LA PAGE HISTOIRE
Charles Zorgbibe brosse le portrait de seize éminences grises, ces collaborateurs occultes qui ont conseillé grands ministres et chefs d’État.
de Jean Sévillia
D’où vient l’expression « éminence grise », qui désigne un conseiller de l’ombre ? Charles Zorgbibe rappelle que la formule est née au XVIe siècle, à propos du père Joseph, très proche collaborateur du cardinal de Richelieu, si proche que le Vatican fut sollicité (en vain) pour que le chapeau cardinalice soit accordé à ce religieux qui portait la robe grise des capucins, d’où le sur- nom d’éminence grise qui lui fut accolé. Juriste
(il fut doyen de la faculté de droit de Paris-Sud, recteur d’Aix-Marseille puis professeur à la Sorbonne) et historien (on lui doit de nombreuses biographies, de Metternich à Guillaume II, et des ouvrages de politique internationale), Zorgbibe brosse le portrait de seize éminences grises.
Ces personnages n’ont pas tous exercé un rôle d’importance égale dans l’histoire du monde, mais ils ont en commun d’avoir travaillé, soit toute leur vie, soit ponctuellement, à un grand dessein politique ou diplomatique, et tous derrière un grand personnage. L’auteur, dans son avant-propos, établit lui-même une typologie des éminences grises, qu’il classe en cinq catégories. D’abord, les conseillers qui furent pratiquement des doubles de leur mentor, tels le père Joseph avec Richelieu, le Colonel House avec le président américain Woodrow Wilson, ou Harry Hopkins auprès de Roosevelt. En second lieu, les « éminences grises d’occasion », conseillers appelés pour une mission précise, ainsi Beaumarchais lors de la guerre d’indépendance américaine ou le royaliste Jacques Bainville envoyé par la République en Russie en 1916. Ensuite, les « inspirateurs lointains », qui ont tracé les traits d’une politique sans être proches du prince, ce qui fut le cas de Rudyard Kipling, chantre de l’Empire britannique, ou de Jean Monnet, un des pères de l’Europe supranationale. Puis, les « éminences grises par effraction », tel Jomini, conseiller stratégique de Napoléon avant de rejoindre l’ennemi russe. Et enfin, les proches du prince, tel Friedrich von Gentz, confident de Metternich et architecte de la Sainte-Alliance, ou Juliette Adam, l’égérie de Gambetta. « Entre le prince et son conseiller intime, observe Charles Zorgbibe, existe une relation presque amoureuse. » C’est à l’exploration de cette relation secrète que s’adonne ce livre qui se lit avec bonheur.
Les éminences grises… dans l’ombre des princes qui nous gouvernent, de Charles Zorgbibe, Fallois, 492 p., 24 €.