ADIEU, DE GAULLE
Le 9 novembre 1970 disparaissait le général de Gaulle.
Comment réagirent, dans les heures et les jours qui ont suivi sa mort, ennemis, adversaires, alliés et amis de l’ancien chef d’État français ? Un récit-enquête dont nous publions des extraits exclusifs le révèle : « Les Adieux au Général » (Robert Laffont).
LA PRESSE EST UNANIME
10 novembre, 14 heures. Si, comme aimait à le dire le Général, « la liberté est contagieuse », la tristesse l’est tout autant. À l’image du pays entier, les centraux téléphoniques sont bloqués. La France se met alors dans un étrange état de veille – de l’ordre de celle que l’on réserve traditionnellement à la famille du défunt. Les Français se cherchent les uns les autres pour commenter le drame et les appels sont trop nombreux pour être régulés. Ils expriment le même désarroi. Les images d’époque montrent une France déboussolée, les vendeurs à la criée des ChampsÉlysées déambulent sur l’avenue en hésitant à interpeler le chaland. Devant les kiosques, les Parisiens s’agglutinent et feuillettent frénétiquement les journaux.
« Le général de Gaulle est mort », titre Le Monde avant de préciser :
« C’est dans le salon de la maison, alors qu’il faisait une réussite, assis à sa table de bridge en attendant le journal télévisé de 20 heures, qu’il a été pris d’un malaise. “J’ai mal dans le dos”,
a-t-il murmuré, avant de s’effondrer dans son fauteuil, victime d’un anévrisme abdominal. » Dans Le Figaro, le dessinateur Jacques Faizant illustre la portée symbolique de l’événement. Sous les traits de Marianne, la France pleure, agenouillée contre un chêne tombé à terre. Le quotidien FranceSoir a réalisé le plus gros tirage de son
histoire. Un seul titre barre sa une ce jour-là, au-dessus d’une photo de l’ancien président : « La mort de De Gaulle ». Dans l’éditorial, en première page, Serge Maffert, le chef du service politique, écrit : « Chacun, partisan ou adversaire du Général, sent qu’il est personnellement concerné par la disparition d’un homme qui a dominé de si haut, et pendant si longtemps, notre époque. » Il conclut : « Chacun dans notre pays sent bien que quelque chose a changé, qu’en un certain sens rien, chez nous, ne sera plus comme avant. Pour de Gaulle, l’histoire s’est arrêtée. La légende commence. »
Dans les agences de presse, les communiqués des personnalités, parlementaires, maires, présidents d’associations arrivent en masse. Chacun y va de son hommage et de sa preuve de loyauté. […]
LA REINE D’ANGLETERRE A TOUJOURS EU
UN FAIBLE POUR LE GÉNÉRAL
FRANÇAIS
ELIZABETH II BOUSCULE LES TRADITIONS
Durant toute l’histoire de la Couronne, le drapeau n’avait jamais été mis en berne en souvenir d’un chef d’État étranger. C’est pourtant la demande que la reine Elizabeth formule au chef du protocole. « Il n’est même plus en fonction ! » rétorque le garant des traditions.
Elle ne fléchit pas. Londres avait été le foyer d’adoption de ce général en bataille. C’est dans un petit studio d’enregistrement de la BBC que de Gaulle était devenu le premier des Français. Elle avait déjà audacieusement imposé un tapis bleu, bleu qui sied au roi, pour les obsèques de Churchill. C’est la couleur habituellement réservée aux souverains britanniques. Il le méritait bien. Aux funérailles de Churchill, de Gaulle avait dit à la reine : « Dans ce grand drame, il fut le plus grand. » Elle avait regretté que la journée entière ne fût pas consacrée au deuil, comme pour les rois. On avait joué au football dès l’après-midi et les salles de spectacle étaient restées ouvertes.
[…] La reine a toujours eu un faible pour de Gaulle. Ils ont partagé un patriotisme farouche face à l’ennemi commun. On ne manque pas d’être intrigué par ses élans de sympathie pour ce personnage à l’anglais approximatif, bien grandiloquent pour des Britanniques. Elle aussi s’était exprimée pour la première fois à la BBC en 1940. À quatorze ans, elle s’adressait aux enfants évacués lors des bombardements : « Nous essayons de faire tout ce que nous pouvons pour aider nos valeureux marins, soldats et aviateurs, et nous essayons également de porter notre part du danger et de la tristesse de la guerre. Nous savons, chacun de nous, que tout se terminera bien. »
Après avoir consulté les documents qu’on lui a apportés, la reine convoque son ancien aide de camp Edward Fielden. Durant la guerre, il était le pilote personnel de son père et l’ami de Winston Churchill. C’est lui qui avait conduit de Gaulle de Bordeaux à Londres un certain 17 juin 1940. […] Dans l’auguste bureau de la reine, le pilote Fielden se souvient de ce vol dans un Rapid Dragon, avec le Général. « Légèrement à gauche de Rennes, nous survolions un petit bourg, Paimpont, en pleine forêt de Brocéliande, le Général silencieux depuis le départ sent son coeur se serrer. Si au-dessous brûle une partie de la forêt avec des explosions de munitions stockées, dans Paimpont, Charles de Gaulle sait qu’il y a sa vieille maman, très malade, qu’il abandonne malgré lui car il emporte en cet instant l’honneur de la France ! » Il évoque la pause risquée pour le plein de carburant sur l’île de Jersey, un lieu bien proche des nouveaux terrains d’aviation occupés par les nazis. La demi-heure de ravitaillement avait été interminable mais le Général avait retrouvé sa sérénité, profitant de cette halte pour prendre un café et des gâteaux secs. Et l’arrivée à Londres après avoir survolé l’île de Wight. La reine remercie à nouveau Fielden pour ses éminents services, comme son père avait dû le faire à l’époque. À travers sa fenêtre, on peut à présent apercevoir le drapeau mis en berne pour le général français. […]
LES COMMUNISTES SONT BIEN EMBARRASSÉS
21 heures. Place du Colonel-Fabien à Paris, siège du Parti communiste. Le Comité central commence une réunion exceptionnelle autour de la mort du Général. […] Au centre d’archives du parti, plusieurs comptes rendus de réunions sont conservés en audio, mais aucune de celle-ci. Tout juste un procès-verbal laconique. Pas de trace de grands débats ni d’oppositions farouches à l’idée de lui rendre hommage. Bien au contraire, il est décidé que L’Humanité consacrera une large part de ses pages au Général. Quant à la ligne du parti, elle se résume à l’idée de rendre les honneurs à l’homme du 18 Juin. C’est le parti pris qu’on retrouve dans de nombreux commen
taires. Hors des polémiques, loin de Mai 68, de Gaulle réapparaît à sa mort d’abord et avant tout comme le héros de la Résistance et de la Libération. Un communiqué est rédigé pour sceller l’accord : « Par ses origines, par sa formation, par ses idées, de Gaulle se rattachait aux forces sociales et politiques contre lesquelles le Parti communiste lutte. Pour nous, il servait les intérêts de la bourgeoisie […] Nous nous sommes placés en tête de l’opposition au régime autoritaire instauré par lui. […] Il reste qu’aux heures décisives de la guerre et de la Libération, le Parti communiste et le général de Gaulle se sont trouvés l’un et l’autre du côté de la France. »
Ce soir-là, au sortir de la réunion, le mot d’ordre sera respecté. Au micro de France Inter, Georges Marchais déclare : « Le général de Gaulle a associé son nom à l’un des épisodes les plus glorieux de notre histoire nationale. Au jour de sa mort, c’est ce que nous voulons retenir. » Et René Andrieu rentrera chez lui écrire son édito pour L’Humanité : « C’était un grand homme, le plus grand sans doute qui soit sorti des rangs de la bourgeoisie française à notre époque. […] L’Histoire n’oubliera pas le rôle qu’il a joué en 1940 lorsqu’il choisit la poursuite du combat. »
Il faudra attendre le lendemain de l’enterrement pour que L’Humanité
revienne à ses fondamentaux. Ses rédacteurs lui rendent un hommage bien plus sincère et sans doute plus juste en le critiquant comme ils l’ont toujours fait. Ils reconnaissent ainsi en lui l’adversaire de toujours, mais un adversaire digne de respect. Le corps mis en terre, Andrieu, dans son édito, exprime cette fois plus aisément le fond de sa pensée : « Ce qui frappe dans le destin de l’ancien chef de l’État, c’est le contraste entre les rêves de grandeur qu’il a si longtemps nourris et l’échec qui a finalement marqué son entreprise. Malgré les hommages divers qui montent aujourd’hui vers lui, rien ne peut empêcher qu’au terme de sa vie il aura eu le sentiment de la solitude et de l’impuissance. » Et la jourses Nelly Feld d’ouvrir son article sur les obsèques par une phrase sans équivoque : « Jusqu’à l’ultime instant, cet homme compliqué aura compliqué les choses. » Mais il faut croire qu’elles ne sont pas simples pour le parti non plus puisque, quelques mois plus tard, les villes communistes seront parmi les premières à donner son nom à des rues, places ou boulevards. […]
DAVID BEN GOURION ET GOLDA MEIR SE RÉCONCILIENT
23 heures. Le soleil se couche sur le désert du Néguev. Depuis sa petite maison isolée dans la vallée de Sde Boker, David Ben Gourion peut apercevoir au loin le cratère Ramon qui s’étend sur plus de 40 kilomètres. Le fondateur de l’État d’Israël s’est installé ici après avoir démissionné de
MÊME SI DE GAULLE “SERVAIT LES INTÉRÊTS DE LA BOURGEOISIE”, GEORGES MARCHAIS LUI REND HOMMAGE
fonctions de Premier ministre, en 1953, afin de mettre en pratique sa profession de foi prononcée lors de la déclaration d’indépendance : « Si nous ne nous installons pas de manière pérenne dans le désert, nous ne serons jamais pérennes à Tel-Aviv. »
Il a choisi cette vallée immense, à 150 kilomètres de Tel-Aviv. Une zone aride qu’il rêvait de transformer en verger. Elle est rattachée à un petit kibboutz où il s’est porté volontaire. […] Le lien avec de Gaulle et Colombey apparaît clairement. La nature alentour, la distance de la capitale, le côté simple des habitants et ce goût de la terre. Mais aussi la volonté rigoureuse de posséder peu, autant que de se consacrer à un idéal collectif. Et cette même passion pour un peuple aimé et grandi par ce que l’histoire a fait de lui depuis des siècles. Le parallèle paraît bien osé mais d’autres traits viennent rappeler une certaine similitude.
Dans l’un des plus beaux décors du Néguev, la maison de Ben Gourion est entourée de dunes de sable et de grottes autrefois habitées par des moines byzantins. Elle incarne la modestie. Sa bibliothèque est aussi grande que celle de La Boisserie. Tout comme pour le Général, bien que visité par des centaines de touristes chaque jour, son bureau n’est pas pensé pour les autres. Espace solitaire, exigu.
C’est probablement assis à sa table de travail, écoutant la radio comme il lui arrive souvent de le faire tard le soir, qu’il apprend la mort du général de Gaulle. Au micro, son successeur, la Première ministre Golda Meir déclare : « La mort du général de Gaulle est une grande perte. Il a été l’un des hommes politiques les plus importants de ce siècle. » La radio annonce ensuite les dernières volontés du Général. Memento mori : Ben Gourion n’a pas pu s’empêcher de penser à la manière dont il voudrait que son enterrement se déroule. Sde Boker est son Colombey israélien, un petit village au milieu d’une colline. Il y sera enterré en 1973, sans l’éloge funèbre ni les salnaliste
ves de canon qui saluent habituellement la mort d’un ancien chef d’État. À peine deux cents personnes sont autorisées à assister à l’enterrement. Comme de Gaulle, il refusera tout hommage national. Ironie de l’histoire, sa tombe est elle aussi devenue un lieu de pèlerinage. Comme La Boisserie, sa maison est désormais un musée.
À l’annonce de la mort de l’ancien chef d’État français, Ben Gourion pense certainement à la lettre qu’il lui a envoyée le matin même. Il le remercie de lui avoir fait parvenir le second tome de ses Mémoires, lui qui avait préfacé la traduction en hébreu de la première partie. Il lui écrit avoir été touché par ses mots élogieux. De Gaulle avait noté : « Voici et revoici David Ben Gourion ! D’emblée, j’ai pour ce lutteur et ce champion courageux beaucoup de sympathie et de considération. »
[…] Les souvenirs du fondateur d’Israël sont interrompus par la sonnerie du téléphone. Il se lève en sursaut, intrigué par cet appel tardif. Golda Meir est au bout du fil. La Première ministre et son prédécesseur ne se sont pas parlé depuis longtemps. […] Lors de cette conversation téléphonique inattendue entre ces vieux complices fâchés, Golda Meir demande à son mentor de représenter le gouvernement lors des obsèques. Va-t-il accepter de rendre hommage au Général alors que de Gaulle avait maintenu sa position critique vis-àvis d’Israël, malgré la longue missive, en forme de leçon d’histoire, que Ben Gourion lui avait adressée en 1967 suite à sa conférence de presse ? Le Général avait de l’admiration pour la renaissance du peuple juif sur la terre mais acceptait mal que ses conseils ne soient pas suivis. Le souvenir de leur complicité et l’affection qu’il porte à cet alter ego sont plus forts que la discorde pour Ben Gourion. Il accepte la proposition de Golda Meir. Il ira à Paris rendre hommage au dernier roi de France. Au nom de l’État qu’il a fondé, il pénétrera bien dans la seule cathédrale du monde sur la façade de laquelle on observe vingt-huit statues à l’effigie des vingt-huit rois d’Israël. […]
POUR BEN GOURION, IL FUT LE DERNIER “ROI
DE FRANCE”
JEAN-FRANÇOIS REVEL SE TAIT BRUYAMMENT
11 novembre, 18 heures. Depuis la mort du Général, le philosophe Jean-François Revel évite les programmes radiophoniques et télévisés consacrés à l’événement. De Gaulle l’a toujours exaspéré. Réécouter les mots prononcés par cet homme dont il déteste tant les écrits aurait relevé du masochisme. Il y consacre un livre entier en 1959, Le Style du Général, et analyse sur deux cents pages la correspondance et les discours improvisés. Il avait annoncé une suite afin de disséquer les propos tenus dans le privé et dénoncer l’image que le peuple français avait du défunt. De Gaulle mort, il renonce à écrire cet ouvrage. Revel considère que la doctrine du Général sur la grandeur de la France relève d’une mégalomanie et d’un narcissisme pathologique, voire de l’érotomanie. Pour lui, cette obsession gaullienne de puissance masque une angoisse de déclin et de mort. Revel ose indirectement la question : si la France n’était plus une grande puissance, serait-elle pour autant vouée à l’anéantissement ? Dans son livre, il cite la réponse gaullienne pour mieux s’en moquer : « La France est indispensable au monde. Celui-ci dépérit quand elle entre en décadence, revit quand elle se ranime. Faut-il donc s’étonner que tous les humains aient les yeux constamment fixés sur un point du globe dont dépend si directement la santé du cosmos ? »
Et encore : « La preuve de vigueur et de raison qui a été donnée par notre pays a produit dans l’univers un effet décisif […]. Le monde enfin… désire, même s’il affecte parfois le contraire, de nous voir jouer un rôle qui nous revient, parce qu’il sent que ce sera à l’avantage de tous les hommes. » Et commente, sarcastique : « Dans la logique gaullienne, le silence de l’Univers à l’endroit de la France n’est jamais la preuve de son indifférence. Et son indifférence ne serait la preuve que de son erreur, de son infidélité à lui-même. »
Revel considère que le Général tyrannise l’opinion pour asseoir sa légitimité. L’essayiste lui reproche d’avoir fait ce que lui-même reprochait à Pétain. « Avoir raison à un moment donné [le 18 juin], avec un héroïsme de génie, ne prouve nullement une compétence sans faille sur l’infinité des questions que le monde pose à ses dirigeants durant les trente années suivantes. Ce que de Gaulle refusait à Pétain, n’était-ce pas le droit de tirer du titre de vainqueur de Verdun le privilège de décider à tout jamais de l’intérêt national ? » ■