UN RUSSE SI FRANÇAIS
Le diplomate s’attache depuis des décennies à établir des ponts entre Paris et Moscou. Dans un livre autobiographique où se succèdent des anecdotes savoureuses, il dévoile quelques pans méconnus de sa vie, à cheval entre deux cultures.
Il y a des compliments qu’on n’oublie pas. « Vous faites aimer la Russie », a lancé un jour l’ancien ministre de la Culture Frédéric Mitterrand à Alexandre Orlov. L’homme, qui exerçait alors encore les fonctions d’ambassadeur en France (2008-2017), ne pouvait rêver éloge plus flatteur. N’a-t-il pas toujours poursuivi l’objectif de rapprocher ces grands peuples ? Une mission que l’actuel secrétaire général exécutif du Dialogue de Trianon – une structure qui vise à renforcer les échanges entre les sociétés civiles des deux puissances – dévoile dans l’ouvrage Un ambassadeur russe à Paris *, écrit avec notre confrère du Figaro Renaud Girard et préfacé par le secrétaire perpétuel de l’Académie française Hélène Carrère d’Encausse.
Sans surprise, la dégradation des rapports franco-russes inspire à cet esprit libre, peu adepte de la langue de bois, un sentiment aigu de tristesse. Il le dit tout net : « Aujourd’hui, nos relations sont au plus bas, déplore-t-il. On ne sent plus chez les Français une volonté d’établir une coopération ou de nouer des liens d’amitié. En résulte forcément une déception de la part des Russes qui n’attendent plus grand-chose de ce côté. Je voudrais rappeler que, en 2000, Vladimir Poutine a tendu la main à l’Europe en lui proposant de bâtir un espace juridique commun. En l’ayant refusée, celle-ci s’est tirée une balle dans le pied. Si nos deux pays veulent rester une zone d’influence, ils doivent nécessairement s’entendre. » Un combat auquel il n’entend pas renoncer en dépit des difficultés.
La lecture de son livre, au fil duquel il enchaîne les anecdotes savoureuses pour retracer son parcours singulier, permet de comprendre en détail les raisons de son engagement dans ce domaine. Par définition, un diplomate parcourt le monde au gré de ses affectations.
Alexandre Orlov, lui, a réalisé tout le contraire en ayant passé la bagatelle de vingt-sept ans dans la capitale française aux commandes de postes divers. Sans compter les six saisons recensées au Conseil de l’Europe de Strasbourg. « Quelle continuité dans cette vie professionnelle qui fut toujours tournée vers la France ! » s’exclame Hélène Carrère d’Encausse à propos de celui qui vécut également sa prime enfance à Paris, où son père diplomate était en fonction. « Un parcours sans écueil, selon l’auteur de “L’Empire éclaté”. Il a su, à la suite de ses prédécesseurs Iouri Ryjov et Alexandre Avdeev, oeuvrer à la réconciliation des deux Russie, celle que la Révolution de 1917 a chassée de son pays et celle de 1991. »
LE REGRET DE GAULLE
Bien avant Emmanuel Macron et Vladimir Poutine, Alexandre Orlov a côtoyé Leonid Brejnev, dont il souligne la bonhomie, et Georges Pompidou, dont il admirait le bagage intellectuel. À leur évocation, de nombreux souvenirs affluent. À contre-courant de la pensée dominante, il évoque son passé en URSS avec une émotion non dissimulée. « J’y ai passé une existence heureuse, confie cet ancien « pionnier ». Les valeurs inculquées étaient celles de la famille, de l’amitié… Et la vie culturelle y était beaucoup plus riche qu’aujourd’hui. » Seule ombre au tableau durant son apprentissage : « Le plus grand regret de ma carrière est de ne jamais avoir rencontré le général de Gaulle », affirme-t-il, dans un français parfait. De la même façon, il maîtrise la langue italienne – ce qui lui fut bien utile lors d’une nomination à Rome. Sa seule infidélité à notre pays ! Dans ses Mémoires, apparaissent des facettes méconnues du personnage, comme son goût pour les chansons de Michel Delpech et les films avec Louis de Funès, ou son amour
pour la bonne chère. Par certains côtés, Alexandre Orlov semble plus français qu’un Français. « C’est une personnalité d’une grande simplicité, pas alambiquée, qui aime jouer au football avec ses amis », révèle Renaud Girard.
UN VRAI FLAIR POLITIQUE
Fasciné par les illustres figures d’antan, ce féru d’art donne volontiers l’impression de cultiver une certaine forme de nostalgie. Des présidents de la République récents, seul Nicolas Sarkozy trouve quelque grâce à ses yeux. « Parce qu’il n’a fait ni l’ENA ni Science Po ! » sourit-il. Quant à François Hollande, il l’étrille littéralement. « Plus généralement, les dirigeants nés après la Seconde Guerre mondiale ne connaissent l’Histoire que par le biais des manuels, regrette-t-il. Ils possèdent une vision abstraite des choses. Jacques Chirac, en revanche, avait été initié à d’autres civilisations dès son adolescence et avait beaucoup voyagé. Valéry Giscard d’Estaing, lui, s’est rendu deux fois sur la tombe de Tolstoï. François Mitterrand avait cette dimension-là. Eux savaient qu’il était impossible de comprendre l’âme slave sans avoir plongé dans l’oeuvre des auteurs russes. »
Son aisance à passer d’un sujet grave à un thème plus léger séduit. Sans jamais se départir de son sourire malicieux, il sait pareillement entretenir une part de mystère. « Il connaît l’histoire et les secrets de son pays bien plus qu’il ne veut le dire, explique Catherine Pégard. Les nôtres aussi. J’ai été frappée par sa connaissance de la France et des hommes qui la font. Pas seulement à Paris. » La présidente du château de Versailles se souvient de leurs nombreux échanges en amont de l’organisation d’une exposition dédiée à Pierre le Grand pour le 300e anniversaire du voyage du tsar en France. « Nous savions tous les deux que l’inauguration en mai 2017 se prêterait à une rencontre entre le nouveau président de la République et Vladimir Poutine. » Tous saluent son flair politique indéniable. « Il a anticipé la victoire d’Emmanuel Macron », témoigne Renaud Girard. Personne ne conteste non plus sa belle réussite à la tête de son ambassade. « Premier exploit : celui d’avoir engagé et mené le projet du président Poutine, la construction d’une nouvelle cathédrale russe à Paris, répondant aux besoins nés de la présence croissante de Russes dans la capitale », précise Hélène Carrère d’Encausse. C’est avec regret que ses visiteurs habituels ont appris son départ, en raison de son âge, de l’hôtel d’Estrées, qui sert de résidence à l’ambassadeur.
IL A MENÉ À BIEN LE PROJET DE CONSTRUCTION DE LA NOUVELLE CATHÉDRALE RUSSE À PARIS
PRÉTENDUE APPARTENANCE AU KGB
L’homme de 72 ans n’est pas pour autant désoeuvré. Outre son travail au sein du forum Dialogue de Trianon, Alexandre Orlov se montre actif au sein de la fondation Leaders pour la paix, animée par Jean-Pierre Raffarin, et dans la banque d’affaires de Jean-Pierre Thomas. D’un tempérament opiniâtre et de nature fidèle, il reçoit toujours à sa table de nombreux convives. « C’est un interlocuteur conciliant et attentif, qui aime rendre service,
note Serge Kapnist, membre de l’Union de la noblesse russe. Comme jadis, il continue à réunir des membres d’associations qu’il sait représentatifs de l’émigration. Il est un diplomate à l’ancienne, avec une fibre particulière, très loin de l’image de l’ambassadeur technocrate et gestionnaire. »
Renaud Girard abonde dans le même sens : « Il est passé du rang d’ambassadeur à celui de grand ambassadeur. C’est un diplomate intelligent, qui sait se mettre dans les chaussures des autres et qui est ouvert sans être faible. » On lui connaît peu d’ennemis et peu d’accidents de parcours. À l’exception notable d’une nomination bloquée au début des années 1980 pour une prétendue appartenance au KGB ! « Devenu ministre des Affaires étrangères, Jean-Bernard Raimond avait levé l’interdiction, se remémore-t-il. Comme quoi, il ne faut jamais se décourager. »
Affable et courtois, volontiers charmeur dans les salons feutrés du cercle Interallié, il affiche une sérénité à toute épreuve. « En Russie, on dit que, pour réussir sa vie, un homme doit planter un arbre, donner naissance à un garçon et bâtir une maison, écrit-il dans la postface de son ouvrage. Je peux dire qu’à cet égard je suis vraiment comblé : j’ai deux merveilleux garçons, Nikolaï et Konstantin, et deux charmantes filles, Zina et Elisa ; j’ai planté plus d’un arbre (dont l’un porte mon nom) et j’ai bâti une grande maison, la cathédrale de la Sainte-Trinité, située quai Branly, à Paris. » Le résumé d’une existence déjà bien remplie. ■
* Un ambassadeur russe à Paris, d’Alexandre Orlov (avec Renaud Girard), Fayard, 270 p., 20 €.