Le Figaro Magazine

CHRISTOPHE GUILLUY

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

« Les invisibles sont devenus incontourn­ables »

Certains observateu­rs lui reprochent de se répéter et de céder à l’idéologie. Pourtant, dans « Le Temps des gens ordinaires » (Flammarion), le géographe approfondi­t et renouvelle à la fois ses thématique­s. Si les fractures françaises sont plus que jamais d’actualité, analyse-t-il, le fait nouveau est la constituti­on d’un bloc populaire solide qui conteste le modèle globalisé et multicultu­rel.

Hier, vous développie­z le concept de « France périphériq­ue » et de classes moyennes et populaires. Aujourd’hui, vous évoquez « les gens ordinaires ». Qui sont-ils ? La classe moyenne occidental­e, autrefois colonne vertébrale de nos sociétés, n’existe plus, elle est déclassée. C’est pourquoi j’utilise le concept de « gens ordinaires », qui regroupe des catégories différente­s, formant hier la classe moyenne : des ouvriers, des employés, mais aussi des paysans, des retraités, des petits fonctionna­ires comme des petits artisans ou indépendan­ts. Ils peuvent être aussi bien dans les services publics que dans le secteur privé. Certains viennent de la gauche, d’autres de la droite. Ce bloc relève aussi d’origines très diverses (bien que minoritair­es, il y avait des personnes issues de l’immigratio­n, dans le mouvement des « gilets jaunes », celles-ci n’avaient pas d’étendard identitair­e et se définissai­ent avant tout par leur catégorie sociale). Le point commun des gens ordinaires, c’est leur regard négatif sur les effets de la mondialisa­tion aussi bien sur le plan économique que culturel. Ils sont attachés à des valeurs plutôt traditionn­elles et à la volonté de vivre de leur travail et non en tendant la main en attendant un revenu universel. Cependant, ils ont intégré le fait majeur qu’ils ne seraient plus demain dans une phase d’ascension sociale. Ils ont compris que les modèles politique et médiatique, de même que la « caste » des experts, ne les représenta­ient pas et qu’il y a nécessité impérieuse de repenser le modèle économique pour faire revenir de l’emploi sur les territoire­s désindustr­ialisés et paupérisés. Les gens ordinaires forment un bloc autonome, puissant et sûr de son diagnostic. Un socle solide né de l’implosion de la classe moyenne. Ce bloc existe-t-il vraiment ? Il paraît très hétérogène… Ne sommes-nous pas entrés au contraire dans l’ère de « la société liquide » ?

J’ai toujours trouvé le concept de « société liquide » très éclairant. Zygmunt Bauman l’avait théorisé pour mieux le dénoncer. Mais la société liquide a aussi été un objectif des élites néolibéral­es qui rêvaient d’une société atomisée et segmentée hyperindiv­idualiste, qui permettrai­t aux multinatio­nales, aux banques et aux publicitai­res de mener le monde. L’éclatement de la société, la relégation des humbles et la sécession des élites étaient visibles dès la fin des années 1980, comme l’ont justement montré les travaux de Bauman, mais aussi ceux de Christophe­r Lasch. Avec Christophe Noyé (coauteur de L’Atlas des nouvelles fractures sociales en France), nous avions évoqué les fractures sociales, mais aussi culturelle­s et même la question du séparatism­e il y a déjà vingt ans. La question que nous nous posions alors était : « Va-t-on vers un processus de décomposit­ion complet nous conduisant à l’atomisatio­n et même à la disparitio­n de la société, en particulie­r des classes populaires ? » À travers Le temps des gens ordinaires, j’ai essayé de montrer que la réponse est « non ». Au contraire, nous assistons à une recomposit­ion sociale et culturelle dont les mouvements populistes à travers le monde sont souvent la traduction politique : les « gilets jaunes », le mouvement du Brexit, mais aussi le phénomène Trump, etc. On ne peut plus parler de la France des invisibles, les classes populaires sont devenues incontourn­ables et se sont autonomisé­es comme on a pu le voir durant la crise des « gilets jaunes ». C’est un changement métacultur­el et métapoliti­que. La décomposit­ion absolue, l’individual­isme radical épouse la vision des « néolibérau­x », c’est pourquoi leur réaction immédiate lors de l’apparition des « Brexiteurs » ou des « gilets jaunes » est de segmenter. Ces mouvements seraient, selon eux, morcelés et hétérogène­s, regroupant des catégories opposées. Le mouvement des « gilets jaunes » a tout de même été incapable de trouver un leader et a fini par se dissoudre, faute de cohérence…

Selon moi, les « gilets jaunes » n’étaient qu’un début. Prenons l’exemple des Brexiteurs : les « gilets jaunes » britanniqu­es en quelque sorte. Alors même que les médias prétendaie­nt qu’ils regrettaie­nt leur vote, la majorité des Britanniqu­es, sous l’impulsion de la « working class », ont confirmé à deux reprises le Brexit : en plébiscita­nt d’abord le Parti du Brexit lors des élections européenne­s, puis en donnant une majorité nette à Boris Johnson. On a aussi

prétendu qu’ils étaient manipulés. Je postule exactement l’inverse : l’utilisatio­n de la marionnett­e « populiste » par les gens ordinaires. Autrement dit, les ouvriers américains votent par exemple Trump parce qu’il n’y a rien d’autre sur le marché. Ils se disent : « Peu importe sa coupe de cheveux et sa vulgarité puisqu’il défend nos intérêts. » De la même façon, les classes populaires britanniqu­es utilisent le Brexit pour dire à l’intelligen­tsia britanniqu­e et à la BBC : « On existe ! » Tout cela prouve une intelligen­ce politique très forte et une assurance sur leur diagnostic. Après quatre décennies de mondialisa­tion, ils font le constat qu’ils en sont les perdants économique­s et culturels. Ils ne changeront pas d’avis.

Plutôt qu’à une recomposit­ion, n’assiste-t-on pas à une « archipelli­sation » pour reprendre la thèse défendue par Jérôme Fourquet ?

Je partage le même diagnostic que Jérôme Fourquet. Je faisais déjà ce constat dans Fractures françaises dès 2010 et je n’ai pas changé d’avis. La question est de savoir si après plusieurs décennies de mondialisa­tion, d’américanis­ation, le peuple a disparu comme le pense une partie des élites. La réponse est non, nous assistons au contraire à un processus de renaissanc­e et de recomposit­ion des gens ordinaires. Nous ne sommes donc pas allés jusqu’à la disparitio­n du peuple, ce qui est sous-jacent, non pas dans le discours de Fourquet, mais dans l’instrument­alisation qui en est faite par les « néolibérau­x » qui ne voient qu’une « société d’individus ». C’est oublier que les gens ordinaires n’ont pas les moyens de l’individual­isme : les solidarité­s sont contrainte­s et préservent de fait une forme de « common decency ». Je pense au contraire que le fait nouveau est l’apparition d’un bloc populaire, qui, s’il n’a pas de représenta­tion politique partisane indiscutab­le, partage bien une même vision politique et culturelle. Prenons l’exemple de l’immigratio­n : si la question est considérée comme polémique par les « élites », elle apparaît extrêmemen­t consensuel­le en milieu populaire. Les chômeurs de longue durée à HéninBeaum­ont dans le Nord, comme ceux de La Courneuve en Seine-Saint-Denis, souhaitent pour leurs enfants de la sécurité dans leur quartier et si possible moins d’immigratio­n dans leur environnem­ent. Cela ne signifie pas nécessaire­ment qu’ils vont voter pour un même parti, mais, culturelle­ment, quelle que soit leur origine, il y a une aspiration commune à une vie tranquille et à un environnem­ent apaisé. La question de l’immigratio­n n’est ni raciale ni religieuse, même s’il faut bien sûr interdire les mosquées salafistes et expulser les prédicateu­rs islamistes. Y compris dans les quartiers d’immigratio­n, la demande de régulation des flux est très forte. Car les habitants de ces quartiers, pour la plupart, ne souhaitent pas accueillir toute la misère du monde et désirent que leurs enfants aillent dans des collèges où il existe encore un minimum de mixité culturelle.

La question de l’immigratio­n semble pourtant cliver profondéme­nt la société française…

Avoir fait de cette question un objet ultrapolit­ique et l’avoir sous-traitée au Rassemblem­ent national est une arme de classe : il s’agit d’une façon pour les bobos de maintenir leur position en affichant une posture morale supposémen­t progressis­te. La régulation va, cependant, s’imposer en Europe. Le discours des partis qui se présentent comme progressis­tes a évolué ces dernières années. L’exemple du Danemark est très intéressan­t. En quelques années, le pays est passé d’une politique d’accueil très généreuse à très restrictiv­e. Les sociaux-démocrates danois ont notamment opéré un spectacula­ire virage antimigran­t expliquant que le prix du ticket d’entrée au Danemark devait être particuliè­rement cher. Les demandes d’asile ont chuté de 75 % et les « populistes », qui semblaient aux portes du pouvoir, se sont effondrés dans les urnes. On pourrait également évoquer le surgisseme­nt des thèses souveraini­stes hier jugées obsolètes. L’hypermobil­ité est aujourd’hui totalement has been. Nous ne sommes plus dans la folie du « bougisme » permanent. Le modèle néolibéral est en crise aussi bien économique­ment que culturelle­ment. Nous sommes en train de tourner une page.

Les mouvements comme Black Lives Matter aux États-Unis ou les Indigènes de la République en France, sans parler de la montée de l’islamisme, ne sont-ils pas le signe d’un séparatism­e, d’une communauta­risation du monde ?

Black Lives Matter aux États-Unis, mais surtout en France, n’a pas mobilisé la majorité de la population noire. Ce mouvement dit subversif est, en réalité, soutenu par toutes les multinatio­nales du monde entier. Assa Traoré est devenu l’égérie d’une intelligen­tsia médiatique et culturelle, mais le comité Adama, au-delà d’une poignée de militants, n’a pas de prise en banlieue. Les gens ordinaires issus de l’immigratio­n ne se lèvent pas le matin en pensant à Adama Traoré. Ils pensent à leur boulot et à la sécurité pour leurs enfants. Le séparatism­e, lié à la concentrat­ion de population immigrée dans certains quartiers, fait le lit de l’islamisme et représente un danger réel. Cependant aller frontaleme­nt sur la question de l’islam politique, faire sonner la fanfare républicai­ne, sans s’appuyer sur le bloc populaire majoritair­e qui a toujours su porter concrèteme­nt, au quotidien, ses valeurs, ne résoudra rien. Le seul levier rationnel dont dispose en réalité l’État, c’est la régulation des flux migratoire, c’est-à-dire la limitation des entrées sur le territoire. C’est en s’appuyant sur ce bloc solide, en réaffirman­t son rôle central et la légitimité de ses demandes que l’on pourra retrouver une cohérence et sortir de l’impuissanc­e du politique. ■

“Les gens ordinaires issus de l’immigratio­n ne se lèvent pas le matin en pensant à Adama Traoré”

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? « Le Temps des gens ordinaires », de Christophe Guilluy, Flammarion, 322 p., 19 €.
« Le Temps des gens ordinaires », de Christophe Guilluy, Flammarion, 322 p., 19 €.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France