ASTURIES, LA NATURE POUR HÉRITAGE Carnets de voyage
Les vents du large soufflent un air frais de Bretagne sur les falaises, les caps et les plages, poussent l’air humide au-dessus des forêts, des montagnes, jusqu’aux sommets acérés de la chaîne cantabrique. La valse incessante des lumières dessine ici une autre Espagne, verte, rustique et authentique.
UDesne goutte glisse d’une feuille à l’autre. L’herbe est trempée, les senteurs de terre accrues. Tintement étouffé des cloches.
vaches en ombres chinoises s’impriment sur le gris perlé de l’air. Une brise infime, puis un coup de vent déchirent l’opacité du brouillard matinal. Un espoir bleuté ne cesse de s’élargir. Une dent de calcaire, un autre pic, une falaise viennent de faire leur apparition. Voici Torre l’Osu, Las Colladetas, La Morra, Los Campanarios. Les Picos de Europa se dévoilent. Grandioses, vertigineux, les sommets des Asturies et de la chaîne cantabrique portent haut leur nom. Il leur fut donné par les marins apercevant les toutes premières montagnes du Vieux Continent se détacher à l’horizon. C’est une fameuse barrière qu’une histoire tectonique mouvementée dressa en plein ciel, celle de sédiments marins déposés à l’époque carbonifère, retrouvés juchés à plus de 2 600 mètres. La faute à l’ouverture du golfe de Gascogne qui sépara l’Espagne de la Bretagne, et aux orogenèses de l’ensemble pyrénéo-cantabrique et des Alpes. La faute aussi à la succession des climats, aux glaciations et au travail de l’eau, responsable d’un impressionnant relief karstique. Éclatant pendant de longues minutes, le soleil matinal n’est pourtant pas assez vigoureux pour gagner sa bataille contre l’air océanique. Des Picos, engloutis de nouveau par les nuages, ne subsiste qu’une pyramide élancée et légendaire : Picu Urriellu. En 1904, Pedro José Pidal, marquis de Villaviciosa et le guide local Gregorio Pérez réussissaient la première ascension sans artifice d’un pan de plus de 600 mètres de hauteur d’un seul tenant de cette forteresse, devenue le terrain de jeu des grimpeurs et alpinistes de renom.
COVADONGA, HAUT LIEU DE PÈLERINAGE
La brume asturienne raflée sur la mer Cantabrique toute proche et portée par les vents dominants aime les petits matins. Elle épouse le berceau de la vallée du río Cares. Villages et prairies encore dans l’ombre s’éveillent. Passé le bourg de Panes, la route sinue dans une gorge incroyablement étroite taillée par la rivière Deva, le défilé de la Hermida, contourne l’imposant massif qui sépare l’Espagne humide et l’Espagne sèche. Côté sud, plus de roches ruisselantes, mais des dalles de schiste arides. Plus d’arbres séculaires aux imposantes ramures, mais des landes à bruyère, des genêts, la chaleur et des senteurs méditerranéennes. Une interminable montée en lacet traverse l’austérité minérale des versants sud. Passé le col de Pandetrave, au terme d’une journée à rouler en solitaire, surgit toute la sauvagerie de la chaîne cantabrique. L’autre face des Picos se dresse, plus vertigineuse encore, ses pics calcaires d’un gris métallisé fondus dans le ciel sec et poussiéreux. Cavalcades des isards cantabriques imprimées dans nos jumelles, le palais encore troublé par le fromage cabrales dont la pâte persillée s’affine dans l’obscurité d’antres calcaires, nous descendons des montagnes. Fugitif comme une apparition divine, le soleil darde un rayon sur les flèches de la basilique de Covadonga, haut lieu de culte religieux et de pèlerinage pour les Asturies et l’Espagne. Un peu plus bas, dans une autre grotte, des sources murmurent un pan de l’histoire de la région. C’est là que Pélage et ses troupes, derniers partisans wisigoths réfugiés dans le nord de la péninsule ibérique, acculèrent des combattants de la dynastie musulmane au pouvoir, les Omeyyades. Pris au piège au fond de l’étroite vallée de Covadonga, les soldats périrent écrasés par la chute d’un pan de montagne. Une apparition de la Vierge dans la grotte fut-elle décisive dans la victoire de Pélage pendant la bataille de Covadonga ? Le premier monarque du royaume indépendant fondé cette même année, en 722, fera ériger une chapelle en son honneur. La Reconquista ou reconquête par les royaumes chrétiens des territoires de la péninsule ibérique occupés par les musulmans ne fait que commencer. Elle s’achèvera en 1492 quand le dernier bastion musulman de Grenade tombera aux mains des rois catholiques.
ÉLEVEURS NOMADES ET FINS CAVALIERS
Cheveux emmêlés dansant dans le vent, aussi libres que la crinière de la monture qu’ils chevauchent avec fougue, Juan et Ivan, 13 ans à peine, s’amusent. Pas croisé, espagnol, reculer, galops déchaînés, le tout sur les pentes herbeuses raides et détrempées… Rien n’est impossible aux deux garçons rodés depuis l’âge de 2 ans à monter l’un de ces chevaux aux jambes solides et aux sabots forgés pour les pentes rocailleuses. Adossée à une barrière, Gloria, la mère d’Ivan, s’amuse de notre admiration. Propriétaire du camping situé à l’entrée de la verdoyante vallée del Lago, elle habite avec sa famille le village montagnard et coloré de Somiedo. « C’est grâce aux chevaux que perdure la tradition de l’élevage d’altitude », nous dit-elle. Et que sont restées vivantes les transhumances conduites par les Vaqueiros. Ces éleveurs nomades et fins cavaliers, véritable entité culturelle aux origines celtes, excellent à diriger les troupeaux vers la chaleur des sommets au printemps, puis avant l’hiver à l’abri des vallées. Robe caramel ondoyant sur une musculature puissante, regard sombre et velouté cerclé de clair, de belles asturiennes avancent au milieu de l’alpage et des genêts, juchées sur leurs petits sabots noirs. Ce sont elles, le pilier fondamental de l’économie de la province autonome – un élevage de plus de 400 000 vaches. Introduites dès l’âge du fer comme bêtes de somme, les asturiennes donnent aujourd’hui leur lait et une viande de grande qualité, fondante et juteuse.
Tintement des cloches encore sur un autre versant du Parc naturel de Somiedo ; chant de l’eau dans les cascades et dans les chenaux de pierre que suit le chemin. La pente est ardue, les haltes au milieu des mûriers et des noisetiers nombreuses. Des estives de La Pornacal émerge un toit de chaume, puis deux… Un village tout entier apparaît, digne de celui des irréductibles Gaulois qui peuplèrent notre Gaule ! La Pornacal regroupe à lui seul 33 teitos, massives cabanes de pierre chapeautées d’une coiffe épaisse de
AU PETIT MATIN, LA BRUME ÉPOUSE LE BERCEAU DE LA VALLÉE DU RÍO CARES. VILLAGES ET PRAIRIES ENCORE DANS L’OMBRE S’ÉVEILLENT
genêts à balais. Imperméables à la pluie, insensibles au poids de la neige, ces constructions d’un autre temps, étroitement liées à l’implantation des colonies préromaines, sont régulièrement entretenues et servent encore. Dans l’air pur, dégagé de tout nuage, des vautours fauves tournoient dans les ascendances. Frémissement dans les buissons de nerpruns. Nos jumelles suivent la lisière des prairies d’altitude et de la forêt touffue, dans l’espoir pas si fou que cela d’apercevoir un ours brun. À La Peral, tout au sud du parc, on se presse par dizaines, matin et soir, devant un panorama à couper le souffle, l’oeil vissé sur une longue-vue pour observer l’un de ces plantigrades se gaver de baies. En 2019, 330 ont été dénombrés dans la chaîne cantabrique. Après avoir été implacablement chassé, le cousin de l’ours pyrénéen a frisé l’extinction. Le travail intensif et conjoint du gouvernement, des associations, dont la Fondation Oso Pardo, et des éleveurs, quarante années durant, a prouvé que la cohabitation était possible. Ici, l’ours est passé du statut de nuisible à celui d’emblème patrimonial et d’atout touristique.
TRÉSORS DU PATRIMOINE ARCHITECTURAL POPULAIRE
Il en est ainsi de la relation des hommes et de la nature dans le Parc naturel de Somiedo, comme dans l’ensemble des Asturies : une coexistence harmonieuse entre une nature à l’état brut et des paysages minutieusement jardinés par l’homme. Ce vaste territoire de sommets, de forêts et d’eau a été reconnu par l’Unesco pour concilier protection des écosystèmes et de la diversité biologique avec conservation des formes traditionnelles d’exploitation durable des ressources. Sept réserves de biosphère ont été établies, dont six sur les montagnes : Picos de Europa ; Ponga ; Redes ; Las Ubiñas-La Mesa ; Somiedo ; Fuentes del Narcea, Degaña et Ibias. Elles favorisent le maintien du grand tétras, des isards, des loutres, des vautours, des ours et le retour du gypaète barbu. Elles protègent aussi un paysage agricole tout en nuances, une polyculture colorée, où les forêts de feuillus se fondent dans le bocage verdoyant dont les haies de noisetiers, sorbiers et aubépines abritent des parcelles lilliputiennes de maïs, blé, épeautre si bien adapté au climat océanique. Elles aident à la conservation et la mise en valeur d’un autre attrait touristique : le patrimoine architectural populaire.
Établis dès le IIIe siècle avant J.-C., les Celtes des Asturies marquèrent les premiers le paysage de leurs castros, enceintes fortifiées le plus souvent circulaires. Les Romains y ont cherché de l’or, bâti des villas et des ponts, comme l’arche épurée qui enjambe la Sella à Cangas de Onís. Le Moyen Âge ne fut pas avare ; la maîtrise architecturale des églises préromanes – beaucoup sont inscrites au patrimoine mondial de l’Unesco –, leurs sculptures et peintures révèlent la participation du royaume des Asturies à l’avant-garde culturelle européenne entre le VIIIe et le Xe siècle. Mais l’élément le plus visible, le plus attachant reste les hórreos. Ces drôles de greniers posés sur des supports plats, le plus souvent d’anciennes meules, pour en interdire l’accès aux rongeurs, et juchés sur quatre ou six solides pieds de pierre, sont partout – jusqu’à des centaines dans certains villages ! Ils ne servent plus guère à protéger de l’humidité les céréales, les pommes et des fabas, les fameux haricots blancs des Asturies. Restaurés ou patinés par le temps et les intempéries, ils restent un élément fort du paysage et identitaire de l’Espagne septentrionale. La province en compterait près de 20 000. Quant aux innombrables villages accrochés aux flancs raides des montagnes, chacun a sa rivière, dit-on ici. L’eau sourd par tous les pores de la terre asturienne, cavale le long des montagnes, déboule dans la mer Cantabrique en forçant les falaises, pour s’étaler dans un lacis de bancs de sable et de bien jolies plages.
LE LITTORAL ASTURIEN, UN DÉCOR GRANDIOSE
Flammèches violines sur une laisse d’eau sombre, la lumière résiste à l’avancée de la nuit. Des strates de calcaire aiguisées comme des couteaux se dressent au milieu de la baie. La marée descendante dévoile un tapis de lames minérales veinées de quartz et d’ardoise où se sont fixées balanes et algues chevelues. Le décor est grandiose. Nous resterons longtemps à écouter dans la nuit le ressac blanc d’écume brasser la plage de galets luisants et polis. Gueirua est l’une des 200 plages échelonnées sur les 400 kilomètres du littoral asturien et l’un de ses nombreux « paysages protégés ». Il y en a pour tous les goûts. Les plus longs cordons de sable fin s’alignent sur la côte orientale. À la Griega, ceux du jurassique supérieur, il y a 154 millions d’années, se souviennent du passage des dinosaures. Sauropodes et théropodes ont laissé des empreintes d’une étonnante fraîcheur. Les criques secrètes de sable ou de galets se cachent au pied des imposantes falaises.
À Frexulfe, Penarronda, Anguileiro, silhouettes longilignes et dansantes sur le crépuscule, les surfeurs domptent les rouleaux de l’Atlantique. Gulpiyuri, elle, tourne le dos à la mer. C’est une minuscule plage intérieure nichée au fond d’un effondrement karstique que les vagues viennent rejoindre en se faufilant par un dédale de grottes. Tandis que l’on honore la gaïta, la cornemuse locale, à Candás, les Asturies, la Galice, sa province voisine, l’Irlande et les Bretons mêlent leurs âmes celtes au Festival d’Avilés et dansent jusqu’à la nuit. Voir, à l’aube, les bateaux revenir décharger leurs cales pleines de sardines, de lottes, de homards et d’oursins, entendre les quais résonner de la criée et des ventes aux enchères, rappelle l’importance de la pêche traditionnelle dans les ports colorés suspendus aux falaises. Dans ces villages, d’élégants palmiers plantés en signe d’opulence à côté de palais hauts en couleur racontent le départ d’enfants du pays partis chercher fortune en Amérique du Sud, à Cuba ou au Mexique. Revenus les poches pleines, ces « Indianos » ont construit des villas grandioses, excentriques parfois, à la hauteur de leur nouveau rang. Dans les vergers, sur les prairies coupées à ras des falaises, l’odeur suave des pommes mûrissantes accompagne le pèlerin en route pour Saint-Jacques-de-Compostelle. Dans les montagnes, pétales mauves sous le pis des vaches, les colchiques ont commencé à fleurir : c’est la fin de l’été. ■
NOS JUMELLES SUIVENT LA LISIÈRE DES PRAIRIES D’ALTITUDE ET DE LA FORÊT TOUFFUE DANS L’ESPOIR D’APERCEVOIR UN OURS BRUN