LES STATUES MIRACULÉES
Les douze apôtres et les quatre évangélistes dessinés par Viollet-le-Duc avaient été démontés quatre jours avant l’incendie de la cathédrale, en avril 2019.
Elle sont, depuis, entre les mains expertes des artisans d’un atelier situé près de Périgueux pour une restauration de grande ampleur.
Drôle d’endroit pour une rencontre. À quelques kilomètres de Périgueux, au coeur de la commune de Marsac-sur-l’Isle, se dresse un hangar un peu particulier. À l’abri des regards, ses différents espaces contiennent des trésors insoupçonnés. Parmi les plus inestimables pièces, conservées ici pour restauration : les apôtres et les évangélistes de Notre-Dame, dessinés par l’architecte Viollet-le-Duc et inaugurés en 1859, qui ont échappé de justesse (par miracle ?) à l’incendie de la cathédrale, en étant transportés quatre jours plus tôt pour une rénovation complète. « Il s’en est fallu de peu pour que ces statues subissent le même sort que la flèche, indique un artisan. Elles auraient fondu si elles s’étaient trouvées en haut de l’enceinte pendant l’incendie. » Leur mauvais état, lié à l’usure du temps, nécessitait une opération d’envergure, débutée donc le 11 avril 2019 dans le ciel parisien. Une immense grue s’était alors mise en branle pour arracher à la structure ces joyaux de l’architecture d’une taille de 3,40 mètres et d’un poids de 150 kilos. Du jamais-vu depuis leur édification. Seuls des cordistes avaient pu les approcher jusqu’à présent afin de boucher des impacts observés sur la matière ou y déposer quelques couches de peinture. Sur la terre ferme, ils ont ensuite été conduits, via un convoi exceptionnel, dans le Périgord. Dès le lendemain des événements qui ont plongé les foules dans la consternation et la sidération, le public s’est bousculé sur place pour admirer « dans leur jus » ces reliques du passé lors de visites ponctuelles ou à l’occasion des Journées du patrimoine. « Les demandes n’ont pas manqué ! Nous avons accueilli des personnes du monde entier, croyants ou non, qui souhaitaient découvrir de près tous ces vestiges », indique Richard Boyer.
SILHOUETTES IMPOSANTES
Le directeur de la société Socra, qui a remporté un prestigieux appel d’offres, nous invite à pénétrer dans « le saint des saints ». Prêt à dévoiler l’évolution des travaux engagés sur ces silhouettes imposantes en cuivre repoussé et de couleur vert-de-gris. Devant les ateliers résonnant du fracas des scies à métaux, perceuses ou fers à souder, son prédécesseur Patrick Palem résume l’état d’esprit des curieux : « Certains nous ont remerciés de notre intervention qui avait assuré le sauvetage des statues. D’autres, en revanche, prétendaient que le drame s’était produit parce que nous avions enlevé à la cathédrale sa protection divine. »
LES VISITEURS, CROYANTS OU NON, ONT AFFLUÉ DU MONDE ENTIER POUR ADMIRER LES OEUVRES ET FÉLICITER LES ARTISANS
Sur le côté gauche de la salle principale, des têtes majestueuses soudain apparaissent. Difficile cependant de se faire une idée très précise à cet instant. Une immense mosaïque de Zao Wou-Ki, de 7 mètres de long, bouche l’horizon convoité. « Nous abritons actuellement des oeuvres monumentales pour une vente organisée par la maison Christie’s », expliquent les responsables, présentant encore en chemin des portes du plus bel effet remises à neuf pour le magasin parisien La Samaritaine. Retrouver les apôtres et les évangélistes dans une zone industrielle du sud-ouest de la France est loin de constituer un événement banal. Les apercevoir auprès de merveilles de l’art moderne ou contemporain, à l’image encore de ce tournesol géant conçu par Fernand Léger, représente une autre surprise de taille. La vie quotidienne dans un atelier recèle une part de magie. L’ensemble a tout d’un musée. La poussière et le bruit en plus.
CHUTES INÉLUCTABLES
Rien ne vaut pourtant les premières secondes – chargées d’émotion – où l’on se positionne devant les apôtres, les évangélistes ou le coq de la flèche. Disposés en arc de cercle, plusieurs saints (Jean, Thomas, Paul, André, Matthieu et Pierre) en imposent par leur majesté malgré des marques d’oxydation. Les représentations de Barthélemy, Jude et Simon, elles, ont déjà rejoint la Cité de l’architecture pour y être contemplées par les visiteurs d’une exposition dédiée à la cathédrale. Il est acquis que les douze vestiges devront retrouver leur place initiale à son sommet. Mais quand ? Bien sûr, le mystère reste entier. Seule certitude, la Socra a pour impératif de les restituer en mars 2021 dans leur nouvel écrin marron. Les réactions, devant les premiers résultats, ont été unanimement positives. « Une remarquable restauration de ces symboles du patrimoine », a salué la ministre de la Culture et de la Communication, Roselyne Bachelot.
Compliments largement mérités ! Il suffit d’établir la comparaison entre les statues déjà rénovées et les carcasses non encore traitées par les spécialistes. Victimes de fissures profondes et d’un réel encrassement, elles étaient vraiment en péril. Sujettes à des chutes inéluctables. « On a observé un phénomène non pas linéaire, mais exponentiel », précisent les experts, à peu près convaincus que chaque structure n’aurait pas survécu dix années supplémentaires sur les hauteurs. Le diagnostic n’a pas été très long à établir. « On a constaté une incompatibilité entre le cuivre recouvrant les statues et le fer placé dans leur armature, ce qui a conduit à une détérioration de l’oeuvre, déclare Richard Boyer. Les bâtisseurs de l’époque n’ont pas eu forcément conscience
L’INCOMPATIBILITÉ ENTRE LE CUIVRE DE L’ÉPIDERME ET LE FER DU SQUELETTE AURAIT PROVOQUÉ DES DÉGÂTS IRRÉVERSIBLES
de ce problème. » Pas de quoi impressionner son équipe, habituée à redonner tout leur lustre à des monuments en danger. C’est elle, notamment, qui avait veillé à offrir une nouvelle jeunesse à l’archange du Mont-Saint-Michel. C’est encore elle qui veillera à faire briller à nouveau les anges du portail nord de la cathédrale de Reims, placés derrière les statues de Notre-Dame, non loin d’une étagère au sommet de laquelle trône une réplique de la statue de la Liberté.
LE SAVOIR-FAIRE FRANÇAIS
Au sein de l’entreprise, on n’a guère prêté attention aux polémiques successives entre les partisans du général Jean-Louis Georgelin, président de l’établissement public pour la restauration de la cathédrale, et ses détracteurs. Chacun est trop concentré sur sa tâche, mais aucun n’ignore que la présence des saints donne un sacré coup de projecteur sur leur discipline encore si méconnue du grand public. « Bien évidemment, nous avons besoin de reconnaissance. Et cela nous a permis d’en avoir », affirme-t-on. « Nous exerçons une profession par définition discrète,
déclare Patrick Palem. La finalité de notre travail consiste à faire en sorte que les gens ne remarquent pas nos restaurations. » La Direction régionale des affaires culturelles n’ignore en rien, pour sa part, la difficulté de la mission assignée à la Socra. À l’instar de la ministre Bachelot, elle a rendu un hommage appuyé au « savoir-faire français en la matière ».
Ils sont une petite poignée d’artisans – entre quatre et cinq – en charge des célèbres statues. Les principales étapes de leur mission ? Séparer en deux ou trois les bustes – réalisés à partir de quatre modèles distincts –, puis s’attaquer aux squelettes afin d’y remplacer les parties endommagées. « 80 % des éléments sont conservés et restaurés », précise l’équipe. Dans une pièce voisine, un jeune homme analyse avec attention des dessins des « vertèbres » de saint Philippe, comme un médecin étudierait la radio d’un patient. À quelques pas, le « convalescent » est allongé sur le ventre dans une sorte de berceau. À proximité, un autre artisan déclenche une machine sonnant le début imminent de l’opération de sablage. Objectif : enlever la couche de corrosion sur la peau. « Si l’on prend en considération la pollution et les conditions météorologiques, on peut dire que les statues ont relativement bien résisté », relève-t-il. Pas le temps de souffler. Il faut parallèlement couvrir de téflon l’armature en fer afin d’éviter le moindre contact avec le cuivre. Nouveau changement d’atelier. Rien n’est laissé au hasard. Certaines manipulations demandent une concentration extrême. C’est le cas lorsqu’on doit ressouder des feuilles de cuivre martelé d’un millimètre
LOIN DES POLÉMIQUES SUR L’AVENIR DE NOTRE-DAME, L’ÉQUIPE OEUVRE DANS L’OMBRE SUR CHAQUE MILLIMÈTRE CARRÉ
d’épaisseur formant l’épiderme. « Tout doit être fait comme lors de la construction », insiste-t-on. Au total, plus d’un mois est nécessaire pour métamorphoser chaque pièce. Du temps, il en a fallu aussi pour offrir une cure de jouvence à trois lustres de la nef, travaillés à la paille de fer pendant une semaine chacun pour leur apporter leur éclat d’antan.
LA COQUETTERIE DE VIOLLET-LE-DUC
La partie consacrée à l’assemblage constitue une autre étape délicate et déterminante, tout comme le travail sur la patine réalisé par une ancienne déléguée médicale, prénommée Marie-Dominique, qui partage la joie de participer à ce chantier si singulier avec Clémence, Olivier, Alan et les autres. « Le premier jour, j’étais naturellement stressée. Mais j’ai aussi ressenti de la fierté de travailler sur des oeuvres de Viollet-le-Duc. Je participe, à mon échelle, à les faire perdurer dans le temps. Ce genre de choses n’arrive pas tous les jours dans une vie. »
Sous leur impulsion, de nombreux éléments d’information apparaissent au grand jour. Connaissant sur le bout des doigts l’histoire de la cathédrale, tous racontent
AU TOTAL, PLUS D’UN MOIS EST NÉCESSAIRE POUR RENDRE À CHAQUE PIÈCE SA MAJESTÉ, SA VIGUEUR ET SON ÉCLAT D’ORIGINE
volontiers les travaux supervisés dès 1853 par les architectes Jean-Baptiste-Antoine Lassus et Eugène Viollet-leDuc. À la mort du premier, en 1857, le second prit les commandes du chantier et fit preuve d’une créativité sans pareille. Et d’une certaine coquetterie, manifestement… Sur les photographies de la cathédrale immortalisée avant l’incendie, prises sous différents angles et disposées un peu partout sur les tables et le sol de l’entrepôt, on distingue clairement un apôtre un peu différent des autres. Signes particuliers ? Il possède une équerre à la main, tourne le dos aux onze autres statues et observe le haut de la flèche. Il ne s’agit pas de la seule singularité de saint Thomas. Explication : le bâtisseur lui a donné, ni plus ni moins, les propres traits de son visage. On n’est jamais mieux statufié que par soi-même. ■