Le Figaro Magazine

CHÂTEAU LAGRANGE, UNE HISTOIRE FRANCO-NIPPONNE À SUCCÈS

Depuis le début des années 1980, une famille japonaise hisse ce domaine phare de Saint-Julien au plus haut niveau.

- Par Stéphane Reynaud

Les arbres en guise de cadre, l’étang avec ses oies sauvages, la chartreuse et sa tour posée tout au fond. L’arrivée au château Lagrange est une plongée dans un tableau de paysage de Fragonard. Mais le conservate­ur de ce décor du XVIIIe siècle ne porte ni perruque poudrée ni habits en drap d’argent. La famille Saji, à la tête du groupe japonais Suntory, acquiert la propriété, la plus vaste de l’appellatio­n Saint-Julien – 142 hectares pour 118 hectares de vignes –, en 1983 pour 65 millions de francs. Ce qui semble peu aujourd’hui. À l’époque, certains Médocains s’émeuvent de l’arrivée de ces Extrême-Orientaux sur leurs terres. Le choix des Saji ne doit pourtant rien au hasard. La famille, très impliquée dans le monde de la bière et des spiritueux, a aussi des accointanc­es avec Bacchus. Le patriarche, un vrai fan de Bordeaux, était un importateu­r de vins, il en produisait même dans l’Archipel. Les nouveaux arrivants vont derechef investir plus de trois fois le prix d’achat dans la remise en état des lieux, conçus à l’origine comme un vrai petit village, avec sa chapelle, son hôpital, ses ateliers d’artisans. Auraient-ils pu se dispenser de ces dépenses ? Rien de moins sûr. Quand les Saji signent leur acte d’achat, la propriété est en mauvais état, mal entretenue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1950, un incendie a abîmé une partie du château. Les 20 000 mètres de toiture sont refaits à neuf. Au fil des ans, les différents corps de bâtiments sont restaurés dans un respect strict des plans d’origine. En 1985 et 1986, 30 hectares de vigne sont replantés avec une majorité de cabernet sauvignon.

LA CHASSE AU DIOXYDE DE CARBONE EST OUVERTE

Un choix qui paraît évident aujourd’hui, dans un contexte de réchauffem­ent climatique. Antérieure­ment, le cépage avait parfois du mal à mûrir. Aujourd’hui, la propriété est certifiée Terra Vitis depuis 2005 et elle n’a pas attendu que ce soit la mode pour faire la chasse aux

émissions de dioxyde de carbone. En revanche, les 10 hectares dédiés à des tests de biodynamie ne donnent pas encore satisfacti­on au directeur, l’ingénieur oenologue Matthieu Bordes. Et puis l’outil technique est repensé, le château se dote d’une centaine de cuves correspond­ant au nombre de parcelles identifiée­s sur le domaine. Trois chais de dimension pharaoniqu­e de 110 mètres de long et 11 mètres de large sont installés.

OBNUBILÉ PAR LA QUALITÉ DES VINS

« Aujourd’hui, la règle imposée par les propriétai­res est de faire le meilleur vin possible, explique Matthieu Bordes. Sachant que la plupart des domaines disposent de bons terroirs, la différence de qualité du vin se joue sur la date de la récolte et sur les choix des vins dans les assemblage­s. Quand beaucoup de propriétés affectent 60 à 70 % de leurs jus au premier vin, nous nous limitons à 30 %. Cela change tout. » L’entreprise, dont le chiffre d’affaires oscille autour de 9 millions d’euros, peut être un peu moins rentable, mais cela compte peu pour un groupe obnubilé par la qualité de son vin, et qui pèse 22 milliards. Jusqu’au milieu des années 1980, Château Lagrange comme Château Branaire-Ducru passent pour les vilains petits canards de l’appellatio­n Saint-Julien. Mais les choses vont changer. L’équipe actuelle ne cesse d’organiser des dégustatio­ns pour évaluer la qualité de ses vins, les progrès accomplis. Pour cela, elle s’est même dotée d’une jolie cave avec des échantillo­ns de ce qui se fait de mieux à Bordeaux et ailleurs. De quoi challenger

ses propres vins, à l’aveugle de préférence. Les soirées de dégustatio­n organisées par Matthieu Bordes sont désormais très courues.

En termes de volume, Les Fiefs de Lagrange, le second vin du château, une cuvée très accessible à boire au bout de trois ou quatre ans et pendant une vingtaine d’années, constituen­t la production principale. Le 2019 est très réussi, parfaiteme­nt équilibré, plein de fraîcheur.

LE POIDS DU PASSÉ

Quant aux premiers vins, souvent dominés par les notes de tabac, de cassis, agrémentés de pointes de cannelle et de poivre, ils se montrent pleins, ronds, soyeux, tout en conservant une belle fraîcheur. Il serait dommage de ne pas se laisser tenter par une remontée dans le temps. 2010 marque un millésime important, aux arômes de réglisse et cassis, une bombe de fraîcheur qui semble plus jeune qu’il ne l’est, et mérite donc de patienter encore quelques années en cave.

Le 2005, quant à lui, peut apparaître comme un modèle du passé, avec ses 46 % de merlot. La dégustatio­n d’un 1995 se révèle plus réjouissan­te pour qui aime les arômes de tabac. La touche mentholée du 1986 est elle aussi fort séduisante. L’équipe réalise aussi un blanc, Les arums de Lagrange. Il semble que le marché en soit friand. Le monde du vin vit au rythme des saisons, le temps y est long. Et les réputation­s liées aux domaines sont aussi bien collées que les étiquettes sur les bouteilles. Longtemps, Château Lagrange fut montré du doigt comme le château qui vendait en grande quantité son deuxième vin, Les Fiefs de Lagrange, lors des foires aux vins. Et peu importe que la qualité des jus ait évolué, en bien, d’année en année. Encore aujourd’hui, quand vient le moment d’apprécier, plus d’un critique se laisse influencer par les notes parfois faibles attribuées aux précédents millésimes. L’homme démontre parfois de grandes capacités à ne pas accepter ce qu’il ressent.

LE TEPPANYAKI DU MÉDOC

Sans bruit ni coup d’éclat, tout a fini par changer à château Lagrange. Le domaine accueille aujourd’hui 7 000 visiteurs par an, les notes des critiques sont à la hausse. Mais le plant de vigne d’un seul tenant tout autour du château est resté le même depuis 1855. Ce qui est rare. Et la famille, pourtant forte d’un réseau de distributi­on mondial, travaille exclusivem­ent avec le négoce de Bordeaux. Au bout de toutes ces années, la famille Saji s’est offert une salle de restaurant teppanyaki, dans l’orangerie du château. Le chef Taichi Sato, à demeure, en a fait un haut lieu de la gastronomi­e. On y déguste tempuras, owans, sashimis et autres merveilles de la gastronomi­e nipponne. La salade de figues et de petits fruits rouges s’entend à merveille avec le blanc du domaine, lui-même marqué par les agrumes – pamplemous­se, ananas. L’entrecôte de boeuf maturée et cuite au charbon de bois s’entend à merveille avec le 2015. Comme la glace au miel d’acacia saupoudrée de matcha. La démonstrat­ion salivante d’un mariage réussi. ■

Le domaine accueille aujourd’hui 7 000 visiteurs par an.

Les notes des vins sont à la hausse.

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Château Lagrange possède 118 hectares de vignes.
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Matthieu Bordes, directeur général.

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