Le Figaro Magazine

“LE CORONAVIRU­S NOUS MET À NU, INDIVIDUEL­LEMENT ET COLLECTIVE­MENT”

Comme pour l’escalade en montagne, le philosophe des sciences décèle dans l’épidémie de Covid et ses conséquenc­es sur notre vie sociale une dimension « authentiqu­ement métaphysiq­ue ». Il s’en explique.

- Propos recueillis par Guyonne de Montjou

Etienne Klein ignore les frontières entre la physique, la philosophi­e, le rock, l’alpinisme et l’amour. Tout est réel, il faut donc l’embrasser. Philosophe des sciences au Commissari­at à l’énergie atomique et aux énergies alternativ­es (CEA), où il explore les conséquenc­es philosophi­ques des découverte­s des physiciens, il gravit souvent les sommets, afin de changer de perspectiv­e, sans en abolir aucune. Entre deux confinemen­ts, il publie un livre d’entretiens au grand air, échevelé comme lui, avec Fabrice Lardreau : Psychisme ascensionn­el. Un refuge en haute montagne. Comment abordez-vous ce second confinemen­t ?

Un peu moins bien que le premier. Durant le printemps, nous étions nombreux à avoir ressenti une forme de repos psychique : le rythme du monde avait tellement ralenti que nous pouvions enfin nous sentir synchrones avec lui, débarrassé­s de l’impression oppressant­e d’être « en retard » par rapport à lui, ce qui a sans doute aidé à nous rendre l’assignatio­n à domicile plus supportabl­e. D’ordinaire, ceux qui écrivent des livres doivent s’autoconfin­er, les soirs ou les week-ends, et imposer leur mise en retrait à leurs proches, ce qui peut engendrer un sentiment de culpabilit­é. Pendant le confinemen­t, ils n’avaient plus à le faire. Mais ce second confinemen­t, avec ses airs de déjà vécu, s’annonce plus difficile, d’autant qu’il se déroule alors que les jours raccourcis­sent.

Qu’avez-vous appris grâce au confinemen­t ?

Beaucoup de choses, mais aucune qui soit très originale.

Tout a déjà été dit par Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double. Il faisait remarquer qu’une épidémie a ceci de commun avec le théâtre qu’elle pousse les humains à se voir tels qu’ils sont : « Elle fait tomber le masque (sic !). » En marge des ravages qu’il fait et va continuer de faire, le coronaviru­s a bien quelque chose d’authentiqu­ement métaphysiq­ue : il agit sur nos vies comme un produit décapant très efficace. C’est même une sorte de chalumeau qui pulvérise la plupart de nos travestiss­ements. Nous voilà mis à nu, individuel­lement et collective­ment. En clair, nous ne pouvons plus nous rater. À titre personnel, l’hyperactif que j’étais a pris pleinement conscience d’une évidence parfaiteme­nt banale : prendre le temps de faire les choses permet de mieux les faire…

Quelles séquelles cette épidémie va-t-elle nous laisser ?

Je ne sais pas. Certains historiens avancent que presque toutes les pandémies des siècles passés ont enclenché, peu de temps après leur achèvement, des mécanismes d’amnésie collective. Il s’agissait de laisser loin derrière soi les catastroph­es et les traumatism­es qui les avaient accompagné­es. Du coup, les leçons qui auraient pu en être tirées n’ont guère été retenues, la priorité étant chaque fois de réactiver la vie d’avant d’une façon encore plus frénétique, de rattraper aussi rapidement que possible le temps perdu. Mais il se pourrait que le coronaviru­s, parce qu’il est parvenu à lui tout seul à faire bifurquer le destin planétaire, nous donne l’occasion d’échapper à cette fatalité. Après tout, lui a sans doute les moyens de changer le monde pour de bon, d’autant que nul d’entre nous ne se sentait vraiment à l’aise avec le « monde d’avant ». Ce constat n’implique toutefois pas que nous serons à l’aise dans le « monde d’après », mais il invite au moins à tenter d’aller voir ce qui s’y dessine. J’ose espérer qu’au moins les poignées de main et les bises reviendron­t vite. Nous som

mes des Latins, nous avons besoin de nous saluer avec nos corps.

Qu’avons-nous appris sur le statut de notre espèce ?

Nous savons encore mieux qu’auparavant que les grandes pandémies à venir seront des « zoonoses » – c’est-à-dire des infections virales brisant la barrière interespèc­es pour se propager de l’animal à l’homme –, dont la diffusion est favorisée par les bouleverse­ments écologique­s induits par l’activité humaine. Il est donc grand temps de prendre acte du fait que nous ne pourrons pas nous abstraire du monde à notre guise. L’humanité ne constitue nullement une bulle autonome. Faisant partie de la nature, elle ne saurait s’en émanciper radicaleme­nt. Curieux renverseme­nt, au demeurant : alors qu’encore tout récemment, certains techno-prophètes prédisaien­t notre imminente libération des soucis liés à la matérialit­é de notre corps grâce aux nouvelles technologi­es, nous voilà cruellemen­t et brutalemen­t ramenés à notre « socle biologique ».

L’homme moderne est-il psychiquem­ent armé pour affronter cette crise sanitaire mondiale ?

J’ai appris par mon ami François Jullien qu’en chinois le mot « crise » se traduit par wei-ji, qui luimême se retraduit par « danger-opportunit­é ». Peut-être est-ce en définitive la meilleure façon de nommer ce qui nous arrive. Nous devons en effet gérer des risques inédits, de différente­s natures, ce qui nous amène à nous réorganise­r sur de multiples plans. Mais ce faisant, nous faisons advenir des opportunit­és favorables, de nouvelles potentiali­tés pour l’action aussi bien que pour la réflexion, qui pourraient laisser des traces. Tout le défi consiste à les apercevoir. En serons-nous collective­ment capables ? L’avenir le dira. Prenez l’exemple de l’alpinisme, dont l’histoire est émaillée d’histoires de chutes plus ou moins dramatique­s. Certaines ont été irréversib­les, handicapan­tes ou fatales. Mais dans certains autres cas, aux issues moins définitive­s, il arrive que la chute ait une puissance destinale, qu’elle offre à la personne qui en est victime l’occasion d’un renouveau, d’une sorte de rédemption, d’un départ sur un meilleur pied. C’est le mieux que nous pouvons nous souhaiter : une bonne « catabase sotériolog­ique ».

Avez-vous l’impression d’exister davantage lorsque vous êtes en train de gravir un sommet ?

Assurément, car « rares sont ceux qui dorment en montant », comme l’écrivait Gaston Bachelard. L’ascension vers un sommet est d’abord une exploratio­n intense, un compagnonn­age singulier avec son corps pendant un temps donné. Aristote avait distingué deux façons d’exister pour les êtres vivants. Il y a d’une part la vie végétative, qui se maintient dans un échange avec le monde extérieur réglé de manière invariable, et il y a d’autre part la vie qui intègre de façon progressiv­e les expérience­s vécues. Exister vraiment, c’est en somme porter en soi une histoire de sa vie, c’est la déployer dans des variations de temporalit­é, ressentir l’angoisse ou la joie, la fatigue ou la pétulance. Bref, c’est pleinement ressentir qu’on vit. Le philosophe Henri Maldiney a écrit : « L’existence est une exclamatio­n dans le vide éclaté. » Je ne saurais mieux exprimer la puissance vitale qu’offre à mes yeux la fréquentat­ion des cimes. Quand on se trouve dans des passages délicats, on passe par des phases de grande concentrat­ion : dans ces moments-là se met en place une « présence au présent » qui est d’une très grande densité. L’esprit ne divague pas. Il devient « mince comme une main », comme dit joliment Artaud. A contrario, quand on se trouve dans des passages faciles, l’esprit peut quitter la gangue d’espace-temps où est confiné le corps, et se mettre à flotter librement dans toutes sortes d’ailleurs… En montagne, on « s’excurse » au-delà de soi.

Dans votre livre, vous évoquez la cordée, une image utilisée aussi par Emmanuel Macron…

La montagne étant un milieu qui peut être brutal, on y survit mieux à deux que seul. Il est certain que l’esprit de cordée, on aimerait le voir un peu plus dans la vallée ou en ville. Une cordée est forte et élégante quand elle procède d’une alchimie à la fois silencieus­e et efficace : les messages passent par le biais de la corde elle-même, qui se tend et se détend telle une relation entre deux personnes, sans qu’il soit impératif de parler. La corde est le lien physique qui symbolise l’engagement solidaire de deux êtres dans un même destin. Grimper ensemble, c’est être responsabl­e l’un de l’autre et réciproque­ment, sans que cette responsabi­lité puisse être précisémen­t localisée : elle est diffuse et partagée. J’aime cette idée. La cordée est l’incarnatio­n physique et spirituell­e la plus élevée – au sens propre comme au sens figuré ! – de ce que peut être une relation humaine. Il serait d’ailleurs bon qu’on s’inspire d’elle à des altitudes plus basses, mais sans forcément faire référence au concept ambigu de « premier de cordée ».

Quel est votre rapport à la mort ?

Bien sûr, je n’ai aucune idée de ce qu’est la mort. Mais je crois que la valeur de la vie, de la vie présente, s’enracine d’abord dans la connaissan­ce de sa précarité essentiell­e : tout instant vécu prend de l’éclat dès qu’il se détache du fond obscur de la mort. Je vois donc la mort comme une sorte de mur sur lequel est fixé un miroir qui m’oblige à réfléchir mon existence. Je vais mourir. Soit ! C’est donc le moment ou jamais d’aimer la vie, heureuse ou malheureus­e. De gravir, si je le peux, cette montagne au sommet enneigé, simplement parce qu’elle est là. Du moins de tenter quelque chose, de coloniser l’éphémère, si possible avec élégance. ■

“Je crois que la valeur de la vie, de la vie présente, s’enracine

d’abord dans la connaissan­ce de sa précarité essentiell­e”

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Lardreau (entretiens),
Arthaud, 160 p., 13 €.
« Psychisme ascensionn­el », d’Étienne Klein, avec Fabrice Lardreau (entretiens), Arthaud, 160 p., 13 €.
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