SUR LES TRACES DE LA GRANDE BOURGOGNE
Les Plats Pays administrés par le duché de Bourgogne deviendront ultérieurement la Belgique et les Pays-Bas actuels
Histoire
S’étendant des Pays-Bas actuels jusqu’à Nevers en passant par le nord de la France, la Belgique et la Lorraine, le duché de Bourgogne resplendit au Moyen Âge. En attestent de nombreux châteaux, églises, cathédrales, sculptures, tombeaux et tableaux qui n’ont aucun secret pour Bart van Loo, auteur d’un livre éblouissant retraçant son histoire : « Les Téméraires ». De Bruxelles à Gand, il nous a guidés au coeur de cet État oublié.
C’est une histoire de sang, de sexe et de larmes. Une saga à la Game of Thrones, sauf qu’elle est réelle et non fictive : voilà sa force. Rien ne manque à cette décoiffante épopée : paladins et damoiselles, béhourds et tournois, banquets et festins, troubadours et ménestrels, courtisans et intrigants, cloîtres et vignes, batailles et massacres, connétables et mercenaires, supplices et tortures, hymens arrangés et alliances calculées… Pour narrer la geste fabuleuse des ducs de Bourgogne, qui firent trembler l’Europe au XIVe et XVe siècles, gouvernant un territoire s’étendant de Mâcon à Anvers, il fallait un guide érudit et inspiré comme Bart Van Loo, écrivain belge néerlandophone mais francophile, qui signe un ouvrage magistral : Les Téméraires. Quand la Bourgogne défiait l’Europe. 200 000 exemplaires vendus pour ce best-seller, enfin traduit en français (1).
UN ANGLE MORT DE NOTRE HISTOIRE
Parfaitement bilingue et marié à une Bourguignonne, notre cicérone est une superstar dans sa patrie. Il se produit régulièrement sur scène pour conter cet épisode historique devant des auditoires fascinés et médusés. « Je me suis aperçu que c’est un angle mort de notre histoire comme de la vôtre, explique Bart Van Loo. La version officielle ne parlait jamais des ducs de Bourgogne, qui parvinrent pourtant à unifier la Flandre, le Brabant, le
Hainaut, la Hollande et la Zélande ! Le fondateur de la dynastie, Philippe le Hardi, benjamin du roi de France, avait sa capitale à Dijon puisque son père lui avait légué le duché de Bourgogne en apanage. Vers 1440, grâce à une stratégie militaro-matrimoniale des plus habiles, son petit-fils, Philippe le Bon, avait tellement agrandi ses possessions que le centre de gravité de son immense duché s’était déplacé vers Bruxelles, Bruges et Gand. Il séjournait plus volontiers dans le Nord. À tel point qu’il appelait la vieille Bourgogne, “les pays de par-delà”, soit les pays lointains, tandis que ceux du septentrion étaient nommés “les pays de par-deçà”, soit ceux proches de lui ! »
L’ART DE LA FÊTE ET LA FÊTE DE L’ART
« Faites l’amour ET la guerre » : tel aurait pu être le motto postmoderne de cette maison, tant le secret de sa réussite fut aussi nuptial que martial. Car tout commence en 1369 par une union célébrée en l’église abbatiale de Saint-Bavon, à Gand. Philippe le Hardi y épouse Marguerite de Male, fille du comte de Flandre et héritière de l’une des contrées les plus riches d’Europe. Cités florissantes grâce au commerce drapier, Gand, Bruges et Ypres regroupaient à elles trois 135 000 habitants (quand Paris en comptait 100 000). C’est à Bruges, dans l’auberge de la famille Van der Beurse, que se retrouvaient courtiers et changeurs pour négocier leurs titres. Lieu tellement emblématique pour le capitalisme en gestation qu’il donnerait ensuite le terme générique de beurs (en néerlandais) : la Bourse, chez nous. Rien d’étonnant donc à ce que Philippe le Hardi célèbre ses noces avec le faste qui deviendra la marque des ducs de Bourgogne : des saltimbanques déguisés, des fûts de Beaune (2) et des agapes pantagruéliques ! Qu’importe : il se remboursera plus tard sur la dot. Communicant forcené et génie des relations publiques, il usera pendant toute son existence de la fête (comme celle, à peine croyable de kitsch et de luxe, organisée pour les épousailles de ses enfants à Cambrai, en 1385, et relatée avec truculence par Bart Van Loo dans son livre) et les arts pour se construire une image de grand seigneur. C’est ainsi qu’il fera venir à sa cour le sculpteur Claus Sluter ou la poétesse Christine de Pizan, première femme de lettres à vivre de sa plume (3).
LE DERNIER VOYAGE DU HARDI
C’est dans la basilique Saint-Martin de Hal que Philippe le Hardi, malade et mourant, fit une dernière halte avant de s’éteindre. Empli de respect, Bart Van Loo nous montre le déambulatoire ouvragé dont il fit trois fois le tour, le portail en bois représentant des feuilles et des grappes de vigne (clin d’oeil à la Bourgogne) et la crypte qui contient ses entrailles. Tripartition du corps oblige, son coeur sera transporté à Saint-Denis et sa dépouille à la chartreuse de Champmol (bâtie sur ses ordres non loin de Dijon et, hélas,
détruite à la Révolution), où le veilleront les pleurants de Sluter… Son fils Jean sans Peur eut moins de chance et moins de temps pour s’illustrer dans cette prestigieuse lignée. « Sa contribution au rayonnement bourguignon n’est pas négligeable mais plus secondaire, raconte Bart Van Loo, dans la mesure où il a consacré toute son énergie à une croisade (ratée) contre les Turcs et à la guerre civile contre les Armagnacs. Une guerre qu’il avait déclenchée en faisant assassiner Louis d’Orléans, frère du roi de France, et qui lui vaudra de se faire trucider en représailles par les Armagnacs. » Bref, l’arroseur arrosé… par hémoglobine !
LE “GRAND-DUC D’OCCIDENT”
Tout autre fut le destin de son successeur, Philippe le Bon, qui va régner près d’un demi-siècle, de 1419 à 1467. Un personnage intelligent et ambigu, qui aurait pu inspirer Le Prince de Machiavel. En France, il n’a pas bonne presse : n’a-t-il pas choisi le camp des Godons pendant la guerre de Cent Ans et, horresco referens, livré Jeanne d’Arc à ses bourreaux ? « C’est vrai, admet Bart Van Loo,
Des cités prospères qui faisaient l’orgueil du duché de Bourgogne
mais c’est un choix économique et politique. D’abord, il avait besoin de la laine anglaise pour l’industrie drapière des Plats Pays. Ensuite, il lui fallait garder un équilibre entre les Anglais et les Français, en aidant tantôt les uns, tantôt les autres, au gré de ses intérêts. Il finira d’ailleurs par conclure la paix d’Arras en 1435 avec son rival français Charles VII (pourtant commanditaire de l’assassinat de son père !). Fin manoeuvrier et d’une patience hors norme, il n’avait qu’une idée en tête : consolider et émanciper l’État bourguignon qu’il était en train d’édifier, pion après pion. » De fait, Philippe le Bon ne recule devant aucun moyen pour tisser sa toile : il se bat contre sa nièce Jacqueline de Bavière pour récupérer le Brabant, le Hainaut, la Zélande et la Hollande ; il achète le domaine de Namur à son propriétaire en faillite ; il propulse l’un de ses 26 bâtards aux commandes de l’évêché d’Utrecht, etc. « Il reste néanmoins celui qui a unifié les Plats Pays, plaide l’auteur flamand. Bruxelles, où il réside en son palais du Coudenberg, est promue capitale. Il instaure une monnaie unique, le Vierlander. Il crée l’ordre de la Toison d’or, afin de constituer sa propre chevalerie et s’assurer de sa fidélité. Il convoque des États généraux – sur le modèle français – à l’hôtel de ville de Bruges. » Le « grand-duc d’Occident », ainsi que le surnomment ses sujets, est également un esthète et un mécène, qui s’adjoint les services des peintres les plus fameux, comme Jan Van Eyck et Rogier Van der Weyden. Bibliophile, il collectionne miniatures et manuscrits (dont on peut admirer les joyaux à la Bibliothèque royale de Belgique), où le sacré télescope le profane, et quelquefois le salace (il adorait les contes grivois)…
Las ! Toutes les success-stories ne connaissent pas une fin heureuse. Quand Philippe le Bon disparaît en 1467, il laisse à Charles le Téméraire une Bourgogne à son apogée, qui fait jeu égal avec le royaume de France, à l’ouest, et le Saint Empire romain germanique, à l’est. Débute alors ce
que Bart Van Loo appelle la « décennie fatale ». Dans un premier temps, tout se passe bien et suit son cours. Charles le Téméraire transfère sa capitale à Malines, qui se métamorphose en phare artistique et culturel, structure une armée de métier (innovation majeure pour le siècle) et centralise les institutions.
L’épopée bourguignonne ne finit pas avec la mort de Charles le Téméraire
ET LA BOURGOGNE REDEVINT FRANÇAISE
Dans l’actuelle maison des échevins, il inaugure le Parlement, instance juridique suprême des Plats Pays, sorte de Cour européenne des droits de l’homme avant l’heure : jusqu’alors, les plaignants devaient se rendre à Paris pour régler leurs litiges. Une affirmation d’indépendance supplémentaire autant qu’un pied de nez au roi de France, Louis XI. La rivalité entre les deux souverains va mal se terminer pour le Bourguignon, qui sera tué à la bataille de Nancy en 1477 par une coalition d’Helvètes et de Lorrains (payés par Louis XI). On retrouvera son corps sous la neige, à moitié dévoré par les loups. Dès lors, le duché de Bourgogne revient dans le giron français et les Plats Pays (via des méandres généalogiques que nous épargnerons ici au lecteur) basculent sous la tutelle des Habsbourg. Épilogue de l’aventure ? « Pas du tout !, s’insurge Bart Van Loo. Le dernier Bourguignon n’est pas Charles le Téméraire mais son arrièrepetit-fils Charles Quint, de langue maternelle française et élevé à Malines, imprégné de la culture de ses aïeux. Son rêve intime était d’être inhumé à la chartreuse de Champmol, auprès de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur. Souhait que cet empereur qui dominait pourtant une grande partie du monde ne put jamais exaucer, la province ancestrale étant redevenue française… » Nul n’est prophète en son pays. ■
Jean-Louis Tremblais
(1) Il faut saluer le travail remarquable des traducteurs, Daniel Cunin et Isabelle Rosselin. Ce sont eux – en accord avec l’auteur – qui ont choisi le terme de « Plats Pays »
(au pluriel) pour désigner les possessions septentrionales des ducs de Bourgogne, lesquelles se diviseront ultérieurement et deviendront la Belgique et les Pays-Bas. (2) Philippe II de Bourgogne (1342-1404), dit Philippe le Hardi, fit la réputation des vins de son duché en imposant l’usage du pinot noir et en prohibant le « déloyal gamay »
par son ordonnance de 1395. « Longtemps, nous apprend Raymond Dumay dans La Mort du vin, le vin français fut blanc, oeil-de-perdrix ou “claret”. […] Le vin rouge est une création tardive des grands-ducs de Bourgogne. »
(3) « De femelle devins masle », disait celle qui, bien que veuve et mère, se présentait comme
« homme de lettres ». Déclaration osée en ce Moyen Âge où Jean de Meung, auteur avec Guillaume de Lorris, du Roman de la Rose,
oeuvre culte de l’époque, écrivait au sujet des femmes : « Toutes estes, serez ou fustes / De fait ou de voulenté, pustes ! »
Contact utile pour organiser un séjour thématique « bourguignon » en Flandre belge : Visitflanders.com