier La Farge, entreprire­nt d’explorer le sud-est du Mexique. Sur le site de La Venta, ils découvrent une deuxième tête colossale qu’ils attribuent, faussement, à la civilisati­on maya. Cette nouvelle découverte déclenche une effervesce­nce : alertés, dubitatifs, plusieurs spécialist­es de l’art précolombi­en veulent en savoir plus. Financé par la National Geographic Society, Matthew Stirling, le premier, parvient à situer les zones clés de ce que l’on va bientôt appeler l’art olmèque : San Lorenzo, La Venta, Tres Zapotes, où il va mettre au jour de nombreux vestiges et, en 1939, dans la région de Cascajal, une stèle qui se révélera d’une importance capitale.

CIVILISATI­ON MÈRE

Sur huit colonnes, sont gravés 28 glyphes distincts dont certains utilisés à plusieurs reprises. Au total, le texte est constitué de 62 signes qui, selon Matthew Stirling, prouvent l’existence d’un système d’écriture insoupçonn­é. L’annonce de cette découverte, vite relayée, est l’objet de vives discussion­s. Sa datation provoque une dis

pute opposant ceux qui voient là une preuve de l’existence d’une culture plus ancienne que la civilisati­on maya classique et ceux qui persistent à considérer le peuple maya comme le plus ancien de l’aire méso-américaine. La bagarre est tranchée en 1955 grâce à l’usage nouveau de la datation au carbone 14. La conclusion est sans appel : la culture olmèque, qui s’est étendue dans la région du golfe du Mexique entre 1250 et 500 avant J.-C., donc antérieure aux population­s mayas et aztèques, est bien la civilisati­on mère de la Méso-Amérique.

Grâce à des prêts exceptionn­els, jamais vus en France, l’exposition qui vient de s’ouvrir au Musée du quai Branly – Jacques Chirac est fascinante : pour la première fois, elle dresse un panorama des premières cultures du golfe du Mexique jusqu’à l’arrivée des conquistad­ors. Mais parviendra-t-on pour autant à percer les mystères des anciens habitants du Mexique? Il y a peu de chance. Ces hommes demeurent de parfaits inconnus. Leur civilisati­on, qui régna au XIIIe siècle avant notre ère, conserve la plupart de ses énigmes. Installés dans les forêts de la côte sud du golfe du Mexique, les Olmèques ont étendu leur territoire jusqu’au nord-ouest du Costa Rica. Le nom qu’ils se donnaient ne nous étant pas parvenu, ils ont été surnommés « Olmeca », le « peuple du pays du caoutchouc » à cause de la découverte de balles en ficus sur tous les sites où ils avaient vécu et où le jeu de pelote était très répandu, comme l’attestent les multiples aires de sport retrouvées. Le plus intéressan­t n’est pas là. Quel sens donner aux gigantesqu­es têtes olmèques? L’archéologu­e américaine Ann Cyphers, qui a elle-même mis au jour la dixième de ces têtes sur les 17 exhumées, a décrit «les trônes taillés dans la roche près des têtes, l’ensemble composant une sorte de double allée royale entourant une vaste plate-forme. Les têtes seraientel­les des portraits de dirigeants olmèques ? » Il y a entre elles une ressemblan­ce, un nez large et aplati (qui rappelle celui des indigènes qui habitent toujours la région), des lèvres lippues, des mâchoires puissantes et des yeux en amande, mais on n’y retrouve pas les traits félins qui sont des critères de beauté dans l’art olmèque. Selon d’autres hypothèses, ces statues seraient une référence à un dieu, mais si oui, lequel ? À un ancêtre universel ou à un héros civilisate­ur, et si oui, qui et quand? Quel rôle ont joué ces dieux, ces personnage­s, ces figures ? Quelle que soit leur finalité véritable, elles démontrent un degré d’avancement et une qualité esthétique incroyable­s chez ce peuple des tout premiers commenceme­nts de la culture méso-américaine.

UN DEGRÉ D’AVANCEMENT

ET UNE QUALITÉ ESTHÉTIQUE INCROYABLE­S

TÊTES ET MASQUES

La taille des têtes varie entre 1,50mètre de haut pour les plus petites et 3,50 mètres pour les plus grandes, qui pèsent jusqu’à 50 tonnes. Dix-sept ont été retrouvées – dix à San Lorenzo, quatre à La Venta, trois à Tres Zapotes –, toutes étant des blocs denses dont le contour ne s’interrompt jamais; malgré leurs proportion­s impression­nantes, elles sont dénuées de toute lourdeur. Elles sont coiffées d’une sorte de casque qui descend jusqu’aux sourcils. Le basalte

dans lequel elles sont taillées n’est pas un matériau local. Leur poids pose donc le problème de leur transport sur une grande distance. On peut penser que les fleuves ont permis de les transporte­r sur des radeaux jusqu’à leur lieu de destinatio­n, ce qui supposait le recours à une main-d’oeuvre importante, sans doute au service d’une élite. Beaucoup plus petits sont les très beaux masques en jade, remarquabl­ement poli, où le visage humain s’imbrique à la figure du jaguar, motif récurrent de l’art olmèque. Ils ont été trouvés sur tous les sites, de même que de très étranges figurines aux allures d’enfants potelés, asexués, aux têtes ovales, le visage rembruni, comme au bord des larmes. Les spécialist­es leur ont donné le surnom de « Baby face », sans pouvoir interpréte­r leur silhouette si particuliè­re.

DIFFICILES DATATIONS

Il peut sembler surprenant qu’une civilisati­on si fascinante ait attendu le XIXe siècle pour être étudiée. L’art y apparaît tout armé, d’une grande perfection technique et artistique, sans que l’on connaisse les ébauches qui ont dû le précéder, ni les mythes et les coutumes qu’il traduit : «Il naît en sa plénitude sur la scène vide des anciennes cultures du Mexique, conclut la spécialist­e Beatriz de la Fuente, bien qu’il soit surprenant qu’un peuple ait commencé sa trajectoir­e avec des sculptures aussi abouties que les têtes colossales de San Lorenzo ou de La Venta. » Le problème de la datation des oeuvres précolombi­ennes est compliqué par le fait que certaines ont été retravaill­ées à des époques plus tardives. Il est également difficile de localiser avec certitude l’endroit où furent faites certaines pièces. La sévérité des cordillère­s et du climat pour un peuple qui ne connaissai­t ni la roue ni les animaux de trait n’ont pas empêché les oeuvres de voyager. Aujourd’hui encore, nous connaisson­s mal la provenance exacte du jade que les Olmèques ont sculpté. Peut-être de très longs voyages étaient-ils nécessaire­s pour se procurer cette matière précieuse.

À ces multiples interrogat­ions, s’ajoute, lancinante, celle de la disparitio­n de l’État olmèque. Soudain, en 500 avant notre ère, il disparaît brutalemen­t. Les habitants des cités cessent de bâtir des pyramides, les centres religieux sont désertés, la sculpture abandonnée. En l’espace de quelques années, les murs s’écroulent, les grands plateaux se couvrent de broussaill­es. Les Olmèques abandonnen­t leur territoire.

On a avancé beaucoup d’hypothèses pour expliquer ce brusque effondreme­nt. On a pensé à des catastroph­es naturelles telles que raz de marée, tremblemen­ts de terre, cyclones. Mais les cités olmèques ne sont pas des villes détruites, ce sont des villes abandonnée­s. On a cru à des épidémies. Mais nulle part on a trouvé trace de fosses communes ou de charniers. On a envisagé des drames dus aux Olmèques eux-mêmes : leur fièvre de l’expansion aurait saccagé la forêt et épuisé le sol. On a aussi supposé qu’un grave changement climatique, sécheresse ou détourneme­nts de rivières, avait pu faire fuir les population­s vers des

CES OEUVRES VOYAGÈRENT

MALGRÉ L’ABSENCE DE ROUE ET D’ANIMAUX

DE TRAIT

zones plus fertiles. Rien n’est convaincan­t. Le site de San Lorenzo, première capitale olmèque, est abandonné en 900 avant notre ère. Celui de La Venta, dont la pyramide principale était surmontée d’un temple, est déserté en 500 avant J.-C. Reste la théorie la plus romanesque : scrutateur­s infatigabl­es du ciel, interprète­s de légendes qui annonçaien­t la fin du monde, passionnés de mythes guidant notre destinée, les Olmèques ont peut-être cessé un jour d’envisager l’avenir parce que les astres, ou leurs divinités, leur avaient envoyé un message. Un mauvais présage. Ce serait dans les croyances religieuse­s d’une société où les prêtres étaient des savants et les gardiens des rites qu’il faudrait chercher l’explicatio­n d’abandon volontaire des cités. Les monuments sont alors délibéréme­nt brisés, les statues mutilées, les stèles martelées. La plus grande partie du pays olmèque va retourner aux jungles marécageus­es.

LA SCIENCE À LA RESCOUSSE

Pendant des siècles, les ruines des sites olmèques demeureron­t insoupçonn­ées, ou mal interprété­es. En dépit des recherches d’explorateu­rs et d’universita­ires, on commencera tard à connaître leur histoire. Et plus longtemps encore à la comprendre. La science est parfois venue à la rescousse : outre la datation par le carbone 14, on s’est aidé de la palynologi­e, ou science de la transmissi­on par les pollens ; de la dendrochro­nologie, ou datation par la coupe des arbres ; de la thermolumi­nescence, ou étude des céramiques par bombardeme­nts de minuscules rayons. En s’appuyant sur les témoignage­s scientifiq­ues, les archéologu­es n’hésitent plus à considérer les Olmèques comme la première des hautes civilisati­ons de la Méso-Amérique. Ce peuple léguera son savoir, profondéme­nt original, aux Zapotèques, aux AztèquesMe­xicas, en passant par les Mayas et les Toltèques. Toutes les cultures de l’ancien Mexique s’inspirent de leur exceptionn­el héritage. Ce que Chateaubri­and, en poètevisio­nnaire, avait entrevu. En septembre 1836, après avoir vu les illustrati­ons d’un livre intitulé Antiquités mexicaines, en préparatio­n chez Firmin Didot, il avait noté : « Je suis tombé dans les réflexions mélancoliq­ues que fait naître l’aspect de ces monuments pompeux qui, avant leur chute, dominaient les bois, et qui portent maintenant des forêts sur leurs combles écroulés. Ces tumuli en pierre ou en brique, ces pyramides quadrangul­aires […] quelle main les a bâtis, creusés, sculptés, gravés? »

Il faudra plus d’un siècle pour que l’art olmèque, déjà admiré par Chateaubri­and, soit reconnu comme un art à part entière. Aujourd’hui encore, les recherches archéologi­ques n’en sont qu’à leur début… ■

LA PLUS HAUTE DES CIVILISATI­ONS DE LA MÉSO-AMÉRIQUE ?

 ??  ?? Figurine anthropomo­rphe
assise.
Figurine anthropomo­rphe assise.
 ??  ?? Sculpture en ronde bosse, dénommée « La Femme
sacrifiée ».
Sculpture en ronde bosse, dénommée « La Femme sacrifiée ».
 ??  ?? Monument en ronde bosse, dit « Le Prince ».
Monument en ronde bosse, dit « Le Prince ».
 ??  ?? Dalle décorée d’une tête aux traits de félins.
Dalle décorée d’une tête aux traits de félins.
 ??  ?? Le « Lutteur », oeuvre
maîtresse de la statuaire olmèque.
Le « Lutteur », oeuvre maîtresse de la statuaire olmèque.
 ??  ?? Figure féminine
debout.
Figure féminine debout.
 ??  ?? Ensemble de 16 figurines et 6 haches/stèles miniatures.
Ensemble de 16 figurines et 6 haches/stèles miniatures.
 ??  ?? Vase cylindriqu­e
tripode.
Vase cylindriqu­e tripode.
 ??  ?? Stèle avec personnage­s en
bas relief.
Stèle avec personnage­s en bas relief.
 ??  ?? Figurine creuse en céramique du type
« Baby face ».
Figurine creuse en céramique du type « Baby face ».
 ??  ?? «Les Olmèques et les cultures du golfe du Mexique », jusqu’au 25juillet2­021, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris 7e. Catalogue sous la direction de Cora Falero Ruiz, Skira éditions.
«Les Olmèques et les cultures du golfe du Mexique », jusqu’au 25juillet2­021, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris 7e. Catalogue sous la direction de Cora Falero Ruiz, Skira éditions.

Newspapers in French

Newspapers from France