L’ÉLECTROCHOC
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La décapitation d’un professeur d’histoire par un islamiste d’origine tchétchène a provoqué une vague nationale d’émotion, d’indignation et de colère. Les chefs d’établissement et le corps enseignant se décideront-ils à résister enfin frontalement aux pressions communautaires, aux intimidations et aux menaces ?
Samuel Paty est mort décapité. En lui séparant la tête du corps, son assassin a, sans le savoir, réveillé le souvenir funeste d’une lointaine époque où régnait la Terreur. Ces temps révolutionnaires étaient bien plus troublés et violents qu’aujourd’hui. Mais l’horreur de cette décapitation d’un professeur d’histoire respecté, en pleine paix civile, touche au coeur d’une longue mémoire historique. Depuis 2012, on a vu les islamistes s’en prendre aux juifs, aux journalistes, aux anonymes dans les cafés et les salles de concert, à un prêtre. Et voici, nouveau supplice, la décapitation ô combien symbolique d’un professeur.
En avril 2012, un enseignant exerçant dans l’école confessionnelle juive de Toulouse avait été tué parce qu’il était juif. Cette fois-ci, le professeur a été tué parce qu’il était professeur. Cette décapitation sera-t-elle le signe d’un tournant ? Les parents d’élèves de confession musulmane cesseront-ils d’interférer dans la vie des établissements scolaires ? Le corps enseignant lui-même va-t-il se sentir plus soutenu, plus convaincu de ce qu’il ne peut pas accepter ? Peut-être. Mais il faut aider ces passeurs du savoir à redevenir des « hussards » prêts à reconquérir ces « territoires perdus de la République ». C’est à l’ensemble de la collectivité nationale de leur redonner le goût de cette vocation. Ils ne portent plus l’uniforme noir des premiers temps, certes. Mais peu importe l’habit, cette fois.
“Nous avons trop vu nos représentants baisser les yeux. Ils préféraient dénoncer la montée de l’extrême droite”
“PAS DE VAGUES”
Hélas, le procès des attentats contre Charlie Hebdo, qui se déroule en ce moment, montre qu’on est encore loin d’une union sacrée derrière les « valeurs de la République ». Le poison fondamentaliste a continué de couler lentement dans les marges d’une société française en plein doute sur elle-même. Ce Tchétchène de 18 ans à qui la justice avait accordé le statut de réfugié a été l’instrument d’un « séparatisme » islamiste diffus et endogène. Car huit ans d’attentats n’ont pas créé d’électrochocs. Il paraissait plus réaliste à de nombreux proviseurs ou professeurs de choisir l’accommodement avec les minorités vindicatives plutôt que le face-à-face musclé. Ce n’était pas seulement une question de rapport de force avec des communautés locales très organisées, mais aussi d’idéologie mal comprise de la tolérance, d’un éloge candide ou pervers, selon les cas, de la diversité. En 2015, le recteur de l’académie de Strasbourg, Jean-Jacques Gougeon, a suspendu un professeur pour avoir montré les caricatures de Mahomet à ses élèves aux lendemains de la tuerie. Intimidés ou désireux de ne pas provoquer de réactions intempestives, de nombreux professeurs préfèrent éluder les sujets qui fâchent. En 2018, un sondage de l’Ifop révélait que 37 % des professeurs préfèrent s’autocensurer.
Céline Pina, auteur du livre Silence coupable (Kero) et ancienne élue municipale socialiste, nous dit « avoir trop vu nos représentants refuser de nommer les choses, baisser les yeux, préférant dénoncer le danger d’une montée de l’extrême droite ». Elle a assisté aux pressions d’une communauté musulmane qui rejetait les kouffars (infidèles) dans l’école de
son fils. Mais elle souligne que ces pressions sont résistibles : « J’ai aussi constaté que lorsqu’on affirmait les principes, cela commençait par créer un peu de désordre et des protestations, mais, finalement, les choses rentraient dans l’ordre », dit-elle. Enfin, Fatiha Agag-Boudjahlat (en une du Figaro Magazine la semaine dernière) a rappelé dans un tweet que « les exigences communautaires » ne cessent de tyranniser l’école chaque fois que « les parents d’élèves déposent des certificats d’allergie au chlore pour dispenser les filles de piscine », quand ils exigent « des menus confessionnels » ou qu’ils contestent « les cours de science sur l’évolution ». Le plus souvent, les proviseurs temporisent. On ne veut pas « faire de vagues ». Cela aboutit à d’immenses confusions.
Au début de l’année, la polémique autour de la lycéenne Mila en a été la triste illustration. Parce qu’elle a insulté l’islam dans une vidéo d’adolescente en colère, les menaces de mort ont déferlé sur les réseaux sociaux. Il a fallu la changer d’école. Les plus hautes autorités morales du pays, en l’occurrence la ministre de la Justice, ont, avant de se ressaisir, commencé par inviter Mila à apprendre « le respect des croyances ». Il aura finalement fallu que le parquet corrige sa ministre, après avoir lui aussi hésité, et reconnaisse que les propos de la jeune fille respectaient son droit à la liberté d’expression. « L’objectif de la paix sociale à court terme prépare les conflits de demain », conclut Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, mais aussi celui de Mila.
L’ÉCOLE EN PREMIÈRE LIGNE
Le combat moral et intellectuel ne fait donc que recommencer. Il doit détruire l’idée que l’invocation sempiternelle de « la tolérance et du respect de l’autre » justifie la disparition de la satire et de l’esprit critique. Il faut sans cesse rappeler que la République s’est construite avec la loi de 1881, fille de Voltaire et de Beaumarchais. Elle fit de la France le premier pays européen à avoir renoncé explicitement à toute condamnation du blasphème ou de tout propos ou discours portant atteinte au dogme, qu’il soit religieux ou politique.
L’expression publique des opinions, y compris les plus hasardeuses, périlleuses ou fâcheuses, ne pouvait que consolider à terme les positions modérées. Depuis 1972 et la loi Pleven, cette liberté du verbe batailleur et transgressif a été très encadrée. Reconnaissons que cette confiance dans les pouvoirs de la liberté d’expression à l’heure des réseaux sociaux devenait plus périlleuse. Aujourd’hui, ce sont les musulmans républicains qui doivent aussi monter en première ligne. Il n’est besoin que d’écouter cette majorité silencieuse qui a depuis longtemps adopté la pratique d’un « islam intérieur ». Cette expression est celle de Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes de l’Éducation nationale, nommée par Jean-Michel Blanquer. Cette fille d’ouvrier marocain est devenue professeur agrégée de philosophie. Et elle défend bien sûr le professeur d’histoire qui choisissait d’illustrer son cours sur la liberté d’expression avec une caricature de Charlie Hebdo. « La liberté pédagogique ne peut souffrir d’aucun compromis. Le choix des moyens d’enseigner appartient au professeur. Socrate n’a jamais hésité à utiliser des paradoxes qui choquaient pour susciter une réflexion », rappelle-t-elle.
REFUSER LE SÉPARATISME MUSULMAN
Souâd Ayada fait partie des 75 % des six millions de musulmans en France qui ont adapté leur pratique de l’islam aux lois de la République. Selon Hakim El Karoui, auteur d’un rapport sur l’islam publié il y a quelques années par l’Institut Montaigne, la proportion des musulmans ultraconservateurs est de 25 %. « Ce sont ceux qui n’adhèrent pas à la République, souvent de manière passive, mais certains de manière beaucoup plus agressive. Les quartiers populaires n’ont plus ni Église ni Parti communiste. Il y a donc une place à prendre, et elle l’est par les salafistes et les frères musulmans », résume-t-il. Refuser le séparatisme musulman commence dans les écoles de la République. C’est la rude mission des hussards d’aujourd’hui. Et c’est ce que faisait Samuel Paty. En hussard, justement. ■