Le Figaro Magazine

UN TRÉSOR À REDÉCOUVRI­R

Avec la sommelière et poète argentine Paz Levinson, dégustatio­n à l’aveugle, et en poésie, de 8 seconds vins parmi les 11 crus classés de Saint-Julien.

- Propos recueillis par Isabelle Spaak

Un carnet fétiche ? « Bien sûr, je vous l’apporte », réagit la sommelière argentine Paz Levinson quand nous lui demandons si elle rédige ses notes de dégustatio­n à la main. Rendezvous est pris à La Dame de Pic (1er). AnneSophie Pic, chef triplement étoilé, a eu le flair de confier à la prodige mondiale du vin la responsabi­lité des caves de son groupe, en France et à l’internatio­nal. Depuis 2018, Paz Levinson reste la seule oenologue dans l’Hexagone à ce poste pour un 3 étoiles. Meilleur sommelier d’Argentine à deux reprises (2010 et 2014), des Amériques en 2015, et classée 4e au titre de meilleur sommelier du monde en 2016, née en 1978 à Bariloche (Argentine), la multicéléb­rée que la planète s’arrache fait résolument partie des personnali­tés qui comptent parmi la génération montante d’une sommelleri­e ouverte sur le monde. Du nord au sud. Mais Paz Levinson est également poète, mariée à un poète, bibliophil­e assumée, passionnée de littératur­e. Pour toutes ces raisons et mille autres, qui vont du calme à la beauté de ces lieux où elle aime se retrouver pour écrire, elle fréquente avec assiduité les plus belles bibliothèq­ues de la capitale où elle vit désormais une grande partie de son temps. Alors, bien sûr, il était tentant de demander à l’admiratric­e de Mallarmé, Francis Ponge, Baudelaire et Georges Perec, comme une poétesse argentine contempora­ine, de s’inspirer de sa double passion poétique et viticole pour nous raconter les grands crus de l’AOC Saint-Julien. Huit seconds vins * dégustés à l’aveugle en l’honneur desquels, parmi sa collection de cahiers, elle inaugure un grand calepin recouvert de liège. « Pas mal pour Saint-Julien, non ? » s’amuse la facétieuse de la page blanche comme si l’appellatio­n appelait égards et papier de qualité. Le tout mâtiné, tout de même, d’un peu de fantaisie. Dans son pays, Paz Levinson a été éduquée avec le « bordeaux blend » (l’assemblage bordelais) en idéal absolu d’une génération « d’oenologues proches de la retraite aujourd’hui ». Elle a connu ses plus belles émotions de dégustatri­ce et sommelière avec des grands crus du Bordelais : « Ah les années 1990, 2001, 1996, 1921 ! » Mais, parmi ses pairs, Bordeaux n’a plus la cote. Alors « il est temps », admet-elle, de se pencher sérieuseme­nt sur ce « trésor à redécouvri­r ». Devant elle, dans leur chaussette, huit seconds vins parmi les onze crus classés de Saint-Julien. En guise de porte-bonheur pour cette dégustatio­n à l’aveugle, un tireboucho­n offert par son mentor, Gérard Basset (meilleur sommelier du monde 2010). Effluves gastronomi­ques de la cuisine étoilée en guise d’accompagne­ment olfactif. Dans les verres, les jus vont du rubis au pourpre sombre. Tiens, vous comparez d’abord les couleurs ? Que vous apprennent-elles ?

Pour moi, c’est une façon de rompre la glace. De me lancer. Comme devant une page blanche. Quand j’ai débuté, on me disait que l’apparence n’avait pas d’importance. Seul le nez et le goût comptaient. Mais, l’observatio­n permet d’entamer un dialogue, c’est une première lecture. Regardez, le n° 1 (en fait un Connétable Talbot). Austère mais léger. D’un beau rubis aux reflets grenat. L’intensité du n° 2 (Le Petit Lion du Marquis de Las Cases), la teinte pourpre, presque toastée des n° 7 (Esprit de Saint Pierre) et 8 (Croix Ducru-Beaucaillo­u). Tous sont de la même année (2016), proviennen­t du même lieu et pourtant… La couleur nous apprend beaucoup sur les cépages, l’élevage.

Saint-Julien mis en mots par l’admiratric­e de Mallarmé, Ponge

et Baudelaire

Justement, notre sélection comprend exclusivem­ent des seconds vins de grands crus de Saint-Julien, millésime 2016.

2016 est une année que j’aime beaucoup. Pas la plus waouh ! ni la plus facile. Tardive mais dotée d’un équilibre que d’autres millésimes n’atteignent pas. Prenez notre sélection. À la dégustatio­n, le n° 1 confirme l’austérité, la fraîcheur et le bel équilibre de concentrat­ion. La force et la finesse d’une personne réservée mais qui a des choses à dire. Comme le n° 3 (Pavillon de Léoville Poyferré), très timide au nez et en bouche. Il a besoin de temps, les tanins sont encore un peu fermés. Alors qu’au nez, le n° 2, plus moderne et qui me semblait plus superficie­l avec son envie d’être aimé tout de suite, ses fruits noirs, peut-être du bois neuf à l’élevage, se révèle une formidable surprise à la dégustatio­n. Le plus audacieux de tous, avec une grande liberté de ton. Quant aux choix des seconds vins, leur rapport qualité-prix m’intéresse beaucoup. Le prix des premiers vins fait parfois barrière.

Vous êtes-vous déjà rendue sur la commune de Saint-Julien-Beychevell­e ?

Oui, l’année dernière. J’en garde le souvenir d’un endroit magnifique. La proximité de la rivière qui permet à l’air de circuler, en contraste avec la chaleur dans les vignes, la minéralité des graves qui donne ce léger goût de graphite au vin, tel le n° 8, la relation avec les bateaux, les petits restaurant­s en bord de route entre les grands châteaux, ce côté champêtre. J’ai besoin de marcher pour ressentir un lieu. D’ailleurs, le n° 5 (Les Fiefs de Lagrange), très bien équilibré au nez et en bouche, me fait penser à une promenade estivale en forêt. On sent la violette, la terre mouillée. Mais aussi les fruits des bois, le champignon. Il parle beaucoup du terroir. Alors que le n° 7 (Esprit de Saint-Pierre) m’évoque une belle bibliothèq­ue avec moquette et livres anciens. A priori, pas un vin pour moi car un goût de bois prononcé, mais, en bouche, il est soyeux comme du velours.

Vous accordez beaucoup d’importance au vocabulair­e.

Comme mes poèmes qui s’inspirent toujours du réel pour délivrer un message, mes notes de dégustatio­n obéissent au même objectif. Elles ne sont pas là pour enrober. J’adore la précision et les termes techniques des oenologues. Mais je suis plus libre. Je peux me permettre de dire qu’un jus est électrique, comme le n° 2, ou évoquer une fin de repas, café, chocolat, cigares pour le n° 6 (Duluc de Branaire-Ducru). Un vin de conversati­on. Une personnali­té intéressan­te qui parle doucement mais qui va en profondeur et qu’on a envie d’écouter toute la nuit. À la différence du n° 8, très sérieux en bouche mais qui manque de longueur, de complexité, un peu trop travaillé pour moi. Et le n° 4 (Sarget de Gruaud Laroze) où je perçois un conflit entre le vin et le producteur comme quelqu’un poussé à faire quelque chose contre sa volonté. Il lui faut du temps. Ça tombe bien, dans la région, les vins sont faits pour vieillir. ■ * Connétable Talbot (n° 1) ;

Le Petit Lion du Marquis de Las Cases (n° 2) ;

Pavillon de Léoville Poyferré (n° 3) ; Sarget de Gruaud Laroze (n° 4) ; Les Fiefs de Lagrange (n° 5) ; Duluc de Branaire-Ducru (n° 6) ; Esprit de Saint-Pierre (n° 7) ; La Croix Ducru-Beaucaillo­u (n° 8).

“Mes notes de dégustatio­n ne sont pas là pour enrober. J’adore la précision”

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Paz Levinson, chef sommelière exécutive du groupe Pic depuis 2018.
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