Le Figaro Magazine

DERNIÈRE NOUVELLE Marc Dugain

Chaque semaine, “Le Figaro Magazine” publie une nouvelle inédite d’un écrivain

- Par Marc Dugain *

C’est aujourd’hui le vingtième anniversai­re de l’abolition du vote pour le président des États-Unis. Je ne sais pas si vous vous souvenez de 2020, la dernière fois qu’une élection pour la magistratu­re suprême a eu lieu. C’était un bazar effroyable, indécent. Trump avait esquissé une sorte de coup d’État en refusant de se plier au résultat du scrutin. Il avait profité de ses soutiens à la Cour suprême pour contester le vote et provoquer son invalidati­on. Jamais l’Amérique n’avait été aussi proche de la guerre civile. Des coups d’État, on en avait déjà connu quand ils avaient assassiné JFK en 1963 puis son frère Robert en 1968, mais là, tout s’était passé au grand jour, inexorable­ment.

Mais il y a toujours du génie chez l’homme. Les principaux dirigeants des géants du numérique, ceux qu’on appelle les big data, ont imposé que ce cirque indigent prenne fin et avec lui la démocratie représenta­tive complèteme­nt pervertie par des bouffons venus de la télé-réalité. Ils ont menacé de bloquer l’économie mondiale, plus de communicat­ion, plus d’internet, plus rien, si on n’en finissait pas avec ce système politique obsolète. Et l’incroyable s’est produit, tout le monde a plié, sinon sans numérique, c’était la fin de tout, et souvenez-vous, on était déjà drôlement affaiblis par l’histoire de la Covid, ce virus venu de Chine qui, en quelques semaines, avait balayé tous nos rêves de croissance.

Alors, il s’est passé ce qui était prévisible depuis l’apparition du numérique : la disparitio­n pure et simple des intermédia­ires, ces gens qui sont grassement payés pour s’interposer entre votre volonté et les décisions qui sont prises. On est passé à la démocratie on line. Chacun s’est vu attribuer un code et le droit de voter depuis son portable sur tous les sujets proposés par des algorithme­s. « Voulez-vous plus de protection sociale pour les défavorisé­s ? » À question simple, réponse simple. Vous avez une semaine pour lire la synthèse d’informatio­ns sur le sujet fournie par Wikipédia et voter d’un clic. Ensuite, résultat immédiat. C’est un système de votation en continu. Bien sûr, on essaye de vous influencer par des publicités ou des spots sur les réseaux sociaux, mais, au final, on parvient à se faire une opinion. Une semaine après la question, vous avez la réponse et personne n’a essayé de vous trahir pendant ce temps-là. C’est ce qu’on appelle la démocratie directe, le stade ultime de la démocratie.

Le pendant regrettabl­e de la démocratie qu’on a vécue depuis les débuts de ce système politique, c’est le manque de confiance dans la capacité du citoyen à cerner un problème ; du coup, on l’a chapeautée avec des représenta­nts souvent incompéten­ts corrompus ou farfelus. Beaucoup de décisions résultaien­t d’arrangemen­ts honteux pris dans notre dos entre personnes venues d’un même milieu ayant bénéficié de la même éducation, sortis des mêmes prestigieu­ses université­s. Le numérique, sa grande qualité, c’est d’avoir réduit la part de l’aléatoire par la collecte des données. Fini les sondages, cette escroqueri­e faisant croire qu’on s’était exprimé. Avec le système de surveillan­ce généralisé, de collecte intégrale des données, on sait tout sur vous avant même que vous ne l’ayez exprimé. D’ailleurs, on commence à parler de supprimer le vote direct. Pourquoi demander aux gens de voter alors qu’on sait ce qu’ils pensent à partir de ce qu’ils disent à longueur de journée ? Il est évident que si vous êtes végan, vous êtes écolo et que vous allez être contre la fracture hydrauliqu­e. De même, si vous consultez régulièrem­ent des pubs sur les armes Smith et Wesson, c’est que si vous n’êtes pas affilié à la NRA, a minima vous êtes sympathisa­nt, donc vous ne voterez jamais contre la détention des armes à feu.

Bien sûr, les analyses qui permettent de cerner votre opinion sont beaucoup plus subtiles que cela et de toute façon, comme toutes vos conversati­ons sont écoutées, vos mails lus, ils savent tout sur vous et c’est finalement rassurant de se dire qu’ils nous connaissen­t peut-être mieux qu’on se connaît nous-mêmes. On va bientôt voter pour supprimer le vote, un système obsolète maintenant et selon les big data, la suppressio­n sera validée à 84,3 % en s’autorisant une marge de plus ou moins 0,01 %, ce qui prouve à quel point ils nous connaissen­t intimement. Aujourd’hui, ils ont encore besoin des données collectées à partir de toutes nos formes d’expression pour nous cerner, mais il paraît que demain ce sera fini, ils liront dans nos pensées.

Le génie humain est sans limites.

* Dernier livre paru : Transparen­ce (Gallimard).

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