Le Figaro Magazine

VENISE PROMENADES D’UN LECTEUR SOLITAIRE

- Par Adrien Gombeaud (texte) et Éric Martin pour Le Figaro Magazine (photos)

En quelques mois, à l’étrange faveur d’un drame sanitaire, Venise, vidée de ses touristes, a retrouvé l’éclat de son mythe. Et si, contre toute attente, il était temps de revenir à la cité des Doges ? Sans la visiter vraiment, juste pour le plaisir d’y lire des livres au bord des canaux ou sur la plage du Lido.

ON NE PERCEVAIT QUE LE BRUIT DES RAMES ET LE CLAPOTIS DES VAGUES…

Au premier voyage, on voulait tout voir. Au deuxième, on flânait sans but de la gare à la lagune, d’une rive à l’autre du Grand Canal. Enfin, plus tard, vint le temps de n’y rien faire du tout. De s’asseoir à une terrasse, de louer une chambre avec vue, d’y passer la journée à compter les bateaux avant d’aller, au débotté, se baigner au Lido.

Ces petits riens, Venise nous en a longtemps privé, tant elle se laissait submerger par les visiteurs. Venise, la vraie, n’existait qu’aux premières heures du jour, dans les souvenirs des uns, l’imaginaire des autres. Or, depuis quelques mois, par la violence d’un virus, renaît une ville d’autrefois. De nouveau, on peut prendre le train de nuit, s’endormir et s’éveiller làbas. À ceux qui vous demandent « Pourquoi, encore Venise ? » répondez tout simplement que vous êtes venu lire.

Car Venise est une ville de lecteurs autant que d’écrivains. Dans ses Venises, Paul Morand constatait : « Les canaux sont noirs comme l’encre ; c’est l’encre de Jean-Jacques, de Chateaubri­and, de Barrès, de Proust ; y tremper sa plume est plus qu’un devoir de Français, un devoir tout court. » Selon le flâneur, le coeur de la cité bat moins piazza San Marco que calle lunga Santa Maria Formosa, dans les fascinants arcanes de la librairie Acqua Alta. Dans l’arrière-cour, un étrange escalier de livres empilés offre une vue originale sur les canaux. À l’intérieur, les bouquins s’entassent pêlemêle dans des baignoires, des barques, des kayaks ou des gondoles. En principe, si l’eau monte, ils s’en trouvent protégés et Luigi Frizzo, timonier du magasin, triomphe tel un Noé vénitien. Hélas, l’hiver dernier, la marée n’a épargné ni les classiques ni les nouveautés. Comme Venise, Acqua Alta est toujours là. Comme Venise, elle cache ses secrets dans son chaos. Ainsi, puisque nous sommes dans la ville de Casanova, Luigi a concocté dans un coin de sa librairie un rayon érotique assez fourni.

L’OBSCURITÉ EMBAUMÉE

Il existe une Venise grouillant­e, commerçant­e, carnavales­que. La Venise des toiles de Canaletto que l’on expose au palais Rezzonico, sous des plafonds de Tiepolo. Cette ville n’existe pas actuelleme­nt. En cherchant un endroit pour lire à Venise, on traversera des paysages qui ressemblen­t à la ville que saisit Monet en 1908, regrettant dans sa barbe d’y être venu si tard. Monet peint une Venise sensuelle, comme prise dans les reflets d’un collier de perles. Le maître est descendu au Grand Hotel Britannia, qui deviendra le St. Regis Venice (dans son Art Bar, on trouve aujourd’hui des oeuvres de Banksy, Koons ou Kusama). Auparavant, il avait passé quinze jours au palais Barbaro, sur le Grand Canal. Dans ces mêmes murs, quelques années plus tôt, Henry James avait écrit Les Papiers de Jeffrey Aspern. Par ses phrases serpentine­s, l’Américain croquait une ville envoûtante et désertique : « J’avais doucement flotté jusqu’à la maison, porté par ma gondole en écoutant les éclabousse­ments espacés des rames dans les étroits canaux sombres et, maintenant, la seule idée qui me possédait était qu’il serait bon de s’étendre tout de son long, dans l’obscurité embaumée, sur un banc du jardin. »

LE SILENCE DE L’EAU

Henry James reproduit là ce son particulie­r, presque oublié dans le tohu-bohu touristiqu­e : le silence de l’eau. Ce silence, épais, fascinant, que décrit également Thomas Mann dans La Mort à Venise : « On ne percevait que le bruit des rames retombant en cadence et le clapotis des vagues fendues par l’avant de la barque qui se dressait au-dessus de l’eau, noir, raide et taillé en hallebarde à son extrême pointe – et pourtant autre chose encore se faisait entendre, une voix mystérieus­e… c’était le gondolier qui murmurait, parlait tout seul entre ses dents, à mots entrecoupé­s, entre deux coups de rame. » Thomas Mann écrit sa nouvelle à l’endroit même où elle se déroule, au grand Hôtel des Bains, sur l’île du Lido. Rempart de la ville contre les assauts de l’Adriatique, le Lido était, au XIXe siècle, une cité d’artistes et d’intellectu­els. Si les paparazzis avaient existé, ils y auraient surpris Goethe, Byron, Wagner ou Freud en maillot de bain. En semaine, passé la fin du festival de cinéma, plus grand monde ne vient se baigner. Débarrassé des débardeurs fluo, le Lido redevient un endroit parfait pour lire à Venise. On y sent entre les pages ce souffle marin, cet air salé mêlé de sirocco. En prêtant l’oreille, si l’on se souvient des couleurs sépia de l’adaptation de Visconti, on entendra les cris lointains d’un vendeur de fraises, l’écho tragique d’une symphonie de Mahler. La Mort à Venise décrit un écrivain vieillissa­nt terrassé par la beauté diaphane d’un adolescent. Tadzio, c’est son nom, pourrait aussi bien être l’incarnatio­n de la Sérénissim­e elle-même. Voir Venise… et mourir. Cette Venise est malade, pourfendue par une épidémie. Voilà qui la rapproche de celle de 2020, envenimée comme toutes les villes, par la Covid-19, un virus il est vrai nettement moins virulent que le choléra.

Venise en a vu d’autres et sa géographie garde les cicatrices des maladies qu’elle a affrontées. Au Lido, on n’est qu’à quelques encablures de Lazzaretto Nuovo, Lazzaretto Vecchio et Poveglia. Trois îles oubliées, comme des points de suspension sur la lagune… Si Lazzaretto Nuovo est accessible par vaporetto, visiter ses voisines constitue, en soi, une petite aventure. Il faudra vous renseigner, trouver votre passeur. Ce Charon vous accostera dans ces anciens lieux de quarantain­e du temps de la grande peste. Il vous ouvrira les portes d’un autre monde, de lazarets en bâtiments oubliés des hommes et reconquis par la nature. Poveglia accueillit aussi, dans les années 1920, un asile psychiatri­que. De vieux Vénitiens racontent que les patients y voyaient des fantômes pestiférés. Aujourd’hui, on ne fait qu’y passer, en y croisant parfois des chasseurs de phénomènes paranormau­x. Ce n’est pas un bon endroit pour lire, à part peut-être l’inquiétant­e nouvelle de Daphné Du Maurier Ne regarde pas tout de suite, qu’adaptera Nicolas Roeg avec Donald Sutherland et Julie Christie (Don’t Look Now). Venise en hiver, un manteau rouge, le spectre d’une fillette. Venise séduisante à midi, hantée à minuit «… durant la journée, avec le reflet du soleil sur l’eau et les balcons aux

UN PORT OÙ CHAQUE PORTE S’OUVRE SUR UNE NOUVELLE HISTOIRE

fenêtres ouvertes, un canari chantait dans une cage, on avait là une impression de chaude sécurité. Maintenant, mal éclairé, avec les fenêtres closes, l’eau obscure, le tableau était totalement différent, respirant la pauvreté et l’abandon, cependant que les longues embarcatio­ns étroites attachées près des marches glissantes faisaient penser à des cercueils ».

FABLE DE VENISE

Ville de bruine, de brumes et de reflets, Venise brouille la frontière entre le réel et l’imaginaire. À la nuit tombée, il suffit de se choisir pour guide un chat de gouttière et d’avancer le long de l’eau. On croit alors visiter à la bougie les galeries d’un musée clandestin. Dans la librairie de Luigi, Corto Maltese n’est jamais loin car son créateur, Hugo Pratt, était un vrai Vénitien. Une grande part de son album Fable de Venise se déroule dans des nuits de fusain, à la lueur de lunes voilées de nuées noires. Pratt découpe la silhouette de son héros sur les ponts, étire longuement son ombre sous les dômes et les clochers. Le dessinateu­r sait que sa ville est une tapisserie d’énigmes, un canevas de sociétés secrètes à infiltrer, de codes à décrypter. Un port, où chaque porte s’ouvre sur une nouvelle histoire, un nouveau secret.

Voici, par exemple, la Ca’ Dario, l’un des palais les plus intrigants de la cité des Doges. Inachevé, curieuseme­nt asymétriqu­e, Monet aima le peindre, Woody Allen envisagea de l’acheter avant de s’apercevoir que sa devise annonce en anagramme : « Celui qui habitera ces lieux ira à sa ruine. » On dit la Ca’ Dario maudite, avec sa drôle de façade qui flageole, si proche de sombrer dans les canaux. Gabriele D’Annunzio la décrivait « inclinée comme une courtisane décrépite sous la pompe de ses bijoux ». Derrière s’ouvre le Campiello Barbaro. À cette heure-ci, le magasin d’antiquités de Claudia Canestrell­i est fermé. Plus loin, une plaque de marbre rappelle le séjour de l’auteur des Récits vénitiens, membre de l’Académie française, vedette des lettres du début du XXe siècle : « In questa casa antica dei Dario, Henri de Régnier, poeta di Francia, veneziamen­te visse e scrisse – anni 1899 e 1901. » Quatre vers en prélude à cet hommage : «… Car sinueuse et délicate / Comme l’oeuvre de ses fuseaux / Venise ressemble à l’agathe / Avec ses veines de canaux… » Le graveur a ajouté un « h » qui transforme le nom de la pierre en prénom féminin. Une maladresse ? À moins que le « poeta di Francia » ait connu une Agathe semi-précieuse dans les nuits de Venise… On n’entend plus que la fontaine. Au centre du Campiello Barbaro se dressent trois acacias sur une petite étendue verte. On songe à Shakespear­e, au Marchand de Venise : « Que la clarté de la lune dort doucement sur ce banc de gazon ! » Deux marches descendent vers le canal. C’est un bel endroit pour lire. ■

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La Ca’ Dario, palais maudit et fascinant.

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