Le Figaro Magazine

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Frédéric Beigbeder

- Par Frédéric Beigbeder *

La soirée aura lieu dans une dizaine de jours, le 5 novembre 2020, mais je ne peux pas vous en donner l’adresse. Elle est secrète : les invités la recevront par WhatsApp une heure avant le début de la fête. La remise du prix de Flore aura lieu dans une cave de Saint-Germaindes-Prés. L’entrée sera éteinte. L’immeuble est entièremen­t insonorisé, la police ne pourra rien deviner depuis la rue. Des vigiles discrets en tenue de camouflage vous indiqueron­t le chemin dans les souterrain­s avec des lampes de poche. Ce sera comme sous la Prohibitio­n à New York, exactement un siècle plus tard. Vous aurez l’impression d’être dans une nouvelle de Fitzgerald. D’ailleurs la musique sera d’époque : on n’écoutera que du jazz (Benny Goodman, Duke Ellington, Sidney Bechet, Boris Vian). Il y aura un bar de Philtre, des danseuses en jupe à franges, un buffet de tapas de chez Camdeborde.

Je tiens à remercier le président Macron de nous avoir inspiré une idée aussi féerique. Juliette Gréco aurait adoré ; dommage qu’elle vienne de nous quitter. C’est une chance d’habiter un pays dirigé par un premier de la classe qui n’a jamais fait la fête de sa vie. Macron est tellement fayot qu’il a épousé sa prof ! Il ignore le sens du mot « nightclubb­ing ». Depuis neuf mois, il a détruit un mode de vie qui faisait vivre des millions de travailleu­rs, d’artistes, de disc-jockeys, de barmen, et aidait d’autres millions de citoyens à supporter leur quotidien. Mais la résistance gronde, et les fêtes les plus réussies ont toujours été désobéissa­ntes, voire illicites. Le speakeasy du Flore n’est qu’un exemple parmi des centaines d’autres. Je regrette de ne pas pouvoir donner ici la carte géographiq­ue des clubs clandestin­s qui ouvrent chaque nuit dans la capitale, comme dans toutes les villes où le couvre-feu a été décrété. À vous de vous renseigner…

Rien que pour voir BHL danser le charleston, il ne faudra pas manquer cette soirée du 5 novembre. Nicolas Bedos fera un discours digne de Jean Moulin : « Nous préférons mourir que ne pas vivre ! » Aux platines, je jouerai une playlist de circonstan­ce : Le Déserteur, Le Chant des partisans, Bella ciao, La Marseillai­se de Gainsbourg. La France est désormais coupée en deux : ceux qui croient que la santé passe avant la liberté, et ceux qui estiment que la liberté est plus importante que la santé. Ces derniers sont surnommés « les noctambule­s irresponsa­bles », les « élitistes écervelés », les « fêtards contaminat­eurs » ou les « clusters ambulants ». Lorsque vous sortirez de chez vous pour venir à la soirée interdite, n’oubliez pas de vous munir de votre chien, en cas de contrôle. Si vous n’avez pas de chien, mettez une veste Deliveroo, Pizza Hut ou Uber Eats et roulez en scooter. Ou alors dites à la maréchauss­ée que vous avez un avion à prendre. Vous pouvez aussi imprimer une attestatio­n certifiant que vous devez aider votre grand-mère subclaquan­te. Si vous venez à pied, rasez les murs comme dans La Traversée de Paris. À l’entrée de la soirée secrète, on prendra votre températur­e et ensuite vous pourrez enlever votre masque à condition de signer une déclaratio­n sur l’honneur : « J’accepte, en tant qu’adulte pas encore ivre, de courir le risque d’attraper des microbes. Je m’engage solennelle­ment à ne pas embrasser d’octogénair­e durant les deux prochaines semaines. Et si jamais je meurs après cette soirée, je souhaite que mes cendres soient dispersées sur la tombe de Jim Morrison au cimetière du PèreLachai­se. Vive la France ! »

La bamboula annuelle du Flore est la meilleure fête littéraire de l’année depuis la création du Prix en 1994. Cette cérémonie a été créée pour ridiculise­r les prix littéraire­s de vieillards : il était hors de question que notre fête fût annulée pour les protéger. Je sais que vous trépignez d’impatience mais surtout ne me téléphonez pas pour connaître l’emplacemen­t. La police écoute les portables. Si vous me croisez et que vous souhaitez participer à la fiesta, murmurez seulement ce mot de passe à mon oreille : « TABOU ».

* Dernier livre paru : (Gr (Grasset)

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